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CHAPITRE XIII.
CIRCONSTANCES GÉNÉRALES.
ОглавлениеAprès avoir rempli l'Italie de ses élèves, et, pour ainsi dire, terminé la révolution des arts, Giotto mourut en 1336. Il était né à Vespignano, près Florence, soixante ans auparavant. Le nom de Giotto, suivant la coutume, n'était que l'abrégé du nom de baptême Ambrogiotto. Sa famille s'appelait Bondone.
Dans les arts, quand l'homme est mécontent de son ouvrage, il va du grossier au moins grossier, il arrive au soigné et au précis; de là il passe au grand et au choisi, et finit par le facile. Telles furent chez les Grecs la marche de l'esprit humain et l'histoire de la sculpture.
Giotto réveilla les peintres italiens plutôt qu'il ne fut leur maître. C'est ce que prouve du reste le dôme[79] d'Orvietto, l'ouvrage le plus remarquable peut-être des premières années du quatorzième siècle. On y appela des peintres fort étrangers à Florence, apparemment sur leur réputation. Cette vérité est confirmée par les anciennes peintures de Pise, de Sienne, de Venise, de Milan, de Bologne, etc. Ce sont d'autres idées, un autre choix de couleurs, un autre goût de composition; donc, tout ne vient pas de Florence[80].
Après la mort de Giotto, cette grande ville fut inondée d'un nombre prodigieux de peintres. Leurs noms n'existent plus que dans les registres d'une compagnie de Saint-Luc qu'ils formèrent en 1349. A cette parole de l'histoire, Venise se lève tout entière, et fait observer qu'elle avait une semblable réunion dès l'an 1290.
On peignait alors les armoires, les tables, les lits, tous les meubles, et souvent dans la même boutique où on les fabriquait. Aussi les peintres étaient-ils peu distingués des artisans; on a même découvert sur d'anciens autels le nom de l'ouvrier en bois placé avant celui du peintre.
Vers la fin du quatorzième siècle, l'architecture se débarrassait du genre gothique ou allemand. Les ornements des autels devenaient moins barbares. On y avait placé jusqu'alors des tableaux, en forme de carré long, divisés en compartiments par de petites colonnes sculptées en bois, qui figuraient la façade d'un édifice gothique. Il y a plusieurs tableaux de cette espèce très-bien conservés au musée de Brera, à Milan. Les saints ont toujours de tristes figures; mais on trouve des têtes de vierges qui seraient aujourd'hui de charmantes miniatures. A Paris, le tableau de Raphaël (numéro 1126) peut donner une idée de ce genre d'ornement qu'on appelait ancone[81].
Peu à peu on supprima les petites colonnes, on agrandit les figures, et voilà l'origine des tableaux d'autels. Ce ne furent d'abord que des ornements préparés dans la boutique de l'ouvrier en bois, où il ménageait quelques petites places pour les couleurs du peintre. De là, l'usage ancien de peindre plutôt sur bois que sur toile; de là, la malheureuse habitude de mettre ensemble plusieurs saints qui ne concourent point à une même action, qui n'ont rien à se dire, qui sont censés ne pas se voir.
Les femmes des Druses et des peuplades les plus civilisées de la Syrie n'ont point recours, pour se parer, aux perles de l'Arabie, leur voisine, ou aux anneaux de diamants; elles rassemblent tout simplement un certain nombre de sequins de Venise; elles percent la pièce d'or pour l'attacher à une chaîne, et c'est toute la façon des colliers et des diadèmes. Plus la chaîne a de sequins, plus on est paré. Telle femme druse va au bain chargée de deux à trois cents ducats d'or effectif. C'est que chez ces peuples l'idée du beau n'est pas encore séparée de l'idée du riche. Il en est de même dans nos petites villes. Ce que les provinciaux admirent le plus à l'Opéra, c'est les changements de décorations, la richesse, la puissance, tout ce qui tient aux intérêts d'argent ou de vanité qui remplissent exclusivement leurs âmes. Leur grande louange est: Cela a dû coûter bien cher[82].
Les Italiens du quatorzième siècle en étaient encore là; ils aimaient à peindre sur un fond d'or, ou au moins il fallait de l'or dans les vêtements et dans les auréoles des saints. Ce métal adoré ne fut banni que vers le commencement du seizième siècle. On trouve encore des ornements figurés avec de l'or en nature, et non avec des couleurs, dans le beau portrait de la Fornarina, l'amie de Raphaël[83], que ce grand homme peignit en 1512, huit ans avant sa mort.
Dans les tableaux on prenait le riche pour le beau, et dans les poëmes le difficile et le recherché. Le naturel paraissait trop aisé[84]. Cela est si loin de nous, que je ne sais si on le sentira.
Il serait injuste, en appréciant les ouvrages des premiers restaurateurs de l'art, d'oublier qu'ils ne possédèrent point celui de peindre à l'huile. Ce procédé commode ne fut apporté à l'Italie qu'en 1420.
Les couleurs détrempées d'eau, dont on se servit jusque-là, font encore l'admiration des connaisseurs. Quel est le peintre qui ne porte envie aux Grecs et aux premiers Italiens, en voyant les piliers de l'église de Saint-Nicolas, à Trévise? Quel sort que celui des Carraches, dont les admirables tableaux, peints seulement il y a deux siècles, n'offrent plus de détails!
La chimie, qui rajeunit les vieilles écritures par l'acide muriatique, ne saurait-elle rajeunir les tableaux des Carraches? J'ose lui adresser cette prière. Les sciences nous ont accoutumés, dans ce siècle, à tout attendre d'elles, et je voudrais que M. Davy lût ce chapitre[85].
La forme des lettres employées par les anciens peintres donne un moyen de reconnaître les petites ruses des marchands de tableaux, qui savent mieux l'art de les déguiser que leur histoire; ils ignorent que l'usage des lettres gothiques ne commença qu'après l'an 1200. Le quatorzième siècle les chargea de plus en plus de lignes superflues. Cet usage tint jusque vers 1450; on revint ensuite aux caractères romains.
[79] Dôme, en Italie, veut toujours dire cathédrale.
[80] Si l'on veut savoir quelles idées remplissaient les têtes, Florence venait de reconquérir sa liberté (1343) sur le duc d'Athènes et sur les nobles, qui, après avoir aidé à chasser le tyran, voulaient lui succéder.
En 1347, une erreur de la nature mit l'âme d'un ancien Romain dans un Italien de Rome. En des jours plus prospères, il eût été l'émule de Cicéron à la tribune et de César dans les combats: il parlait, écrivait, combattait avec la même énergie. Colà di Rienzo rétablit la liberté romaine sur la base de la vertu, et voulut faire de l'Italie une république fédérative: c'est l'action la plus considérable qu'aient inspirée les livres de l'antiquité, et Rienzo, l'un des plus grands caractères du moyen âge, et auquel les modernes n'ont rien à opposer[i]. Il était soutenu par l'amitié de Pétrarque. De nos jours, un Anglais méprisable[ii] l'a nommé séditieux.
[i] Voir son histoire par Thomas Fiortifioca.
[ii] Robertson.
[81] Voyez le règlement rapporté par Zanetti, I, 5.
[82] Les événements de 1814 et 1815 changent peut-être des bourgeois ridicules en citoyens respectables.
[83] A la galerie de Florence; divinement gravé par Raphaël Morghen.
[84] Le plus petit marchand a l'idée du riche. Que d'idées, que de sentiments surtout ne faut-il pas pour avoir l'idée du naturel, et ensuite du beau!
[85] Ce grand chimiste a donné des expériences sur les couleurs des anciens.
Le 11 mai 1815, la classe des beaux-arts de l'Institut a reçu la communication d'un procédé qui me semble excellent. On peint à l'huile d'olive sur une impression de cire; on vernit avec la même substance et un petit réchaud que l'on promène sur toutes les parties du tableau: la couleur se trouve ainsi entre deux cires; ceci ne force pas le peintre à de nouvelles habitudes.
Cette découverte consolera les grands artistes. Une fatale expérience les a trop convaincus qu'au bout de trois siècles les tableaux n'offrent plus de coloris. Au palais Pitti, un paysage de Salvator Rosa montre combien tous les autres ont changé. Le blanc passe au jaune; les bleus, autres que l'outremer, qui est presque indestructible, tournent au vert; les glacis s'évanouissent. Lorsque l'on transportait sur toile le martyre de saint Pierre, j'ai vu que les couches d'impression et de peinture ne sont point fondues ensemble, mais apposées les unes sur les autres; ainsi chaque couche opère sa retraite isolément, et comme un parquet de bois vert se tourmente plus ou moins, en raison de son épaisseur et de la nature particulière de la couleur, l'huile qui se dessèche se résine, se fendille, s'écaille, et tombe.
Aussi le coloris et le clair-obscur, ces deux grandes parties de l'art, qui ne peuvent se calquer, qui se refusent à la patience des gens froids, ne se trouvent-elles presque plus dans nos musées. Les grands peintres reculeraient à la vue de leurs chefs-d'œuvre.