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CHAPITRE IV
DES MANIÈRES DE JUGER LA CONDUITE
Оглавление17. Le développement de l'idée de causation suppose le développement d'un si grand nombre d'autres idées qu'il est la mesure la plus exacte du progrès intellectuel. Avant de se frayer une route, il faut que la pensée et le langage soient assez avancés déjà pour concevoir et exprimer les propriétés ou les attributs des objets, indépendamment des objets eux-mêmes: il n'en est pas encore ainsi aux degrés inférieurs de l'intelligence humaine. De plus, pour acquérir même la plus simple notion de cause, il faut d'abord avoir groupé un grand nombre de cas semblables dans une généralisation unique; et, à mesure que nous nous élevons, des idées de causes de plus en plus hautes supposent des idées générales de plus en plus larges. Ensuite, comme il faut avoir réuni dans son esprit des causes concrètes de divers genres avant de pouvoir en faire sortir la notion générale de cause conçue comme distincte des causes particulières, cette opération suppose un nouveau progrès de la faculté d'abstraire. Tout ce travail implique en même temps la reconnaissance de relations constantes entre les phénomènes, et cette reconnaissance fait naître des idées d'uniformité de séquence et de coexistence, l'idée d'une loi naturelle. Pour que ces progrès soient possibles et sûrs, il faut que l'usage des mesures donne une forme nettement définie aux perceptions et aux pensées qui en résultent; cet usage familiarise l'esprit avec les notions d'exacte correspondance, de vérité, de certitude. Enfin la causation n'est conçue comme nécessaire et universelle que lorsque la science, en se développant, a rassemblé des exemples de relations quantitatives, prévues et vérifiées, entre une foule toujours plus grande de phénomènes. Aussi, bien que toutes ces conceptions cardinales s'aident l'une l'autre dans leurs progrès respectifs, le développement de l'idée de causation dépend d'une manière plus spéciale du développement de toutes les autres: il est donc la meilleure mesure du développement intellectuel en général.
Cette idée de la causation, par suite de sa dépendance même, se développe avec une extrême lenteur: un exemple suffit pour le rendre évident. On s'étonne d'entendre un sauvage, tombé dans un précipice, attribuer sa chute à la méchanceté de quelque diable; on sourit de l'idée toute semblable de cet ancien Grec, dont une déesse, disait-il, avait sauvé la vie en délaçant la courroie du casque par lequel son ennemi le traînait déjà. Mais tous les jours, sans manifester d'étonnement, nous entendons dire, aux uns qu'ils ont été sauvés d'un naufrage «par une intervention divine», aux autres qu'ils ont «providentiellement» manqué un train qui a déraillé un peu plus loin, ou qu'ils ont échappé «par miracle» à la chute d'une cheminée.
Ces gens-là ne reconnaissent pas plus, en pareils cas, la causation physique que les sauvages ou les hommes à demi civilisés. Le Veddah, qui se reproche, quand sa flèche a manqué un gibier, d'avoir mal fait son invocation à l'esprit d'un ancêtre, et le prêtre chrétien, qui prie pour un malade dans l'espérance de voir le cours de la maladie suspendu, ces deux hommes ne diffèrent qu'au point de vue de l'agent dont ils attendent une assistance surnaturelle, auquel ils demandent de changer l'ordre des phénomènes; mais, l'un et l'autre, ils méconnaissent également les relations nécessaires des causes et des effets.
On trouve des exemples de ce manque de foi dans la causation même chez ceux dont l'éducation a été le plus propre à développer cette foi, même chez des hommes de science. Alors que, depuis une génération déjà, les savants admettent tous la théorie des actions lentes en géologie, ils sont restés en biologie partisans de la théorie des cataclysmes; dans la genèse de la croûte terrestre, ils n'admettent que des actions naturelles, et ils attribuent à des actions surnaturelles la genèse des organismes à la surface de la terre. Bien plus, parmi les naturalistes convaincus que les êtres vivants en général se sont développés sous l'action et la réaction de forces partout agissantes, il en est qui font une exception pour l'homme; ou bien, s'ils admettent que le corps humain a été soumis à l'évolution comme celui des autres animaux, ils soutiennent que son esprit n'est pas le résultat de cette évolution et qu'il a été l'objet d'une création spéciale.
Si la causation universelle et nécessaire commence aujourd'hui seulement à être pleinement acceptée par ceux dont les travaux la rendent chaque jour plus claire, il faut s'attendre à la voir en général très imparfaitement reconnue par les autres hommes, par ceux dont la culture n'a pas été dirigée de manière à imprimer cette notion dans leur esprit; il faut surtout s'attendre à la leur voir reconnaître bien moins encore dans ces classes de phénomènes où la complexité des faits rend la causation bien plus difficile à suivre qu'autre part: les phénomènes psychiques, sociaux et moraux.
Pourquoi ces réflexions, qui semblent si peu à leur place dans ce livre? Le voici. En étudiant les divers systèmes de morale, je suis très frappé de reconnaître qu'ils se caractérisent tous, soit par l'absence complète de l'idée de causation, soit par une application insuffisante de cette idée. Théologiques, politiques, intuitionnistes ou utilitaires, ils ont tous, sinon au même degré, chacun du moins dans une large mesure, les défauts qui résultent de cette lacune. – Nous allons les étudier dans l'ordre où nous venons de les énumérer.
18. L'école morale que l'on doit considérer comme représentant aujourd'hui encore la doctrine la plus ancienne, c'est l'école qui ne reconnaît d'autre règle de conduite que la prétendue volonté de Dieu. Elle prend naissance chez les sauvages, dont le seul frein, après la peur de leurs semblables, est la crainte que leur inspire l'esprit de quelque ancêtre: pour eux la notion d'un devoir moral, distincte de la notion de prudence sociale, est l'effet de cette crainte. La doctrine morale et la doctrine religieuse sont encore réunies et ne diffèrent à aucun degré.
Cette forme primitive de la doctrine morale, – modifiée seulement par la suppression d'une infinité d'agents surnaturels de second ordre et le développement d'un agent surnaturel unique, – subsiste avec beaucoup de force même de notre temps. Les symboles religieux, orthodoxes ou non, donnent tous un corps à cette croyance que le bien et le mal sont déterminés exclusivement par un ordre de Dieu. Cette supposition tacite a passé des systèmes théologiques aux systèmes de morale; ou plutôt disons que les systèmes de morale, encore peu distincts des systèmes théologiques qui les accompagnaient aux premières phases de leur développement, ont participé à cette hypothèse. Nous la trouvons dans les oeuvres des stoïciens comme dans les livres de certains moralistes chrétiens.
Parmi les derniers, je citerai les Essais sur les principes de la moralité de Jonathan Dymond, un quaker qui fait de «l'autorité divine» le seul fondement du devoir, et de sa volonté révélée le seul principe suprême de la distinction du bien et du mal. Cette théorie n'est pas admise seulement par des écrivains d'une secte aussi peu philosophique. Elle l'est aussi par des écrivains de sectes toutes différentes. Ils affirment que, si l'on ne croit pas en Dieu, l'on n'a plus de guide moral: cela revient à dire que les vérités de l'ordre moral n'ont d'autre origine que la volonté de Dieu, qu'elle soit d'ailleurs révélée dans des livres sacrés ou dans la conscience.
Quand on l'examine de près, on voit bientôt que cette doctrine conduit à la négation de la morale. En effet, dans l'hypothèse où la distinction du bien et du mal n'aurait d'autre fondement que la volonté de Dieu, révélée ou connue intuitivement, les actes que nous jugeons mauvais ne pourraient être jugés tels, si nous ne connaissions pas cette volonté de Dieu dont on parle. Or, si les hommes ne savaient pas que de tels actes sont mauvais comme contraires à la volonté de Dieu, ils ne se rendraient pas coupables de désobéissance en les commettant; et, s'ils n'avaient pas d'autre raison de les trouver mauvais, ils pourraient alors les commettre indifféremment comme les actes que nous jugeons aujourd'hui vertueux: le résultat, en pratique, serait le même de toutes manières. Tant qu'il s'agit de questions temporelles, il n'y aurait aucune différence entre ces deux sortes d'actes. En effet, dire que, dans les affaires de la vie, on s'expose à quelque mal en continuant de faire les actes appelés mauvais, en cessant d'accomplir les actes appelés bons, ce serait avouer que ces actes produisent par eux-mêmes certaines conséquences fâcheuses ou utiles, c'est-à-dire reconnaître une autre source des règles morales que la volonté divine révélée ou supposée, et admettre qu'elles peuvent être établies par une induction fondée sur l'observation des conséquences de ces actes.
Je ne vois aucun moyen d'échapper à cette conclusion. Il faut admettre ou nier que les actes appelés bons et les actes appelés mauvais conduisent naturellement, les uns au bien-être, les autres au malheur. L'admet-on? On reconnaît alors que l'expérience suffit pour apprécier la valeur de la conduite, et l'on doit, par suite, renoncer à la doctrine qui place l'origine des jugements moraux dans les seuls ordres de Dieu. Nie-t-on, au contraire, que les actes classés comme bons ou mauvais diffèrent par leurs effets? On affirme alors tacitement que les affaires humaines iraient tout aussi bien si l'on ignorait cette distinction, et la prétendue nécessité des commandements de Dieu s'évanouit.
Nous sentons ici combien manque la notion de cause. Admettre que telles ou telles actions sont rendues respectivement bonnes ou mauvaises par une simple injonction de la divinité cela revient à croire que telles ou telles actions n'ont pas dans la nature des choses tels ou tels genres d'effets. C'est la preuve que l'on n'a pas conscience de la causation ou qu'on l'ignore entièrement.
19. A la suite de Platon et d'Aristote, qui font des lois de l'Etat les sources du bien et du mal, à la suite de Hobbes, d'après lequel il n'y a ni justice ni injustice jusqu'à ce qu'un pouvoir coercitif soit régulièrement constitué pour édicter et sanctionner des commandements, un grand nombre de penseurs modernes soutiennent que la loi seule est le principe de la distinction du bien et du mal dans la conduite. Cette doctrine implique que l'obligation morale a sa source dans les actes d'un Parlement et peut être changée dans un sens ou dans l'autre par les majorités. Ses partisans tournent en ridicule l'hypothèse des droits naturels de l'homme et prétendent que les droits sont exclusivement le résultat d'une convention: par une conséquence rigoureuse, les devoirs eux-mêmes ne peuvent pas être autre chose. Avant de rechercher si cette théorie s'accorde avec des vérités établies ailleurs, voyons jusqu'à quel point elle est conséquente avec elle-même.
Après avoir soutenu que les droits et les devoirs dérivent d'arrangements sociaux, Hobbes continue en ces termes:
«Si aucun contrat n'a précédé, aucun droit n'a été transféré, et tout homme a droit à toute chose; par conséquent, aucune action ne peut être injuste. Mais, s'il y a un contrat, alors il est injuste de le rompre, et la seule définition de l'injustice est de dire qu'elle est le fait de ne pas se conformer au contrat. Tout ce qui n'est pas injuste est juste… Il faut donc, avant de pouvoir employer les mots de juste et d'injuste, qu'il y ait une puissance coercitive, pour contraindre également tous les hommes à observer leurs contrats, par la crainte de quelque châtiment plus sensible que le profit à espérer de la violation de ces contrats 2.»
Dans ce passage, les propositions essentielles sont celles-ci: la justice consiste dans l'observation d'un contrat; l'observation d'un contrat implique un pouvoir qui l'impose: «il ne peut y avoir de place pour le juste et l'injuste,» à moins que les hommes ne soient contraints à observer leurs contrats. Mais cela revient à dire que les hommes ne peuvent observer leurs contrats sans y être forcés. Accordons que la justice consiste dans l'observation d'un contrat. Supposons maintenant qu'il soit observé volontairement: c'est un acte de justice. En pareil cas, cependant, c'est un acte de justice accompli sans aucune contrainte: ce qui est contraire à l'hypothèse. On ne conçoit qu'une seule réplique, c'est que l'observation volontaire d'un contrat est impossible: n'est-ce pas une absurdité? Faites cette réplique et vous pourrez alors défendre la doctrine qui fonde la distinction du bien et du mal sur l'établissement d'une souveraineté. Refusez de la faire, et cette doctrine est renversée.
Des inconséquences du système considéré en lui-même, passons à ses inconséquences extérieures. Hobbes cherche à justifier sa théorie d'une autorité civile absolue, prise comme source des règles de conduite, par les maux résultant de la guerre chronique d'homme à homme qui devait exister en l'absence de toute société; suivant lui, la vie est meilleure sous n'importe quel gouvernement que dans l'état de nature. Admettez, si vous voulez, avec cette théorie toute gratuite, que les hommes ont sacrifié leurs libertés à un pouvoir absolu quelconque, dans l'espoir de voir leur bien-être s'accroître; ou croyez, avec la théorie rationnelle, fondée sur une induction, qu'un état de subordination politique s'est établi par degrés, grâce à l'expérience de l'accroissement de bien-être qui en résultait: dans un système comme dans l'autre, il est également évident que les actes de pouvoir absolu n'ont de valeur et d'autorité qu'autant qu'ils servent à la fin pour laquelle on l'a établi. Les nécessités qui ont fait créer le gouvernement lui prescrivent elles-mêmes ce qu'il doit faire. Si ses actes ne répondent pas à ces nécessités, ils perdent toute valeur. En vertu de l'hypothèse même, l'autorité de la loi est une autorité dérivée, et ne peut jamais s'élever au-dessus des principes dont elle dérive. Si la fin suprême est le bien général, ou le bien-être, ou l'utilité, et si les ordres du gouvernement se justifient comme autant de moyens d'arriver à cette fin suprême, alors ces ordres tirent toute leur autorité de la valeur qu'ils ont par rapport à cette fin. S'ils sont justes, c'est uniquement comme expression de l'autorité primordiale, et ils sont mauvais quand ils ne la représentent pas. C'est dire que la loi ne peut rendre la conduite bonne ou mauvaise; ces caractères sont déterminés en définitive par ses effets, suivant qu'elle favorise ou ne favorise pas le développement des citoyens.
Les inconséquences des théories de Hobbes et de ses disciples deviennent encore plus manifestes, quand on passe des abstractions à la réalité concrète. Ces philosophes reconnaissent, comme tout le monde, que, si la sécurité n'est pas suffisante pour que chacun se livre sans crainte à ses affaires, il n'y a ni bonheur, ni prospérité, soit pour l'individu soit pour l'ensemble des citoyens; ils admettent qu'il faut prendre des mesures pour prévenir les meurtres, les agressions de toutes sortes, etc., et ils prétendent que tel ou tel système pénal est le meilleur moyen d'arriver à ce résultat. Ils soutiennent ainsi, pour les maux comme pour les remèdes, que telles et telles causes, en vertu de la nature des choses, produisent tels ou tels effets. Ils déclarent certaine à priori cette vérité que les hommes ne chercheront pas à amasser du bien s'ils ne peuvent compter avec beaucoup de vraisemblance en retirer des avantages; que, par suite, – dans un pays où le vol ne serait pas puni ou dans lequel un maître rapace s'emparerait de tout ce que ses sujets ne pourraient cacher, – la production dépasserait à peine le niveau des consommations immédiates, et qu'il n'y aurait nécessairement aucune accumulation de capitaux, comme il en faut pour tout développement social et pour l'accroissement du bien-être. Comment n'aperçoivent-ils pas, en raisonnant ainsi, l'affirmation qu'ils acceptent implicitement? A savoir qu'il est indispensable de déduire les règles relatives à la conduite des conditions nécessaires au complet développement de la vie dans l'état social. Ils déclarent donc, sans s'en douter, que l'autorité de la loi est dérivée et non primitive.
Un partisan de cette doctrine dira peut-être qu'il faut distinguer un certain nombre d'obligations morales comme autant de règles cardinales ayant une base plus profonde que la législation, et que celle-ci ne crée pas, mais se borne à confirmer. Si, après un tel aveu, il continuait à réclamer, pour de moindres droits seulement et de moindres devoirs, une origine législative, nous devrions en conclure que certaines manières d'agir tendent, d'après la nature des choses, à produire certains genres d'effets, mais qu'en même temps certaines autres manières d'agir ne tendent pas, d'après la nature des choses, à produire certains genres d'effets. Les premières auraient naturellement de bonnes ou de mauvaises conséquences; mais on pourrait le nier des secondes. Il faut accepter cette distinction, pour avoir le droit de prétendre que les actes de la dernière classe doivent à la loi leur caractère moral; en effet, si ces actes ont quelque tendance intrinsèque à produire des effets fâcheux ou avantageux, c'est cette tendance qui les fait commander ou interdire par la loi. Dire que c'est ce commandement ou cette interdiction qui les rend bons ou mauvais, c'est déclarer qu'ils n'ont en eux-mêmes aucune tendance à produire des effets avantageux ou funestes.
Ici encore, nous sommes donc en face d'une doctrine où la conscience de la causation fait défaut. Une conscience parfaite de la causation oblige à croire que dans la société, tous les actes, du plus sérieux au plus simple, produisent des conséquences qui, en dehors de l'action légale, contribuent à différents degrés au bien-être ou au malaise général. Si les meurtres causent un dommage à la société, que la loi d'ailleurs les défende ou non; si l'appropriation violente de ce qu'un autre a gagné est une source de maux privés et publics, qu'elle soit du reste contraire ou non aux édits d'un maître; si la violation d'un contrat, si la fraude et la falsification sont des maux pour une communauté en proportion de leur fréquence, lors même qu'elles ne seraient pas frappées de prohibitions légales, n'est-il pas manifeste qu'il en est de même pour tous les détails de la conduite humaine? N'est-il pas vrai que, si la législation prescrit certains actes qui ont naturellement de bons effets et en défend d'autres qui ont naturellement des effets funestes, ces actes ne tiennent pas de la législation leurs caractères, mais que la législation emprunte au contraire son autorité aux effets naturels de ces actes? Ne pas le reconnaître, c'est nier la causation naturelle.
20. Il n'en est pas autrement des purs intuitionnistes qui déclarent les perceptions morales innées dans l'intelligence primitive. D'après eux, c'est Dieu qui a doué les hommes de facultés morales, et ils refusent d'admettre qu'elles résultent de modifications héréditaires produites par des expériences accumulées.
Affirmer que l'homme reconnaît certaines choses comme moralement bonnes, d'autres comme moralement mauvaises, en vertu d'une conscience qui lui vient d'en haut, et par suite affirmer implicitement qu'il ne pourrait discerner autrement le bien du mal, c'est nier tacitement toute relation naturelle entre les actes et leurs résultats. En effet, s'il y a des relations de ce genre, on peut les découvrir, par induction ou par déduction, ou des deux manières à la fois. S'il était admis que, grâce à ces relations naturelles, le bonheur est produit par un genre de conduite qui doit être approuvé pour cette raison, tandis que le malheur est produit par un autre genre de conduite qui doit être pour cette raison condamné, on admettrait en même temps que la bonté ou la culpabilité des actions peut être déterminée, et doit être finalement déterminée, par le caractère des effets bons ou mauvais qui en découlent: ce qui est contraire à l'hypothèse.
On pourrait répondre, il est vrai, que cette école ignore de parti pris les résultats; elle enseigne que les actes reconnus bons par l'intuition morale doivent être accomplis sans s'inquiéter de leurs conséquences. Mais il est facile de voir qu'il s'agit seulement des conséquences particulières et non des conséquences générales. Par exemple, lorsqu'on dit qu'un objet perdu doit être restitué par celui qui l'a trouvé sans considérer le mal qui en résulte pour lui, – en faisant cette restitution, il s'enlève peut-être le moyen de ne pas périr de faim, – on entend que, dans l'observation du principe, il ne faut pas considérer les conséquences immédiates et spéciales; on ne parle pas des conséquences générales et éloignées. Cette théorie, tout en s'interdisant de reconnaître ouvertement une causation, la reconnaît donc sans l'avouer.
De là un trait sur lequel j'attire l'attention du lecteur. L'idée d'une causation naturelle est si imparfaitement développée que nous avons seulement une conscience indistincte de ce fait que les relations de causes et d'effets gouvernent l'ensemble de la conduite humaine, et que toutes les règles morales dérivent d'elles en définitive, bien que beaucoup de ces règles puissent être immédiatement dérivées d'intuitions morales.
21. Chose étrange, l'école utilitaire, qui, à première vue, paraît se distinguer des autres par la croyance à la causation naturelle, est elle-même, sinon aussi loin, du moins très loin encore de la reconnaître complètement.
Suivant sa théorie, la conduite doit être estimée d'après les résultats observés. Lorsque, dans des cas assez nombreux, on a constaté que telle manière d'agir produisait le bien, tandis que telle autre produisait le mal, on doit respectivement juger bonne ou mauvaise l'une et l'autre de ces deux manières d'agir. Eh bien, si l'affirmation de cette vérité, que les règles morales ont pour origine des causes naturelles, paraît contenue dans cette théorie, cette affirmation n'est encore que partielle. Ce qu'on y trouve en effet, c'est que nous avons à établir par induction que tels dommages ou tels avantages suivent tels ou tels actes et à induire que de pareilles relations subsisteront dans l'avenir. Mais accepter ces généralisations et les conclusions qu'on en tire, cela n'équivaut pas à la reconnaissance de la causation dans toute la force du terme. Tant que l'on se contente de reconnaître quelque relation entre une cause et un effet dans la conduite, au lieu de reconnaître la relation, on n'a pas encore donné à la connaissance sa forme définitivement scientifique. Jusqu'à présent, les utilitaires ne tiennent pas compte de cette distinction, même lorsqu'elle leur est signalée; ils ne comprennent pas que l'utilitarisme empirique est seulement une forme de transition qu'il faut dépasser pour arriver à l'utilitarisme rationnel.
Dans une lettre adressée, il y a seize ans environ, à M. Mill, et où je repoussais le nom d'anti-utilitaire qu'il m'avait appliqué (cette lettre a été publiée depuis dans le livre de M. Bain mental and moral Science), j'ai essayé d'éclaircir la différence que je viens de signaler. Voici quelques passages de cette lettre:
L'idée que je défends c'est que la morale proprement dite-la science de la conduite droite-a pour objet de déterminer comment et pourquoi certains modes de conduite sont nuisibles, certains autres avantageux. Ces résultats bons et mauvais ne peuvent être accidentels, ils doivent être des conséquences nécessaires de la constitution des choses. A mon avis, l'objet de la science morale doit être de déduire des lois de la vie et des conditions de l'existence quelles sortes d'actions tendent nécessairement à produire le bonheur, quelles autres à produire le malheur. Cela fait, ces déductions doivent être reconnues comme les lois de la conduite; elles doivent être obéies indépendamment de toute considération directe et immédiate de bonheur ou de misère.
Un exemple fera peut-être mieux comprendre ce que je veux dire. Dans les premiers temps, l'astronomie planétaire ne possédait que des observations accumulées relativement aux positions et aux mouvements du soleil et des planètes; de loin en loin ces observations permettaient de prédire, approximativement, que certains corps célestes occuperaient certaines positions à telles époques. La science moderne de l'astronomie planétaire consiste en déductions de la loi de la gravitation, déductions qui font connaître, pourquoi les corps célestes occupent nécessairement certaines places à certaines époques. Le rapport qui existe entre l'ancienne astronomie et l'astronomie moderne est analogue à celui qui existe aussi, selon moi, entre la morale de l'utile et la science morale proprement dite. L'objection que je fais à l'utilitarisme courant, c'est qu'il ne reconnaît pas la forme développée de la morale: il ne s'aperçoit pas qu'il n'a pas encore dépassé la période primitive de la science Morale.
Sans doute, si l'on demandait aux utilitaires si c'est par hasard que cette sorte d'actions produit du mal et cette autre du bien, ils répondraient négativement: ils admettraient que de pareilles séquences sont des parties d'un ordre nécessaire auquel les phénomènes sont soumis. Cette vérité est au-dessus de toute discussion, et s'il y a des relations causales entre les actes et leurs résultats, les règles de la conduite ne peuvent devenir scientifiques que le jour où elles seront déduites de ces relations: on continue à se contenter de cette forme de l'utilitarisme dans laquelle ces relations causales restent ignorées en pratique. On suppose qu'à l'avenir, comme aujourd'hui, l'utilité doit être déterminée uniquement par l'observation des résultats, et qu'il n'est pas possible de connaître par déduction de principes fondamentaux quelle conduite doit être nuisible, quelle autre doit être avantageuse.
22. Pour rendre plus précise cette idée de la science morale que j'indique ici, je vais la présenter sous un aspect concret. Je commencerai par un exemple fort simple, et, par degrés, je rendrai cet exemple de plus en plus complexe.
Si nous arrêtons la plus grande partie du sang qui circule dans un membre, en liant sa principale artère, aussi longtemps que ce membre fonctionnera les parties appelées à travailler perdront plus qu'elles ne recevront, et il en résultera un certain affaiblissement. Le rapport entre l'arrivée régulière des matières nutritives dans ce membre, par des artères, et l'accomplissement régulier de ses fonctions, forme une partie de l'ordre physique. Si, au lieu d'arrêter la nutrition d'un membre en particulier, nous faisons perdre au patient une grande quantité de sang, nous supprimons ainsi les matériaux nécessaires à la réparation non d'un seul membre mais de tous les membres, et non seulement des membres mais aussi des viscères: nous déterminons à la fois une diminution des forces musculaires et un amoindrissement des fonctions vitales. Ici encore, la cause et l'effet ont des rapports nécessaires. Le dommage qui résulte d'une grande perte de sang en résulte sans qu'il soit utile de faire intervenir un commandement divin, ou un ordre politique, ou une intuition morale. Faisons un pas de plus. Supposons un homme dans l'impossibilité de prendre assez de cette nourriture, solide ou liquide, contenant les substances que le sang doit fournir pour la réparation des tissus; supposons qu'il ait un cancer de l'oesophage et qu'il ne puisse avaler: qu'arrive-t-il? Par cette perte indirecte, comme par la perte directe, il est fatalement réduit à l'impuissance d'accomplir les actes d'un homme en bonne santé. Dans ce cas, comme dans les autres, la connexion entre la cause et l'effet est une connexion qui ne peut être établie ou détruite par aucune autorité extérieure aux phénomènes eux-mêmes. Supposons encore que, au lieu d'être arrêtés après avoir passé la bouche, les aliments n'y arrivent même pas, de telle sorte que, chaque jour, cet homme soit forcé d'user ses tissus en cherchant de quoi se nourrir, et que, chaque jour aussi, il ne puisse manger ces aliments qu'il s'est épuisé à chercher: comme plus haut, le progrès vers la mort par inanition est inévitable; la connexion entre les actes et les effets est indépendante de toute autorité, quelle qu'elle soit, théologique ou politique. De même, si on le force à coups de fouet à travailler, et si on ne lui donne pas en retour une nourriture proportionnée à son travail, les maux qui s'ensuivront sont également certains; les ordres d'un pouvoir sacré ou profane n'y peuvent rien.
Passons maintenant aux actes qu'on regarde d'ordinaire comme soumis à des règles de conduite. Voici un homme auquel on dérobe continuellement le produit de son travail, qui devait servir à réparer sa dépense d'énergie nervoso-musculaire, à renouveler ses forces. Ici encore, la relation qui existe entre la conduite et ses conséquences prend racine dans la nature des choses; une loi de l'Etat ne pourrait pas la changer, et nous n'avons pas besoin pour l'établir d'une généralisation empirique. Si l'action qui atteint cet homme ne produit pas de résultats aussi immédiats ou aussi décisifs, nous trouvons tout de même dans l'ordre physique le fondement de la moralité. Par exemple, on lui paye ses services en fausse monnaie, ou bien on lui fait attendre ce payement au delà de l'époque marquée, ou bien les aliments qu'il achète sont falsifiés. Evidemment tous ces actes, que nous condamnons comme injustes et que la loi punit, empêchent, comme les faits cités plus haut, l'établissement d'un équilibre physiologique régulier entre la consommation et la réparation.
Il en est de même pour les actes dont les effets sont encore beaucoup plus éloignés. Si l'on empêche cet homme de défendre son droit, si la prédominance d'une classe lui interdit tout progrès, si un juge corrompu rend un jugement contraire à l'évidence, si un témoin dépose contre la vérité: ces différents actes l'affectent sans doute moins directement, mais leur culpabilité ne tient-elle pas à la même raison originelle?
On peut en dire autant des actions qui produisent un dommage diffus, indéfini. Que notre homme, au lieu d'être trompé, soit calomnié: ici, comme dans les cas précédents, on entrave l'exercice des activités qui servent au soutien de sa vie, car la perte de sa réputation est funeste à ses affaires. Ce n'est pas tout. La dépression mentale qui en résulte le rend, dans une certaine mesure, incapable d'efforts énergiques et peut le faire tomber malade. Ainsi le colportage criminel de faux jugements tend à la fois à diminuer sa vie et à diminuer son aptitude à conserver sa vie. De là vient la gravité morale de la calomnie.
Allons plus loin; suivons jusqu'à leurs ramifications dernières les effets produits par quelques-uns des actes que condamne la morale dite intuitive, et demandons-nous quels en sont les résultats, non seulement pour l'individu lui-même, mais encore pour ceux qui lui tiennent de près. L'appauvrissement entrave l'éducation des enfants, en ne permettant de leur donner qu'une nourriture et des vêtements insuffisants, ce qui peut aboutir à la mort des uns, à l'affaiblissement de la constitution des autres: nous voyons donc que, par suite des connexions nécessaires des choses, ces actes ne tendent pas seulement à amoindrir la vie chez l'individu qui en est la victime, ils tendent en second lieu à l'amoindrir aussi chez les membres de sa famille, et, en troisième lieu, à diminuer le développement de la société en général; celle-ci en effet doit souffrir de tout ce que souffrent ses membres.
On comprendra mieux maintenant pourquoi l'utilitarisme, qui admet seulement comme principes de conduite les principes fournis par l'induction, n'est qu'une préparation à un autre utilitarisme qui déduit ces principes des progrès de la vie conformément aux conditions réelles de l'existence.
23. Voilà justifiée, je crois, l'affirmation formulée au début, à savoir que toutes les méthodes ordinaires de morale ont un défaut commun, indépendamment de leurs caractères distinctifs et de leurs tendances spéciales: elles négligent les dernières relations causales. Sans doute, elles n'ignorent pas entièrement les conséquences naturelles des actions; mais elles ne les reconnaissent que d'une manière incidente. Elles n'érigent pas en méthode l'affirmation de relations nécessaires entre les causes et les effets, et la déduction des règles de la conduite de la connaissance de ces relations.
Toute science commence par accumuler des observations et elle les généralise aussitôt d'une manière empirique; mais il faut qu'elle parvienne à englober ces généralisations empiriques dans une généralisation rationnelle pour devenir une science constituée. L'astronomie a déjà passé par ces degrés successifs: d'abord, collection de faits; ensuite, inductions fondées sur ces faits; enfin, interprétations déductives de ces mêmes faits, considérés comme corollaires d'un principe universel d'action gouvernant les masses dans l'espace. En groupant et comparant toutes les observations faites sur la structure et la disposition des couches de terrains, on a été graduellement conduit à expliquer les différentes classes de phénomènes géologiques par l'action de l'eau ou par celle du feu. Si la géologie forme aujourd'hui une véritable science c'est parce que ces phénomènes sont considérés maintenant comme les conséquences des processus naturels qui se sont succédé pendant le refroidissement et la solidification de la terre, placée sous l'influence de la chaleur solaire et l'action que la lune exerce sur son Océan. La science de la vie a parcouru et parcourt encore une série de phases analogues: l'évolution des formes organiques en général est rattachée aux actions physiques qui agissaient dès l'origine; quant aux phénomènes vitaux présentés par chaque organisme, on commence à les considérer comme des séries de changements s'accomplissant dans des particules matérielles soumises à certaines forces et produisant d'autres forces.
Les premières théories relatives à la pensée et au sentiment excluaient toute idée de cause, si ce n'est pour certains effets de l'habitude qui avaient forcé l'attention et étaient passés en proverbe. Mais on en vient à rattacher la pensée et le sentiment aux actions et aux réactions d'une structure nerveuse qui est influencée par les changements extérieurs et produit dans le corps des changements appropriés. Il en résulte que la psychologie tend aujourd'hui à devenir une science, dans la mesure où ces relations de phénomènes sont expliquées comme des conséquences de principes suprêmes.
La sociologie, représentée jusqu'à ces derniers temps par des idées éparses sur l'organisation sociale, perdues dans une foule de considérations sans valeur que nous ont laissées les historiens, commence elle-même à être regardée comme une science par quelques savants. Les premiers traits, qui nous en ont été fournis de temps à autre sous forme de généralisations empiriques, commencent à prendre le caractère de généralisations cohérentes en se rattachant aux causes qui agissent dans la nature humaine placée au milieu de conditions données. Il est donc clair que la morale, c'est-à-dire la science de la conduite des hommes vivant en société, doit subir une transformation semblable: non développée encore jusqu'à présent, elle pourra, quand elle aura subi cette transformation, être considérée comme une science constituée.
Il faut cependant que des sciences plus simples lui aient d'abord préparé la voie. La morale a un côté physique, puisqu'elle traite des activités humaines soumises, comme toutes les manifestations de l'énergie, à la loi de la conservation de la force: les principes moraux doivent donc être conformes aux nécessités physiques. Elle a aussi un côté biologique, car elle concerne certains effets, internes ou externes, individuels ou sociaux, des changements vitaux qui se produisent dans le type le plus élevé de l'animalité. Elle présente également un côté psychologique; car elle s'occupe d'un ensemble d'actions inspirées par les sentiments et guidées par l'intelligence. Enfin, elle a encore un côté sociologique, car ces actions, – quelques-unes directement et toutes indirectement-affectent des êtres réunis en société.
Quelle est la conclusion? Appartenant, par l'un de ces côtés, à des sciences diverses, physique, biologie, psychologie et sociologie, la morale ne peut être définitivement comprise qu'au moyen des vérités fondamentales communes à toutes ces sciences. Nous avons établi déjà, par une autre méthode, que la conduite en général, – qui renferme la conduite dont s'occupe la morale, – doit, pour être bien comprise, être regardée comme une face de l'évolution de la vie; une méthode plus spéciale conduit au même résultat.
Il faut donc aborder maintenant l'étude des phénomènes moraux considérés comme phénomènes de l'évolution; nous sommes forcés de le faire, parce que nous découvrons en eux une partie de l'agrégat des phénomènes que l'évolution a produits. Si l'univers visible tout entier est soumis à l'évolution, si le système solaire, considéré comme formant un tout, si la terre, comme partie de ce tout, si la vie en général qui se développe à la surface de la terre, aussi bien que celle de chaque organisme individuel, si les phénomènes psychiques manifestés par toutes les créatures, jusqu'aux plus élevées, comme les phénomènes résultant de la réunion de ces créatures les plus parfaites, si tout enfin est soumis aux lois de l'évolution, il faut bien admettre que les phénomènes de conduite produits par ces créatures de l'ordre le plus élevé, et qui font l'objet de la morale, sont aussi soumis à ces lois.
Les ouvrages précédents 3 ont préparé la voie pour l'étude de la morale ainsi comprise. Nous tirerons parti des conclusions qu'ils contiennent, et nous verrons quelles données elles nous fournissent. Nous traiterons successivement du point de vue physique, du point de vue biologique, du point de vue psychologique et du point de vue sociologique de la morale.
2
Léviathan, ch. XV.
3
Premiers principes, Principes de biologie, Principes de psychologie et Principes de sociologie. – Voir aussi l'Introduction à la Science sociale dans la Bibliothèque scientifique internationale, cinquième édition.