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CHAPITRE V
LE POINT DE VUE PHYSIQUE

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24. A chaque moment, nous passons instantanément des actions humaines que nous percevons aux motifs qu'elles impliquent, et nous sommes ainsi conduits à formuler ces actions en termes se rapportant à l'esprit plutôt qu'en termes se rapportant au corps. C'est aux pensées et aux sentiments qu'on applique son jugement lorsqu'on loue ou qu'on blâme les actes d'un homme, et non à ces manifestations extérieures qui révèlent les pensées et les sentiments. On arrive ainsi peu à peu à oublier que la conduite, telle que l'expérience nous la fait connaître, consiste en changements perçus par le toucher, la vue et l'ouïe.

L'habitude de considérer seulement l'aspect psychique de la conduite est si tenace qu'il faut un véritable effort pour examiner aussi son aspect physique. On ne peut nier que, par rapport à nous, la manière d'être d'un autre homme est faite des mouvements de son corps et de ses membres, de ses muscles faciaux et de son appareil vocal: cependant il semble paradoxal de dire que ce sont là les seuls éléments de conduite réellement connus, tandis que les éléments de la conduite exclusivement regardés comme ses éléments constitutifs ne sont pas directement connus, mais induits par raisonnements.

Eh bien, laissant de côté pour le moment les éléments induits de la conduite, occupons-nous ici des éléments perçus: nous avons à observer les caractères de la conduite considérés comme une suite de mouvements combinés. En se plaçant au point de vue de l'évolution, en se rappelant que, pendant qu'un agrégat se développe, non seulement la matière qui le compose, mais aussi le mouvement de cette matière, passe d'une homogénéité indéfinie incohérente à une hétérogénéité définie cohérente, nous avons maintenant à rechercher si la conduite, pendant qu'elle s'élève vers ses formes les plus élevées, manifeste ces caractères dans son progrès, et si elle les manifeste au plus haut degré lorsqu'elle atteint la forme la plus élevée de toutes que nous appelons la forme morale.

25. Il faut s'occuper d'abord du caractère de cohérence croissante. La conduite des êtres dont l'organisation est simple contraste beaucoup avec la conduite des êtres dont l'organisation est développée, en ce sens que les parties successives n'ont qu'une faible liaison. Les mouvements qu'un animalcule fait au hasard n'ont aucun rapport avec les mouvements qu'il a faits un moment auparavant et n'ont aucune influence déterminée sur les mouvements produits aussitôt après. Les tours et détours que fait aujourd'hui un poisson à la recherche de la nourriture, bien qu'ils offrent peut-être par leur adaptation à la capture de différents genres de proies aux différentes heures un ordre légèrement déterminé, n'ont aucune relation avec ses tours d'hier et ceux de demain. Mais des êtres déjà plus développés, comme les oiseaux, nous montrent, – dans la construction de leurs nids, la disposition des oeufs, l'éducation des jeunes et l'assistance qu'ils leur donnent quand ils commencent à voler, – des suites de mouvements formant une série liée qui s'étend à une période considérable. En observant la complexité des actes accomplis pour se procurer et fixer les fibres du nid, ou pour capturer et apporter aux petits chaque portion de leur nourriture, nous découvrons dans les mouvements combinés une cohésion latérale aussi bien qu'une cohésion longitudinale.

L'homme, même à son état le plus inférieur, déploie dans sa conduite des combinaisons beaucoup plus cohérentes de mouvements. Par les manipulations laborieuses nécessaires pour la fabrication d'armes qui serviront à la chasse l'année prochaine, ou pour la construction de canots ou de wigwams d'un usage permanent, par les actes d'agression ou de défense qui se relient à des injustices depuis longtemps subies ou commises, le sauvage produit un ensemble de mouvements qui, dans quelques-unes de ses parties, subsiste pendant de longues périodes. Bien plus, si on considère les divers mouvements impliqués par les transactions de chaque jour, dans le bois, sur l'eau, dans le camp, dans la famille, on voit que cet agrégat cohérent de mouvements se compose lui-même de divers agrégats plus petits, qui ont leur cohésion particulière et s'unissent à leurs voisins.

Chez l'homme civilisé, ce trait du développement de la conduite devient bien plus remarquable encore. Quelle que soit l'affaire dont il s'occupe, son action enveloppe un nombre relativement considérable de mouvements dépendants; jour par jour, la conduite se continue de manière à montrer une connexion entre des mouvements actuels et des mouvements accomplis depuis longtemps, aussi bien que des mouvements destinés à se produire dans un avenir éloigné. Outre les diverses actions, liées les unes aux autres, par lesquelles le fermier s'occupe de son bétail, dirige ses laboureurs, surveille sa laiterie, achète ses instruments, vend ses produits, etc., le fait d'obtenir et de régler son bail implique une combinaison de mouvements nombreux dont dépendent les mouvements des années suivantes. En fumant ses terres pour en augmenter le rendement, ou en établissant des drainages pour la même raison, il accomplit des actes qui font partie d'une combinaison cohérente relativement étendue. Il en est évidemment de même du marchand, du manufacturier, du banquier. Cette cohérence ainsi accrue de la conduite chez les hommes civilisés nous frappera bien davantage si nous nous rappelons que ses éléments sont souvent maintenus dans un arrangement systématique pendant toute la vie, avec l'intention de faire fortune, de fonder une famille, de gagner un siège au Parlement.

Remarquez maintenant qu'une cohérence plus grande entre les mouvements composants distingue profondément la conduite appelée morale de celle que nous appelons immorale. L'application du mot dissolue à la seconde, et du mot retenue à la première, implique que la conduite du genre le plus bas, composée d'actes désordonnés, a ses parties relativement mal reliées les unes avec les autres; au contraire, la conduite du genre le plus élevé se suivant ordinairement d'après un ordre assuré, y gagne une unité et une cohérence caractéristiques.

Plus la conduite est ce que nous appelons une conduite morale, plus elle présente de ces connexions comparativement fermes entre les antécédents et les conséquents, car la droiture des actions implique que, dans certaines conditions données, les mouvements combinés constituant la conduite se suivent dans une voie qui peut être spécifiée. Par contre, dans la conduite d'un homme dont les principes ne sont pas élevés, les séquences des mouvements sont douteuses. Il peut payer ses dettes ou il peut ne pas le faire; il peut observer ses engagements ou y manquer; il peut dire la vérité ou mentir. Les mots: digne de confiance et indigne de confiance, employés pour caractériser respectivement ces deux conduites, montrent bien que les actions de l'une peuvent être prévues, tandis que celles de l'autre ne le peuvent pas. Cela implique que les mouvements successifs dont la conduite morale est composée ont les uns avec les autres des relations plus constantes que ceux dont l'autre conduite se compose, sont plus cohérents que cette conduite.

26. Outre qu'elle est incohérente, la conduite encore peu développée a aussi pour caractère d'être non définie. En montant les degrés ascendants de l'évolution de la conduite, on constate une coordination de plus en plus définie des mouvements qui la constituent.

Les changements de forme que présentent les protozoaires les plus grossiers sont essentiellement vagues, et ne peuvent être décrits avec la moindre précision. Chez les animaux un peu plus élevés, les mouvements des parties sont plus faciles à définir; mais le mouvement du tout par rapport à une direction est encore indéterminé: il ne semble en aucune manière adapté pour atteindre tel ou tel point dans l'espace. Chez les coelentérés comme chez les polypes, les parties du corps se meuvent sans précision: chez ceux de ces êtres capables de changer de place, comme la méduse, quand le déplacement ne se fait pas au hasard, il a simplement pour but de se rapprocher de la lumière, dans les endroits où l'on distingue des degrés de lumière et d'obscurité.

Parmi les annelés, le même contraste existe entre la trace d'un ver, qui tourne çà et là au hasard, et la course définie d'une abeille volant de fleur en fleur ou revenant à la ruche: les actes de l'abeille construisant ses cellules et nourrissant les larves montrent plus de précision dans les mouvements simultanés en même temps que dans les mouvements successifs. Quoique les mouvements faits par un poisson à la poursuite de sa proie soient bien définis, leur caractère est encore simple; ils forment à ce point de vue un contraste complet avec les divers mouvements définis du corps, de la tête et des membres d'un mammifère carnassier qui épie un herbivore, fond sur lui et le saisit; en outre, le poisson ne produit aucune de ces séries de mouvement si exactement appropriés par lesquels le mammifère pourvoit à l'élevage des jeunes.

Même à ses degrés les plus bas, la conduite humaine se caractérise par ce fait qu'elle est beaucoup mieux définie, sinon dans les mouvements combinés formant des actes particuliers, du moins dans les adaptations de plusieurs actes combinés pour atteindre des fins diverses. Dans la fabrication et l'usage des armes, dans les manoeuvres de guerre des sauvages, de nombreux mouvements, caractérisés par leur adaptation à des fins prochaines, sont disposés en outre pour atteindre des fins éloignées avec une précision qui ne se rencontre point chez les créatures inférieures. La vie des hommes civilisés présente ce trait d'une façon bien plus remarquable encore. Chaque art industriel fournit l'exemple de mouvements définis séparément et arrangés aussi d'une manière définie dans un ordre simultané et successif. Les affaires et transactions de tout genre sont caractérisées par des relations rigoureuses, au point de vue du temps, du lieu et de la quantité, entre les fins à atteindre et les séries de mouvements constituant les actes. En outre, le train de vie journalier de chaque personne nous montre, dans ses périodes régulières d'activité, de repos, de délassement, un arrangement mesuré que nous ne trouvons pas dans les actes du sauvage errant: celui-ci n'a pas d'heures fixes pour chasser, dormir, se nourrir, ni pour aucun genre d'action.

La conduite morale diffère de la conduite immorale de la même manière et au même degré. L'homme consciencieux est exact dans toutes ses transactions. Il donne un poids précis pour une somme spécifiée; il fournit une qualité définie, comme on la lui demande; il paye tout ce qu'il s'est engagé à payer. Au point de vue des dates comme au point de vue des quantités, ses actes répondent complètement aux prévisions. S'il a fait un contrat, il est exact au jour dit; s'il s'agit d'un rendez-vous, il y va à la minute. Il en est de même pour la vérité: ce qu'il dit s'accorde de point en point avec les faits. Dans la vie de famille, il se comporte de la même manière. Il maintient dans leur intégrité les relations conjugales telles qu'elles sont définies par opposition à celles qui résultent de la rupture de l'union conjugale; comme père, il conforme sa conduite à ce que demande la nature de chacun de ses enfants, et modifie suivant les occasions les soins qu'il leur donne, évitant tout excès dans l'éloge ou le blâme, les récompenses ou les punitions. Il ne se dément pas dans les actes les plus divers. Dire qu'il traite équitablement ceux qu'il emploie, suivant qu'ils agissent bien ou mal, c'est dire qu'il agit avec eux selon leurs mérites; dire qu'il est judicieux dans ses charités, c'est dire qu'il distribue ses secours avec discernement, au lieu de les accorder indifféremment aux bons et aux méchants, comme le font ceux qui n'ont pas un juste sentiment de leur responsabilité sociale.

Les bases de la morale évolutionniste

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