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CHAPITRE III
LA BONNE ET LA MAUVAISE CONDUITE

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8. En comparant les sens qu'il a dans différents cas et en observant ce que ces sens ont de commun, nous parvenons à déterminer la signification essentielle d'un mot. Cette signification, pour un mot qui est diversement appliqué, peut aussi être connue en comparant l'une avec l'autre celles de ses applications qui diffèrent le plus entre elles. Cherchons de cette manière ce que signifient les mots bon et mauvais.

Dans quel cas donnons-nous l'épithète de bon à un couteau, à un fusil, à une maison? Quelles circonstances d'autre part nous conduisent à traiter de mauvais un parapluie ou une paire de bottes? Les caractères attribués ici par les mots bon et mauvais ne sont pas des caractères intrinsèques; car, en dehors des besoins de l'homme, ces objets n'ont ni mérites ni démérites. Nous les appelons bons ou mauvais suivant qu'ils sont plus ou moins propres à nous permettre d'atteindre des fins déterminées. Le bon couteau est un couteau qui coupe; le bon fusil, un fusil qui porte loin et juste; la bonne maison, une maison qui procure convenablement l'abri, le confort, les commodités qu'on y cherche. Réciproquement, le mal que l'on trouve dans le parapluie ou la paire de bottes se rapporte à l'insuffisance au moins apparente de ces objets pour atteindre certaines fins, comme de nous protéger de la pluie ou de garantir efficacement nos pieds.

Il en est de même si nous passons des objets inanimés aux actions inanimées. Nous appelons mauvaise la journée où une tempête nous empêche de satisfaire quelque désir. Une bonne saison est l'expression employée lorsque le temps a favorisé la production de riches moissons.

Si, des choses et des actions où la vie ne se manifeste pas, nous passons aux êtres vivants, nous voyons encore que ces mots, dans leur application courante, se rapportent à l'utilité. Dire d'un chien d'arrêt ou d'un chien courant, d'un mouton ou d'un boeuf, qu'ils sont bons ou mauvais, s'entend, dans certains cas, de leur aptitude à atteindre certaines fins pour lesquelles les hommes les emploient, et, dans d'autres cas, de la qualité de leur chair en tant qu'elle sert à soutenir la vie humaine.

Les actions des hommes considérées comme moralement indifférentes, nous les classons aussi en bonnes ou mauvaises suivant qu'elles réussissent ou qu'elles échouent. Un saut est bon, abstraction faite d'une fin plus éloignée, lorsqu'il atteint exactement le but immédiat que l'on se propose en sautant; et au billard, un coup est bon, suivant le langage ordinaire, lorsque les mouvements sont tout à fait ce qu'ils doivent être pour le succès d'une partie. Au contraire, une promenade où l'on s'égare, une prononciation qui n'est pas distincte sont mauvaises, parce que les actes ne sont pas adaptés aux fins comme ils doivent l'être.

En constatant ainsi le sens des mots bon et mauvais quand on les emploie dans d'autres cas, nous comprendrons plus facilement leur signification quand on s'en sert pour caractériser la conduite sous son aspect moral. Ici encore, l'observation nous apprend qu'on les applique suivant que les adaptations de moyens à fins sont ou ne sont pas efficaces. Cette vérité est quelque peu déguisée. Les relations sociales sont en effet si enchevêtrées que les actions humaines affectent souvent simultanément le bien-être de l'individu, de ses descendants et de ses concitoyens. Il en résulte de la confusion dans le jugement des actions comme bonnes ou mauvaises; car des actions propres à faire atteindre des fins d'un certain ordre peuvent empêcher des fins d'un autre ordre d'être atteintes. Néanmoins, quand nous démêlons les trois ordres de fins et considérons chacune d'elles séparément, nous reconnaissons clairement que la conduite par laquelle on atteint chaque genre de fin est bonne et que celle qui nous empêche de l'atteindre est relativement mauvaise.

Prenons d'abord le premier groupe d'adaptations, celles qui servent à la conservation de la vie individuelle. En réservant l'approbation ou la désapprobation relativement au but qu'il se propose ultérieurement, on dit qu'un homme qui se bat fait une bonne défense, si sa défense est en effet de nature à assurer son salut; les jugements touchant les autres aspects de sa conduite restant les mêmes, le même homme s'attire un verdict défavorable si, en ne considérant que ses actes immédiats, on les juge inefficaces. La bonté attribuée à un homme d'affaires, comme tel, se mesure à l'activité et à la capacité avec lesquelles il sait acheter et vendre à son avantage, et ces qualités n'empêchent pas la dureté avec les subalternes, une dureté que l'on condamne. Un homme qui prête fréquemment de l'argent à un ami, lequel gaspille chaque fois ce qu'on lui a prêté, se conduit d'une manière louable à la considérer en elle-même; cependant, s'il va jusqu'à s'exposer à la ruine, il est blâmable pour avoir porté si loin le dévouement. Il en est de même des jugements exprimés à chaque instant sur les actes des personnes de notre connaissance, quand leur santé, leur bien-être est en jeu. «Vous n'auriez pas dû faire cela,» dit-on à celui qui traverse une rue encombrée de voitures. «Vous auriez dû changer d'habits,» à celui qui a pris froid à la pluie. «Vous avez bien fait de prendre un reçu.» – «Vous avez eu tort de placer votre argent sans prendre conseil.» Ce sont là des appréciations très ordinaires. Toutes ces expressions d'approbation ou de désapprobation impliquent cette affirmation tacite que, toutes choses égales d'ailleurs, la conduite est bonne ou mauvaise suivant que les actes spéciaux qui la composent, bien ou mal appropriés à des fins spéciales, peuvent conduire ou non à la fin générale de la conservation de l'individu.

Ces jugements moraux que nous portons sur les actes qui concernent l'individu sont ordinairement exprimés sans beaucoup de force, en partie parce que les inspirations de nos inclinations personnelles, généralement assez fortes, n'ont pas besoin d'être fortifiées par des considérations morales, en partie parce que les inspirations de nos inclinations sociales, moins fortes et souvent peu écoutées, en ont besoin; de là un contraste. En passant à cette seconde classe d'adaptations d'actes à des fins qui servent à l'élevage des enfants, nous ne trouvons plus aucune obscurité dans l'application qu'on leur fait des mots bon et mauvais, suivant qu'elles sont efficaces ou non. Les expressions: bien élever ou mal élever, qu'elles se rapportent à la nourriture, ou à la qualité et à la quantité des vêtements, ou aux soins que les enfants réclament à chaque instant, indiquent implicitement que l'on reconnaît, comme des fins spéciales que l'on doit atteindre, le développement des fonctions vitales, en vue d'une fin générale, la continuation de la vie et de la croissance. Une bonne mère, dira-t-on, est celle qui, tout en veillant à tous les besoins physiques de ses enfants, leur donne aussi une direction propre à leur assurer la santé mentale; un mauvais père est celui qui ne pourvoit pas aux nécessités de la vie pour sa famille, ou qui, de quelque autre manière, nuit au développement physique et mental de ses enfants. De même pour l'éducation qui leur est donnée ou préparée. On affirme qu'elle est bonne ou mauvaise (souvent il est vrai à la légère) suivant que les méthodes en sont appropriées aux besoins physiques et psychiques, de manière à assurer la vie des enfants pour le présent tout en les préparant à vivre complètement et longtemps quand ils auront grandi.

Mais l'application des mots bon et mauvais est plus énergique quand il s'agit de cette troisième division de la conduite comprenant les actes par lesquels les hommes influent les uns sur les autres. Dans la défense de leur propre vie et l'éducation de leurs enfants, les hommes, en adaptant leurs actes à des fins, peuvent si bien s'opposer à des adaptations pareilles chez les autres hommes qu'il faudra toujours imposer des bornes aux empiètements possibles; les dommages causés par ces conflits entre actions servant de part et d'autre à la conservation de l'individu sont si graves, qu'il faut ici des défenses péremptoires. De là ce fait que les qualifications de bon et mauvais sont plus spécialement appliquées chez nous aux actes qui favorisent la vie complète des autres ou qui lui font obstacle. Le mot bonté, pris séparément, suggère avant tout l'idée de la conduite d'un homme qui aide un malade à recouvrer la santé, qui fournit à des malheureux les moyens de subsister, qui défend ceux qui sont injustement attaqués dans leur personne, leur propriété, ou leur réputation, ou qui assure son concours à quiconque promet d'améliorer la condition de ses semblables. Au contraire, le mot méchanceté fait penser à la conduite d'un homme qui passe sa vie à entraver la vie des autres, soit en les maltraitant, soit en détruisant ce qui leur appartient, soit en les trompant, ou en les calomniant.

Ainsi les actes sont toujours appelés bons ou mauvais, suivant qu'ils sont bien ou mal appropriés à des fins, et toutes les inconséquences qui peuvent se rencontrer dans l'usage que nous faisons des mots viennent de l'inconséquence des fins. Mais l'étude de la conduite en général et de l'évolution de la conduite nous a préparés à concéder ces interprétations. Les raisonnements exposés plus haut font voir que la conduite à laquelle convient la qualification de bonne est la conduite relativement la plus développée, et que la qualification de mauvaise s'applique à celle qui est relativement la moins développée. Nous avons dit que l'évolution, tendant toujours à la conservation de l'individu, atteint sa limite lorsque la vie individuelle est la plus grande possible, en longueur et en largeur; nous voyons maintenant, en laissant de côté les autres fins, qu'on appelle bonne la conduite par laquelle cette conservation de soi est favorisée, et mauvaise la conduite qui tend à la destruction de l'individu. Nous avons montré aussi qu'à l'accroissement du pouvoir de conserver la vie individuelle, – qui est le fruit de l'évolution, – correspond un accroissement du pouvoir de perpétuer l'espèce par l'élevage des enfants, et que, dans cette direction, l'évolution atteint sa limite lorsque le nombre nécessaire d'enfants amenés à l'âge mûr est capable d'une vie complète en plénitude et en durée. A ce second point de vue, on dit que la conduite des parents est bonne ou mauvaise suivant qu'elle se rapproche ou s'écarte de ce résultat idéal. Le raisonnement montre encore que l'établissement d'un état social rend possible et réclame une forme de conduite telle que la vie soit complète pour chacun et les enfants de chacun, non seulement sans priver les autres du même avantage, mais encore en favorisant leur développement. Nous avons trouvé enfin que c'est là la forme de conduite que l'on regarde essentiellement comme bonne. En outre, de même que l'évolution nous a paru devenir la plus haute possible lorsque la conduite assure simultanément la plus grande somme de vie à l'individu, à ses enfants et aux autres hommes, nous voyons ici que la conduite appelée bonne se perfectionne et devient la conduite considérée comme la meilleure quand elle permet d'atteindre ces trois classes de fins dans le même temps.

9. Ces jugements sur la conduite impliquent-ils quelque postulat? Avons-nous besoin d'une hypothèse pour appeler bons les actes qui favorisent la vie de l'individu ou de ses semblables, et mauvais ceux qui tendent directement ou indirectement à la mort de celui qui les accomplit ou des autres? Oui, nous avons fait une hypothèse d'une extrême importance; une hypothèse qui est nécessaire pour toute appréciation morale.

La question à poser nettement et à résoudre avant d'aborder une discussion morale quelconque est une question très controversée de notre temps: La vie vaut-elle la peine de vivre? Adopterons-nous la théorie pessimiste? Adopterons-nous la théorie optimiste? Ou, après avoir pesé les arguments des pessimistes et ceux des optimistes, conclurons-nous que la balance est en faveur d'un optimisme mitigé?

De la réponse à cette question dépend absolument toute décision relativement à la bonté ou à la méchanceté de la conduite. Pour ceux qui regardent la vie non comme un avantage, mais comme un malheur, il faut blâmer plutôt que louer la conduite qui la prolonge; si la fin d'une existence odieuse est désirable, on doit applaudir à ce qui hâtera cette fin et condamner les actions qui favoriseraient sa durée pour l'individu ou pour les autres. D'un autre côté, ceux qui embrassent l'optimisme, ou qui, sans être tout à fait optimistes, soutiennent cependant que le bien dans cette vie l'emporte sur le mal, porteront des jugements tout opposés; d'après eux, on doit approuver une conduite qui favorise la vie de l'individu et des autres et désapprouver celle qui lui nuit ou la met en danger.

La dernière question est donc de savoir si l'évolution a été une faute, et surtout l'évolution qui perfectionne l'adaptation des actes à des fins dans les degrés ascendants de l'organisation. Si l'on soutient qu'il aurait mieux valu qu'il n'y eût pas d'êtres animés quelconques, et que plus tôt ils cesseront d'exister mieux cela vaudra, on aura un ordre déterminé de conclusions relativement à la conduite. Si l'on soutient, au contraire, que la balance est en faveur des êtres animés, bien plus, si l'on prétend que cette balance leur sera de plus en plus favorable dans l'avenir, les conclusions à tirer seront d'un ordre tout différent. Si même on alléguait que la valeur de la vie ne doit pas être appréciée par son caractère intrinsèque, mais bien par ses conséquences extrinsèques, – par certains résultats supposés au delà de cette vie, – nous arriverions à des conclusions du même ordre que dans le cas précédent, mais sous une autre forme. En effet la foi dans cette dernière hypothèse peut bien condamner un attentat volontaire à une vie misérable, mais elle ne peut pas approuver une prolongation gratuite d'une telle vie. La théorie pessimiste fait blâmer une législation qui tend à accroître la longévité, tandis que la théorie optimiste la fait hautement apprécier.

Eh bien, ces opinions irréconciliables ont-elles quelque chose de commun? Les hommes pouvant être divisés en deux écoles adverses sur cette question essentielle, il faut rechercher s'il n'y a rien que les deux théories radicalement opposées accordent l'une et l'autre. Dans la proposition optimiste, que l'on affirme tacitement lorsque l'on emploie les mots bon et mauvais avec leur sens ordinaire, et dans la proposition pessimiste qui, si elle est faite ouvertement, implique l'emploi des mêmes mots avec un sens inverse du sens ordinaire, un examen attentif ne découvre-t-il pas une autre proposition cachée sous celles-là, une proposition qu'elles renferment l'une et l'autre, et qui peut être affirmée avec plus de certitude, une proposition universellement reconnue?

10. Oui, il y a un postulat que les pessimistes et les optimistes admettent également. Leurs arguments de part et d'autre supposent comme évident de soi-même que la vie est bonne ou mauvaise suivant qu'elle apporte ou n'apporte pas un surplus de sensations agréables. Le pessimiste déclare qu'il condamne la vie parce qu'elle aboutit à plus de peine que de plaisir. L'optimiste défend la vie dans cette croyance qu'elle apporte plus de plaisir que de peine. L'un et l'autre prennent pour critérium la nature de la vie au point de vue de la sensibilité. Ils accordent que la question de savoir si la vie est une manière d'être bonne ou mauvaise revient à celle-ci: La conscience, dans ses oscillations, se maintient-elle au-dessus du point d'indifférence dans une sensation de plaisir ou tombe-t-elle au-dessous, dans la peine? Leurs théories opposées supposent également que la conduite doit tendre à la préservation de l'individu, de la famille et de la société, dans l'hypothèse seulement où la vie apporterait plus de bonheur que de misère.

La différence du point de vue ne peut changer ce verdict. Le pessimiste soutient que les maux prédominent dans la vie et l'optimiste prétend que ce sont les plaisirs; mais l'un et l'autre admettent que les peines actuelles doivent être compensées par des plaisirs futurs et qu'ainsi la vie, justifiée ou non dans ses résultats immédiats, est justifiée par ces derniers résultats. L'hypothèse impliquée dans ces deux jugements reste donc la même. On se décide encore en comparant la somme des plaisirs à celle des peines. Les uns et les autres jugent qu'il faut maudire l'existence, si, au surplus de misères actuelles, doit s'ajouter un surplus de misères dans l'avenir, et qu'il faut la bénir au contraire si, en admettant que le mal surpasse le bien aujourd'hui, on suppose que le bien l'emportera un jour sur le mal. Il faut donc reconnaître qu'en appelant bonne la conduite qui sert à la conservation de la vie, mauvaise celle qui l'arrête ou la détruit, en supposant ainsi qu'on doit bénir la vie et non la maudire, nous affirmons nécessairement que la conduite est bonne ou mauvaise selon que la somme de ses effets est agréable ou pénible.

Pour expliquer autrement le sens des mots bon et mauvais, il n'y a qu'une seule théorie possible, celle d'après laquelle les hommes auraient été créés afin d'être pour eux-mêmes des sources de misères, et seraient tenus de continuer à vivre pour que leur créateur ait la satisfaction de contempler leurs souffrances. C'est là une théorie que personne ne soutient ouvertement, et qui n'est clairement formulée nulle part; cependant il y a beaucoup d'hommes qui l'acceptent sous une forme déguisée. Les religions inférieures sont toutes pénétrées de cette croyance qu'une vie de douleur est agréable aux dieux. Ces dieux sont des ancêtres sanguinaires divinisés, et il est naturel de croire qu'ils aiment les supplices; de leur vivant, ils trouvaient leurs délices à torturer les autres êtres, et l'on suppose que c'est leur procurer les mêmes délices que les faire assister à des tortures. Ces conceptions subsistent longtemps. Il n'est pas nécessaire de rappeler les fakirs indiens qui se suspendent à des crochets de fer, ou les derviches orientaux qui se font eux-mêmes des blessures, pour montrer que, dans des sociétés déjà fort développées, on peut encore trouver des hommes regardant la douleur volontaire comme un moyen de s'assurer la faveur divine. Sans nous étendre sur les jeûnes et les mortifications, nous savons bien qu'il y a eu, et qu'il y a encore chez les chrétiens, cette croyance que le Dieu auquel Jephté, pour se le rendre propice, sacrifie sa fille, peut être rendu propice en effet par les peines que l'on s'inflige à soi-même. Cette autre idée, – conséquence de la première, – qu'on offense Dieu en se procurant du plaisir, a subsisté longtemps et conserve encore aujourd'hui beaucoup de partisans; si elle n'est pas un dogme formel, elle constitue cependant une croyance dont les effets sont assez visibles.

Sans doute, de pareilles croyances se sont affaiblies de nos jours. Le plaisir que des dieux féroces étaient supposés prendre à la vue des tortures s'est, dans une grande mesure, transformé; c'est aujourd'hui la satisfaction d'une divinité qui aimerait voir les hommes se mortifier eux-mêmes pour assurer leur bonheur futur. Il est clair que les adeptes d'une théorie si profondément modifiée ne rentrent pas dans la classe des hommes dont nous nous occupons maintenant. Bornons-nous à cette classe: supposons que le sauvage immolant des victimes à un dieu cannibale ait parmi les hommes civilisés des descendants convaincus que le genre humain est né pour souffrir et qu'il est de son devoir de continuer à vivre dans la misère pour le plus grand plaisir de son créateur: nous serons bien forcés de reconnaître que la race des adorateurs du diable n'est pas encore éteinte.

Laissons de côté les gens de cette sorte, s'il y en a; leur croyance est au-dessus ou au-dessous de tout raisonnement. Tous les autres doivent soutenir, ouvertement ou tacitement, que la raison dernière pour continuer de vivre est uniquement de goûter plus de sensations agréables que de sensations pénibles, et que cette supposition seule permet d'appeler bons ou mauvais les actes qui favorisent ou contrarient le développement de la vie.

Nous sommes ici ramenés à ces premières significations des mots bon et mauvais, que nous avions laissées pour considérer les secondes. Car, en nous rappelant que nous appelons bonnes et mauvaises les choses qui produisent immédiatement des sensations agréables et désagréables, et aussi ces sensations elles-mêmes, – un bon vin, un bon appétit, une mauvaise odeur, un mauvais mal de tête, – nous voyons que ces sens directement relatifs aux plaisirs et aux peines s'accordent avec les sens qui se rapportent indirectement aux plaisirs et aux peines. Si nous appelons bon l'état de plaisir lui-même, comme un bon rire; si nous appelons bonne la cause prochaine d'un état de plaisir, comme une bonne musique; si nous appelons bon tout agent qui de près ou de loin nous conduit à un état agréable, comme un bon magasin, un bon maître; si nous appelons bon, en le considérant en lui-même, tout acte si bien adapté à sa fin qu'il favorise la conservation de l'individu et assure ce surplus de plaisir qui rend la conservation de soi désirable; si nous appelons bon tout genre de conduite qui aide les autres à vivre, et cela dans la croyance que la vie comporte plus de bonheur que de misère: il est alors impossible de nier que, – en tenant compte de ces effets immédiats ou éloignés pour une personne quelconque, – ce qui est bon ne se confonde universellement avec ce qui procure du plaisir.

11. Diverses influences morales, théologiques et politiques conduisent les hommes à se déguiser eux-mêmes cette vérité. Dans ce cas le plus général de tous, comme en certains cas plus particuliers, les hommes sont bientôt si préoccupés des moyens d'atteindre une fin, qu'ils en viennent à prendre ces moyens pour la fin elle-même. L'argent, par exemple, qui est un moyen de pourvoir à ses besoins, un malheureux le regarde comme la seule chose que l'on doive s'efforcer de se procurer, et il ne songe pas à satisfaire ses besoins. Exactement de la même manière, la conduite jugée préférable, parce qu'elle conduit le mieux au bonheur, a fini par être regardée comme préférable en elle-même, – non seulement en tant que fin prochaine (ce qu'elle doit être), mais aussi en tant que fin dernière, – à l'exclusion de la fin dernière véritable. Cependant un examen attentif amène bien vite à reconnaître la vraie fin dernière. Le malheureux dont nous parlions, si nous le forçons à s'expliquer, est obligé de reconnaître la valeur de l'argent pour obtenir les choses désirables. De même, pour le moraliste qui regarde telle conduite comme bonne en elle-même et telle autre comme mauvaise: une fois poussé dans ses derniers retranchements, il est obligé de se rabattre sur les effets agréables ou pénibles de ces deux genres de conduite. – Pour le prouver, il suffit de remarquer qu'il nous serait impossible de les juger comme nous le faisons, si leurs effets étaient inverses.

Supposons qu'une blessure ou un coup produise une sensation agréable et entraîne à sa suite un accroissement de nos facultés d'agir ou de jouir: nous ferions-nous d'une attaque l'idée que nous en avons maintenant? Ou bien supposez qu'une mutilation volontaire, comme une amputation de la main, soit à la fois agréable en elle-même et favorable au progrès par lequel on assure son propre bien-être et celui des siens: estimerions-nous, comme à présent, qu'il faut condamner ce dommage qu'un homme peut se faire subir à lui-même? Supposez encore qu'en vidant la poche d'un homme on lui procure des émotions agréables, on aille au-devant de ses désirs: le vol serait-il mis au nombre des crimes, comme le veulent toutes les lois et le code moral? Dans ces cas extrêmes, personne ne peut nier que nous appelons certaines actions mauvaises uniquement parce qu'elles sont des causes de peine, immédiate ou éloignée, et qu'elles ne seraient pas ainsi qualifiées si elles procuraient du plaisir.

En examinant nos conceptions sous leur aspect opposé, ce fait général force lui-même notre attention avec une égale clarté. Imaginez qu'en soignant un malade on ne fasse qu'augmenter ses souffrances, que l'adoption d'un orphelin soit nécessairement pour lui une source de misères, que l'assistance donnée dans un embarras d'argent à un homme qui s'adresse à vous tourne à son désavantage, que ce soit enfin le moyen d'empêcher un homme de faire son chemin dans le monde que de lui inspirer un noble caractère: que dirions-nous de ces actes classés maintenant parmi les actes dignes d'éloges? Ne devrions-nous pas au contraire les ranger parmi ceux qu'il faut blâmer?

En employant comme pierres de touche ces formes les plus accusées de la bonne et de la mauvaise conduite, on met facilement ce point hors de doute: que nos idées de la bonté et de la méchanceté des actes viennent de la certitude ou de la probabilité avec laquelle nous les croyons capables de produire, ici ou là, des plaisirs ou des peines. Cette vérité nous apparaît avec la même clarté si nous examinons les règles des différentes écoles morales, car l'analyse nous montre que chacune de ces règles tire son autorité de cette règle suprême.

Les systèmes de morale peuvent être distingués en gros suivant qu'ils prennent pour idées cardinales: 1º le caractère de l'agent; 2º la nature de ses motifs; 3º la qualité de ses actes; et 4º leurs résultats. Chacun de ces faits peut être caractérisé comme bon ou mauvais; ceux qui n'apprécient pas un mode de conduite d'après ses effets sur le bonheur l'apprécient par la bonté ou la méchanceté supposée de l'agent, de ses motifs ou de ses actes. La perfection de l'agent est prise comme pierre de touche pour juger sa conduite. En dehors de l'agent, nous prenons son sentiment considéré comme moral, et, en dehors du sentiment, nous avons l'action considérée comme vertueuse.

Les distinctions ainsi indiquées sont aussi peu définies que les mots qui les expriment sont d'un usage invariable; mais elles correspondent cependant à des doctrines en partie différentes les unes des autres. Nous pouvons les examiner avec soin, et séparément, pour montrer que leurs critériums de la bonté sont dérivés.

12. Il est étrange qu'une notion aussi abstraite que celle de perfection ou d'un certain achèvement idéal de la nature ait jamais pu être choisie comme point de départ pour le développement d'un système de morale. Elle a été acceptée cependant d'une manière générale par Platon et avec plus de précision par Jonathan Edwards. Perfection est synonyme de bonté au plus haut degré. Définir la bonne conduite par le mot de perfection, c'est donc indirectement la définir par elle-même. Il en résulte naturellement que l'idée de perfection, comme celle de bonté, ne peut être formée que par la considération des fins.

Nous disons d'un objet inanimé, d'un outil par exemple, qu'il est imparfait quand il manque d'une partie nécessaire pour exercer une action efficace, ou lorsque quelqu'une de ses parties est conformée de manière à l'empêcher de servir de la façon la plus convenable à l'usage auquel il est destiné. On parle de la perfection d'une montre quand elle marque exactement les heures, quelque simple qu'elle soit; et on la déclare imparfaite, quelle que soit d'ailleurs la richesse de ses ornements, si elle ne marque pas bien les heures. Nous disons bien que les choses sont imparfaites quand nous y découvrons quelque défaut, même s'il ne les empêche pas de rendre de bons services; mais nous le faisons parce que ce défaut implique une fabrication inférieure, ou une usure, et par suite cette dégradation qui décèlent ordinairement dans la pratique l'impossibilité d'être vraiment utile; le plus souvent en effet l'absence d'imperfections minimes s'associe avec l'absence d'imperfections plus graves.

Appliqué aux êtres vivants, le mot perfection a le même sens. L'idée d'une forme parfaite, s'il s'agit d'un cheval de race, est dérivée par généralisation des traits qui chez les chevaux de race accompagnent habituellement la faculté d'atteindre la plus grande vitesse; l'idée de constitution parfaite pour un cheval de race se rapporte aussi à la force qui lui permet de conserver cette vitesse le plus longtemps possible. Il en est de même des hommes, à les considérer comme êtres physiques: nous n'avons d'autre critérium de la perfection que la faculté complète pour chaque organe de remplir ses fonctions particulières. Notre conception d'un équilibre parfait des parties internes et d'une parfaite proportion des parties externes se forme de cette manière; il est facile de s'en convaincre: par exemple nous reconnaissons l'imperfection d'un viscère, comme les poumons, le coeur ou le foie, à ce seul caractère qu'il est incapable de répondre entièrement aux exigences des activités organiques; de même l'idée de la grandeur insuffisante ou de la grandeur excessive d'un membre dérive d'expériences accumulées relativement à cette proportion des membres qui favorise au plus haut degré l'accomplissement des actions nécessaires.

Nous n'avons pas d'autre moyen de mesurer la perfection quand il s'agit de la nature mentale. Si l'on parle d'une imperfection de la mémoire, du jugement, du caractère, on entend par là une inaptitude à satisfaire aux besoins de la vie. Imaginer un parfait équilibre des facultés intellectuelles et des émotions, c'est imaginer entre elles cette harmonie qui assure l'entier accomplissement de tous les devoirs suivant les exigences de chaque cas.

Aussi la perfection d'un homme considéré comme agent veut dire qu'il est constitué de manière à effectuer une complète adaptation des actes aux fins de tout genre. Or, comme nous l'avons montré plus haut, la complète adaptation des actes aux fins est à la fois ce qui assure et ce qui constitue la vie à son plus haut degré de développement, aussi bien en largeur qu'en longueur. D'un autre côté, ce qui justifie tout acte destiné à accroître la vie, c'est que nous recueillons de la vie plus de bonheur que de misère. Il résulte de ces deux propositions que l'aptitude à procurer le bonheur est le dernier critérium de la perfection dans la nature humaine. Pour en être pleinement convaincu, il suffit de considérer combien serait étrange la proposition contraire. Supposez un instant que tout progrès vers la perfection implique un accroissement de misère pour l'individu, ou pour les autres, ou pour l'un et les autres à la fois; puis essayez de mettre en regard cette affirmation que le progrès vers la perfection signifie véritablement un progrès vers ce qui assure un plus grand bonheur!

13. Passons maintenant, de la théorie de ceux qui font de l'excellence de l'être leur principe, à la théorie de ceux qui prennent pour règle le caractère vertueux de l'action. Je ne fais pas allusion ici aux moralistes qui, après avoir décidé expérimentalement ou rationnellement, par induction ou par déduction, que des actes d'un certain genre ont le caractère que nous désignons par le mot vertueux, soutiennent que de pareils actes doivent être accomplis sans égard pour leurs conséquences immédiates: ceux-là sont amplement justifiés. Je parle de ceux qui s'imaginent concevoir la vertu comme une fin non dérivée d'une autre fin, et qui soutiennent que l'idée de vertu ne peut se ramener à des idées plus simples.

Il semble que telle soit la doctrine proposée par Aristote. Je dis: semble, car il s'en faut que les différents traits de cette doctrine s'accordent les uns avec les autres. Aristote reconnaissait que le bonheur est la fin suprême des efforts de l'homme, et on pourrait croire à première vue qu'il ne doit point passer pour le type de ceux qui font de la vertu la fin suprême. Cependant il se range lui-même dans cette catégorie, en cherchant à définir le bonheur par la vertu, au lieu de définir la vertu par le bonheur. L'imparfaite distinction des mots et des choses, qui caractérise généralement la philosophie grecque, en est peut-être la cause. Dans les esprits primitifs, le nom et l'objet nommé sont associés de telle sorte que l'un est regardé comme une partie de l'autre. C'est au point que le seul fait de connaître le nom d'un sauvage paraît à ce sauvage entraîner la possession d'une partie de son être et donner par suite le pouvoir de lui faire du mal à volonté. Cette croyance à une connexion réelle entre le mot et la chose se continue aux degrés inférieurs du progrès, et persiste longtemps dans cette hypothèse tacite que le sens des mots est intrinsèque. Elle pénètre dans les dialogues de Platon, et l'on peut en suivre la trace même dans les oeuvres d'Aristote: il ne serait pas facile de comprendre autrement pourquoi il aurait si imparfaitement séparé l'idée abstraite de bonheur des formes particulières du bonheur.

Tant que le divorce des mots comme symboles et des choses comme symbolisées n'est pas complet, il doit naturellement être difficile de donner aux mots abstraits une signification assez abstraite. A l'époque des premiers développements du langage, un nom ne peut être séparé, dans la pensée, de l'objet concret auquel il s'applique: cela donne à présumer que, pendant la formation successive de plus hauts degrés de noms abstraits, il a fallu résister contre la tendance d'interpréter chaque mot plus abstrait au moyen de quelques-uns des noms moins abstraits auxquels on le substituait. De là, je pense, ce fait qu'Aristote regarde le bonheur comme associé à un certain ordre d'activités humaines, plutôt qu'à tous les ordres réunis de ces activités. Au lieu d'enfermer dans le bonheur la sensation agréable liée à des actions qui constituent surtout l'être vivant, actions communes, dit-il, à l'homme et au végétal; au lieu d'y comprendre ces états mentaux que produit l'exercice de la perception externe, et qui, d'après lui, sont communs à l'homme et à l'animal en général, il les exclut de l'idée qu'il se fait du bonheur, pour y comprendre seulement les modes de conscience qui accompagnent la vie rationnelle. Il affirme que la tâche propre de l'homme «consiste dans l'exercice actif des facultés mentales conformément à la raison;» et il conclut que «le suprême bien de l'homme consiste à remplir cette tâche avec excellence ou avec vertu: par là, il arrivera au bonheur.» Il trouve une confirmation de sa théorie dans le fait qu'elle concorde avec des théories précédemment exposées. «Notre doctrine, dit-il, s'accorde exactement avec celles qui font consister le bonheur dans la vertu; car selon nous il consiste dans l'action de la vertu, c'est-à-dire non seulement dans la possession, mais encore dans la pratique.»

La croyance ainsi exprimée que la vertu peut être définie d'une autre manière que par le bonheur-autrement cela reviendrait à dire que le bonheur doit être obtenu par des actions conduisant au bonheur-se ramène à la théorie platonicienne d'un bien idéal ou absolu d'où les biens particuliers et relatifs empruntent leur caractère de bonté. Un argument analogue à celui qu'Aristote emploie contre la conception du bien proposée par Platon peut servir également contre sa propre conception de la vertu. Qu'il s'agisse du bien ou de la vertu, il ne faut pas employer le singulier, mais le pluriel: dans la classification même d'Aristote, la vertu, au singulier quand il en parlait en général, se transforme en vertus. Les vertus qu'il distingue alors doivent être ainsi nommées, grâce à quelque caractère commun, intrinsèque ou extrinsèque. Nous pouvons classer ensemble certaines choses, pour deux motifs: 1º parce qu'elles sont toutes faites de la même manière chez des êtres qui présentent d'ailleurs en eux quelque particularité, par exemple lorsque nous réunissons les animaux vertébrés parce qu'ils ont tous une colonne vertébrale; -2º à cause de quelque trait commun dans leurs relations extérieures, par exemple lorsque nous groupons, sous le nom commun d'outils, les scies, les couteaux, les marteaux, les herses, etc. Les vertus sont-elles classées comme telles à cause de quelque communauté de nature intrinsèque? Il doit alors y avoir un trait commun à retrouver dans toutes les vertus cardinales distinguées par Aristote: «le courage, la tempérance, la libéralité, la magnanimité, la magnificence, la douceur, l'amabilité ou l'amitié, la franchise, la justice.» Quel est donc le trait commun à la magnificence et à la douceur? et, si l'on peut démêler un pareil trait commun, est-ce aussi le trait qui constitue essentiellement la franchise? Notre réponse doit être négative. Les vertus ne sont donc pas classées comme telles à cause d'une communauté intrinsèque de caractère. Il faut donc qu'elles le soient à cause de quelque chose d'extrinsèque, et ce quelque chose ne peut être que le bonheur, lequel consiste, suivant Aristote, dans la pratique de ces vertus. Elles sont unies par leur relation commune à ce résultat; mais elles ne le sont point dans leur nature intérieure.

Peut-être rendrons-nous cette induction plus claire en la présentant en ces termes: Si la vertu est primordiale et indépendante, on ne peut donner aucune raison pour expliquer la correspondance qui doit exister entre la conduite vertueuse et la conduite procurant le plaisir, pleinement et dans tous ses effets, à l'auteur ou aux autres, ou à l'un et aux autres à la fois. Or, s'il n'y a pas là une correspondance nécessaire, on pourra concevoir que la conduite classée comme vertueuse soit capable de causer de la peine dans ses résultats définitifs. Pour montrer la conséquence d'une pareille conception, prenons deux vertus considérées comme des vertus par excellence chez les anciens et chez les modernes: le courage et la chasteté. Par hypothèse, nous devons donc concevoir le courage, déployé pour la défense de l'individu aussi bien que pour la défense du pays, non seulement comme entraînant des maux accidentels, mais encore comme étant une cause nécessaire de misères pour l'individu et pour l'Etat; l'absence de courage au contraire, par une conséquence légitime, amènerait le bien-être de l'individu et de la société. De même, par hypothèse, nous devons concevoir les relations sexuelles irrégulières comme directement et indirectement avantageuses: l'adultère amènerait avec lui l'harmonie domestique et l'éducation attentive des enfants; les relations conjugales, au contraire, produiraient le désaccord entre le mari et la femme en proportion de leur durée, et auraient pour résultats les souffrances, les maladies, la mort des enfants. A moins d'affirmer que le courage et la chasteté pourraient encore être regardés comme des vertus malgré cette suite de maux, il faut bien admettre que la conception de la vertu ne peut être séparée de la conception d'une conduite procurant le bonheur. Si cela est vrai de toutes les vertus, quelles que soient d'ailleurs leurs différences, c'est qu'elles doivent d'être classées comme des vertus à leur propriété de donner le bonheur.

14. En passant de ces doctrines morales, pour lesquelles la perfection de nature ou le caractère vertueux de l'action fournissent le principe de jugement, à celles qui prennent pour critérium la rectitude de l'intention, nous nous rapprochons de la théorie de l'intuition morale, et nous pouvons légitimement traiter de ces doctrines en critiquant cette théorie.

Par théorie de l'intuition, j'entends ici non pas celle qui regarde comme produits par l'hérédité ou des expériences prolongées les sentiments d'amour ou d'aversion que nous inspirent certains genres d'actes, mais bien la théorie d'après laquelle ces sentiments nous viennent de Dieu lui-même, indépendamment des résultats expérimentés par nous ou par nos ancêtres. «Il y a donc, dit Hutcheson, comme chacun peut s'en convaincre par une sérieuse attention et par la réflexion, un penchant naturel et immédiat à approuver certaines affections et certains actes qui leur répondent;» Hutcheson admettait, avec ses contemporains, la création spéciale de l'homme et de tous les autres êtres; il considérait donc «ce sens naturel d'une excellence immédiate» comme un guide d'origine surnaturelle. Il dit bien que les sentiments et les actions dont nous reconnaissons ainsi intuitivement la bonté «s'accordent tous en un caractère général, celui de tendre au bonheur des autres;» mais il est obligé d'y voir l'effet d'une harmonie préétablie. Néanmoins on peut établir que l'aptitude à procurer le bonheur, représentée ici comme un trait accidentel des actes qui obtiennent cette approbation morale innée, est réellement la pierre de touche qui révèle le caractère moral de cette approbation. Les intuitionnistes mettent leur confiance dans ces verdicts de la conscience, uniquement parce qu'ils aperçoivent, d'une manière au moins confuse, sinon distincte, que ces verdicts s'accordent avec les indications de ce critérium suprême. En voici la preuve.

Par hypothèse, on apprécie donc la gravité d'un meurtre grâce à une intuition morale que l'esprit humain doit à sa constitution originelle. D'après cette hypothèse, il ne faudrait pas admettre que ce sentiment de la culpabilité naisse, de près ni de loin, de la conscience que le meurtre implique, directement ou indirectement, une diminution du bonheur. Si vous demandez à un partisan de cette doctrine d'opposer son intuition à celle d'un Figien qui regarde le meurtre comme un acte honorable et n'a pas de repos avant d'avoir massacré quelques individus; si vous lui demandez comment on justifiera l'intuition de l'homme civilisé par opposition à celle du sauvage, il n'aura qu'un seul moyen de le faire, c'est de montrer comment, en se conformant à l'une, on arrive au bien-être, tandis que l'autre produit seulement des souffrances particulières ou générales. Demandez-lui pourquoi son sens moral, lui enseignant qu'il est mal de dérober le bien d'autrui, doit être obéi plutôt que le sens moral d'un Turcoman qui prouve combien le vol lui paraît méritoire en faisant des pèlerinages et en portant des offrandes aux tombeaux de voleurs fameux: l'intuitionniste est réduit à reconnaître que, – du moins dans des conditions comme celles où nous vivons, sinon dans celles où le Turcoman est placé, – le mépris du droit de propriété chez les autres non seulement cause une misère immédiate, mais encore implique un état social qui ne saurait comporter aucun bonheur. Demandez-lui encore de justifier le sentiment de répugnance que le mensonge lui inspire, en opposition avec le sentiment d'un Égyptien qui s'estime pour son adresse à mentir, qui croit même très beau de tromper sans autre but que le plaisir de tromper: l'intuitionniste ne le fera qu'en montrant la prospérité sociale favorisée par une entière confiance mutuelle et la désorganisation sociale liée à la défiance universelle; or ces conséquences conduisent respectivement, de toute nécessité, à des sentiments agréables ou à des sentiments désagréables.

Il faut donc bien conclure que l'intuitionniste n'ignore pas, ne peut pas ignorer que le bien et le mal dérivent en dernière analyse du plaisir et de la peine. Admettons qu'il soit guidé, et bien guidé, par les décisions de sa conscience sur le caractère des actes humains: s'il a pleine confiance dans ces décisions, c'est parce qu'il aperçoit, d'une manière vague, mais positive, qu'en s'y conformant il assure son propre bien-être et celui des autres, et qu'en les méprisant il s'expose, lui et les autres, à toutes sortes de maux. Demandez-lui d'indiquer un jugement du sens moral déclarant bon un genre d'actes qui doit entraîner un excès de peine, en tenant compte de tous ses effets, soit dans cette vie, soit, par hypothèse, dans la vie future: vous verrez qu'il est incapable d'en citer un seul. Voilà bien la preuve qu'au fond de toutes ces intuitions sur la bonté et la méchanceté des actes se cache cette hypothèse fondamentale: les actes sont bons ou mauvais suivant que la somme de leurs effets augmente le bonheur des hommes ou augmente leur misère.

15. Il est curieux de voir combien le culte rendu par les sauvages aux démons a survécu, sous divers déguisements, chez les hommes civilisés. Ce culte démoniaque a engendré l'ascétisme qui, sous différentes formes et à différents degrés, jouit d'une si grande faveur aujourd'hui encore, et exerce une influence si marquée sur des hommes, affranchis en apparence, non-seulement des superstitions primitives, mais encore des superstitions plus développées. Ces manières de comprendre la vie et la conduite, inventées par des hommes qui cherchaient, en se torturant eux-mêmes, à se rendre favorables leurs ancêtres divinisés, inspirent encore de notre temps les théories morales de beaucoup de personnes, même de personnes qui ont rompu depuis bien des années avec la théologie du passé et se croient entièrement soustraites à son influence.

Dans les écrits d'un auteur qui rejette les dogmes chrétiens aussi bien que la religion juive d'où ces dogmes procèdent, vous trouverez le récit d'une conquête, qui a coûté la vie à dix mille hommes, fait avec une sympathie toute semblable à la joie dont les livres hébraïques saluent la destruction des ennemis accomplie au nom de Dieu. D'autres fois l'éloge du despotisme se joint à des considérations sur la force d'un Etat où les volontés des esclaves ou des citoyens sont soumises aux volontés de maîtres ou de tribuns, et ce sentiment nous rappelle la vie orientale dépeinte dans les récits de la Bible. Avec ce culte de l'homme fort, avec cette facilité à justifier tout ce que la force entreprend pour satisfaire son ambition, avec cette sympathie pour une forme de société où la suprématie d'une minorité est sans limite, où la vertu du grand nombre consiste dans l'obéissance, il est tout naturel de répudier la théorie morale d'après laquelle la plus grande somme de bonheur, sous une forme ou sous une autre, est la fin de la conduite humaine; il est tout naturel d'adopter cette philosophie utilitaire désignée sous le nom méprisant de «philosophie de porc». Alors, pour montrer comment doit s'entendre la philosophie ainsi surnommée, on nous dit que ce n'est pas le bonheur, mais la béatitude qui est la véritable fin de l'homme.

Evidemment on suppose ainsi que la béatitude n'est pas un genre de bonheur. Mais cette hypothèse provoque une question: Quel mode de sentiment est-elle donc? Si c'est un état de conscience quelconque, il faut nécessairement qu'il soit pénible, indifférent ou agréable. Si la béatitude ne fait éprouver aucune émotion d'aucun genre à celui qui l'a acquise, c'est exactement comme s'il ne l'avait point acquise; et, si elle lui fait éprouver une émotion, cette émotion doit être pénible ou agréable.

Chacune de ces possibilités peut être conçue de deux manières. Le mot béatitude peut d'abord désigner un état particulier de conscience, parmi tous ceux qui se succèdent en nous: nous avons alors à chercher si cet état est agréable, indifférent ou pénible. Dans un second sens, le mot béatitude ne s'appliquerait pas à un état particulier de la conscience, mais caractériserait l'agrégat de ses états; par hypothèse, cet agrégat peut être constitué de telle sorte ou que le plaisir y prédomine, ou que la peine l'emporte, ou que les plaisirs et les peines s'y compensent exactement.

Nous allons examiner successivement ces deux interprétations possibles du mot béatitude.

«Bienheureux les miséricordieux!» – «Bienheureux les pacifiques!» – «Bienheureux celui qui a pitié du pauvre!» Ce sont là autant d'expressions que nous pouvons prendre à bon droit comme propres à faire connaître le sens du mot béatitude. Que devons-nous donc penser de celui qui est bienheureux en accomplissant un acte de miséricorde? Son état mental est-il agréable? Alors il faut abandonner l'hypothèse, car la béatitude devient une forme du bonheur. Son état est-il indifférent ou pénible? Il faut alors que l'homme bienheureux dont on parle soit assez exempt de sympathie pour que le fait de soulager la peine d'un autre, ou de l'affranchir de la crainte de la peine, le laisse absolument froid ou même lui cause une émotion désagréable. De même, si un homme, bienheureux pour avoir rétabli la paix, n'en ressent aucune joie comme récompense, c'est que la vue des hommes s'attaquant injustement les uns les autres ne l'afflige pas du tout, ou lui cause même un plaisir qui se change en peine lorsqu'il prévient ces injustices. De même encore, appeler bienheureux celui qui «a compassion du pauvre», si ce n'est pas lui attribuer un sentiment agréable, c'est dire que sa compassion pour le pauvre ne lui procure aucun sentiment ou lui fait éprouver un sentiment désagréable. Si donc la béatitude est un mode particulier de conscience d'une durée déterminée produit à la suite de tout genre d'actions bienfaisantes, ceux qui refusent d'y voir un plaisir ou un élément de bonheur avouent eux-mêmes que le bien-être des autres ou ne les émeut en aucune manière, ou leur déplaît.

Dans un autre sens, la béatitude, comme nous l'avons dit, consiste dans la totalité des sentiments éprouvés durant sa vie par l'homme occupé des actes que ce mot désigne. On peut faire alors trois hypothèses: excès de plaisir, excès de peine, ou égalité de l'un et de l'autre. Si les états agréables l'emportent, la vie bienheureuse ne se distingue plus d'une autre vie agréable que par la quantité relative ou la qualité des plaisirs; c'est une vie qui a pour fin un bonheur d'un certain genre et d'un certain degré: il faut alors renoncer à soutenir que la béatitude n'est pas une forme du bonheur. Si au contraire, dans la vie bienheureuse, les plaisirs et les peines s'équilibrent exactement et produisent ainsi comme résultante un état d'indifférence, ou si la somme des peines l'emporte sur celle des plaisirs, cette vie possède le caractère que les pessimistes attribuent à la vie en général et pour lequel ils la maudissent. L'anéantissement, disent-ils, est préférable. En effet, si l'indifférence est le terme de la vie bienheureuse, l'anéantissement fait atteindre ce but une fois pour toutes; et, si un excès de maux est le seul résultat de cette forme la plus haute de la vie, de la vie bénie, c'est assurément une raison de plus pour souhaiter la fin de toute existence en général.

On nous opposera peut-être cette réponse: Supposez agréable l'état particulier de conscience accompagnant la conduite appelée bienheureuse; on peut soutenir que la pratique de cette conduite et la recherche du plaisir qui s'y attache entraînent cependant, par l'abnégation de soi-même, par la persistance de l'effort et peut-être par quelque douleur physique qui en est la suite, une souffrance supérieure à ce plaisir même. On affirmerait, malgré cela, que la béatitude, ainsi caractérisée par l'excès d'un ensemble de peines sur un ensemble de plaisirs, doit être poursuivie comme une fin préférable au bonheur qui consiste dans un excès des plaisirs sur les peines.

Cette conception de la béatitude peut se défendre, s'il s'agit d'un seul individu ou de quelques-uns; mais elle devient insoutenable dès qu'on l'étend à tous les hommes. Pour le comprendre, il suffit de chercher la raison qui fait supporter ces peines supérieures aux plaisirs. Si la béatitude est un état idéal offert également à tous les hommes, si les sacrifices que chacun s'impose dans la poursuite de cet idéal ont pour but d'aider les autres à atteindre le même idéal, il en résulte que chacun doit parvenir à cet état de béatitude, rempli d'ailleurs de peines, pour permettre aux autres d'arriver aussi à cet état à la fois bienheureux et pénible: la conscience bienheureuse se formerait donc par la contemplation de la conscience de tous dans une condition de souffrance. Peut-on admettre cette conséquence? Évidemment non. Mais, en rejetant une pareille théorie, on accorde implicitement que si l'homme accepte la souffrance dans l'accomplissement des actes constituant la vie appelée bienheureuse, ce n'est pas avec l'intention d'imposer aux autres les peines de la béatitude, mais bien pour leur procurer des plaisirs. Par suite le plaisir, sous une forme ou une autre, est tacitement reconnu comme la fin suprême.

En résumé, la condition nécessaire à l'existence de la béatitude est un accroissement de bonheur, positif ou négatif, dans une conscience ou dans une autre. Elle n'a plus aucun sens si les actions dites bénies peuvent être présentées comme une cause de diminution de bonheur aussi bien pour les autres que pour celui qui les accomplit.

16. Pour achever de rendre claire l'argumentation exposée dans ce chapitre, nous allons en rappeler les différentes parties.

Ce qu'on a étudié, dans le chapitre précédent, comme la conduite parvenue au dernier degré de l'évolution, reparaît dans celui-ci sous le nom de bonne conduite. Le but idéal que nous avons d'abord dû assigner à l'évolution naturelle de la conduite nous donne maintenant la règle idéale de la conduite considérée au point de vue moral.

Les actes adaptés à des fins, qui constituent à tous les instants la vie manifestée au dehors sont de mieux en mieux adaptés à leurs fins, à mesure que l'évolution fait des progrès; ils finissent par rendre complète, en longueur et en largeur, la vie de chaque individu, en même temps qu'ils contribuent efficacement à l'élevage des jeunes. Puis, ce double résultat est atteint sans empêcher les autres individus d'y parvenir aussi, et même de manière à les y aider. Ici, on affirme sous ces trois aspects la bonté de cette conduite. Toutes choses égales d'ailleurs, nous appelons bons les actes bien appropriés à notre conservation; bons, les actes bien appropriés à l'éducation d'enfants capables d'une vie complète; bons, les actes qui favorisent le développement de la vie de nos semblables.

Juger bonne la conduite qui favorise pour l'individu et pour ses semblables le développement de la vie, c'est admettre que l'existence de l'être animé est désirable. Un pessimiste ne peut, sans se contredire, appeler bonne une conduite qui sert à assurer la vie: pour l'appeler ainsi, il devrait en effet, sous une forme ou sous une autre, adopter l'optimisme. Nous avons vu toutefois que les pessimistes et les optimistes s'accordent au moins sur ce postulat: que la vie est digne d'être bénie ou maudite suivant que la résultante en est agréable ou pénible pour la conscience. Puisque les pessimistes, déclarés ou secrets, et les optimistes de toutes sortes constituent, pris ensemble, l'humanité tout entière, il en résulte que ce postulat est universellement accepté. D'où il suit que, si nous pouvons appeler bonne la conduite favorable au développement de la vie, nous le pouvons à la condition seulement de sous-entendre qu'elle procure en définitive plus de plaisirs que de peines.

Cette vérité-que la conduite est jugée bonne ou mauvaise suivant que la somme de ses effets, pour l'individu, pour les autres, ou pour l'un et les autres à la fois, est agréable ou pénible, – un examen attentif nous a montré qu'elle était impliquée dans tous les jugements ordinaires sur la conduite: la preuve en est qu'en renversant l'emploi des mots on arrive à des absurdités. Nous avons constaté en outre que toutes les autres règles de conduite que l'on a pu imaginer tirent leur autorité de ce principe. Qu'on prenne comme terme de nos efforts la perfection, la vertu des actes, ou la droiture du motif, peu importe: pour définir la perfection, la vertu ou la droiture, il faut toujours revenir, comme idée fondamentale, au bonheur éprouvé sous une forme ou sous une autre, à un moment ou à un autre, par une personne ou par une autre. On ne peut pas davantage se faire de la béatitude une idée intelligible, sans la concevoir comme impliquant une tendance de la conscience, individuelle ou générale, à un plus haut degré de bonheur, soit par la diminution des peines, soit par l'accroissement des plaisirs.

Ceux mêmes qui jugent la conduite au point de vue religieux plutôt qu'au point de vue moral ne pensent pas autrement. Les hommes qui cherchent à se rendre Dieu propice, soit en s'infligeant des peines à eux-mêmes, soit en se privant de plaisirs pour éviter de l'offenser, agissent ainsi pour échapper à des peines futures plus grandes, ou obtenir à la fin de plus grands plaisirs. Si, par des souffrances positives ou négatives en cette vie, ils s'attendaient à augmenter plus tard leurs souffrances, ils ne se conduiraient pas comme ils le font. Ce qu'ils appellent leur devoir, ils cesseraient de le regarder comme tel si son accomplissement leur promettait un malheur éternel au lieu d'un éternel bonheur. Bien plus, s'il y a des gens capables de croire les hommes créés pour être malheureux, et obligés de continuer une vie misérable pour la seule satisfaction de celui qui les a créés, de pareils croyants sont obligés eux-mêmes de suivre la même règle dans leurs jugements; car le plaisir de leur dieu diabolique est la fin qu'ils doivent se proposer.

Aucune école ne peut donc éviter de prendre pour dernier terme de l'effort moral un état désirable de sentiment, quelque nom d'ailleurs qu'on lui donne: récompense, jouissance ou bonheur. Le plaisir, de quelque nature qu'il soit, à quelque moment que ce soit, et pour n'importe quel être ou quels êtres, voilà l'élément essentiel de toute conception de moralité. C'est une forme aussi nécessaire de l'intuition morale que l'espace est une forme nécessaire de l'intuition intellectuelle.

Les bases de la morale évolutionniste

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