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CHAPITRE XV.
DU GOÛT FRANÇAIS DANS LES ARTS.
ОглавлениеSi l'on veut faire un compliment à Cimabue et à Giotto, on peut les comparer à Rotrou. On a fait, depuis Rotrou, des Hippolyte, des Cinna, des Orosmane; mais il n'a plus paru de Ladislas. J'aime à mettre aux prises, par la pensée, les Bajazet, les Achille, les Vendôme, si admirés il y a quarante ans[89], avec ce fougueux Polonais. La figure que ces grands seigneurs feraient devant ce grand homme venge ma vanité. Pour lui tenir tête, il faut aller chercher l'Hotspur de Shakspeare.
Michel-Ange est Corneille. Nos peintres modernes médisant de Masaccio ou de Giotto, c'est Marmontel, secrétaire perpétuel de l'Académie française, présentant en toute modestie ses petites observations critiques sur Rotrou.
Le malheur de Florence, au quatorzième siècle, n'était pas du tout la malhabileté des artistes, mais le mauvais goût du public.
Les Français admirent dans l'Achille de Racine des choses qu'il ne dit pas. C'est que l'idée qu'on a du fils de Pélée a été donnée bien plus par la Harpe, ou par Geoffroy, que par les vers du grand poëte. Voilà les dissertations sur le goût qui corrompent le goût, et vont jusque dans l'âme du spectateur fausser la sensation[90]. J'espère que vous n'aurez pas pour Raphaël ce culte sacrilége. Vous verrez ses défauts, et c'est pour cela que vous verserez un jour de douces larmes au palais de la Farnesina.
Le premier degré du goût est d'exagérer, pour les rendre sensibles, les effets agréables de la nature. C'est à cet artifice qu'eut souvent recours le plus entraînant des prosateurs français. Plus tard, on voit qu'exagérer les effets de la nature, c'est perdre sa variété infinie et ses contrastes, si beaux parce qu'ils sont éternels, plus beaux encore parce que les émotions les plus simples les rappellent au cœur[91].
En exagérant le moins du monde, en faisant du style autre chose qu'un miroir limpide, on produit un moment d'engouement, mais sujet à de fâcheux retours.
Le lecteur le plus sot craint le plus d'être dupe.
(L'Éteignoir, comédie.)
Sot ou non, soupçonne-t-il la bonne foi de l'auteur, il chasse le jugement tout fait qu'on voulait lui donner, la paresse l'empêche d'en former un autre; et le héros, comme le panégyriste, vont se confondre dans le même oubli.
Qui n'a pas éprouvé cette sensation au sortir de l'Académie française, ou en lisant les homélies des journaux sur nos gouvernements? Si le manque de vérité dans le discours empêche le jugement, en peinture il empêche la sensation; et je ne vois que cette différence du style de Dietrich à celui de Dupaty.
Un auteur très-froid peut faire frémir; un peintre qui n'est qu'un ouvrier en couleur, s'il est excellent, peut donner les sentiments les plus tendres: il n'a qu'à ne pas choisir et reproduire comme un miroir les beaux paysages de la Lombardie.
Pour plaire aux Anglais de son temps, Shakspeare laissa aux objets de la nature leurs justes proportions; et c'est pour cela que sa statue colossale nous paraît tous les jours plus élevée, à mesure que tombent les petits monuments des poëtes qui crurent peindre la nature en flattant l'affectation d'un moment, commandée par telle phase de quelque gouvernement puéril[92].
On peut dire des choses piquantes en prouvant que le pain est un poison, ou que le génie du christianisme est favorable au bonheur des peuples[93]. Rembrandt aussi arrête les spectateurs en changeant la distribution naturelle de la lumière. Mais, du moment que le peintre se permet d'exagérer, il perd à jamais la possibilité d'être sublime, il renonce à la véritable imitation de l'antique[94].
Nous verrons Raphaël, Annibal Carrache, le Titien, donner des émotions plus profondes en raison de ce qu'ils auront eu plus de respect pour la proportion des effets qu'ils apercevaient dans le vaste champ de la nature, tandis que Michel-Ange de Carravage et le Barroche, très-grands peintres d'ailleurs, en exagérant, l'un la force des ombres, l'autre le brillant des couleurs, se sont eux-mêmes exclus à jamais du premier rang.
La cause du mauvais goût chez les Français, c'est l'engouement. Ce qui tient à une autre circonstance plus fâcheuse, le manque absolu de caractère[95]. Il faut distinguer la bravoure du caractère, et voir dans l'étranger nos généraux être l'admiration de l'Europe, comme nos sénateurs en étaient le ridicule.
Le Français de 1770 avait-il les yeux assez pervertis pour trouver vraies les couleurs de Boucher? non, sans doute. Cela ne se peut pas. Mais l'on a trop de vanité pour oser être soi-même. Tel homme chez nous essuie les coups de pistolet sans sourciller, qui a toute la mine de l'anxiété la plus visible, s'il faut parler le premier, dans un salon, de la pièce nouvelle d'où il sort. Tout est exécrable ou divin, et quand on est las d'un de ces mots, pour un objet, l'on prend l'autre. Voyez Rameau, Balzac, Voiture.
Nous avions été religieux sous Louis XIV, Voltaire trouve une gloire facile à se moquer des prêtres. Heureusement ses plaisanteries sont excellentes, et l'on en rit encore.
Après les crimes de la terreur, l'on pouvait deviner, sans un grand effort d'esprit, que l'opinion publique attendait une impulsion contraire, et le Génie du Christianisme a pu être lu.
Actuellement, la religion triomphe, et se hâte de fermer la porte des temples aux pauvres actrices qui quittent la scène du monde[96]. Elle n'est plus forcée à la justice par l'œil terrible d'un caractère absolu. Nous allons revenir au simple, et l'emphase vide de pensée va perdre de son crédit. Mais ce quatrième mouvement dans l'opinion sera plus faible que la vague impétueuse dirigée par Voltaire. A son tour, il sera repoussé par une impulsion contraire, et ces vagues religieuses et antireligieuses, se succédant tous les dix ans, en s'affaiblissant sans cesse, finiront par se perdre dans l'ennui naturel au sujet.
La nature de l'admiration n'est pas pure en France. Voir des défauts dans ce que le public admire est une sottise: c'est qu'il faudrait raisonner pour soutenir une opinion nouvelle, c'est-à-dire appuyer une chose indifférente par une chose ennuyeuse. Et le genre du panégyrique, qui au fond est un peu bête, se trouve avoir une base naturelle dans le caractère de la nation la plus spirituelle de l'Europe.
L'homme de goût comprend le Cloten de Cimbélyne, comme l'Achille d'Iphigénie. Il ne voit dans les choses que ce qui s'y trouve; il ne lit pas les commentaires de tous ces gens médiocres qui veulent nous apprendre le secret des grands hommes[97]; au lieu de se faire l'idée de la perfection d'après Virgile, et de s'extasier ensuite niaisement avec les rhéteurs sur la perfection de Virgile, il se forme d'abord l'idée du beau, et cite Virgile à son tribunal avec autant de sévérité que Pradon[98].
[89] Si la charte que nous devons à un prince éclairé continue à faire notre bonheur, le goût français changera; la perverse habitude de raisonner juste passera de la politique à la littérature. Ce grand jour, on jettera au feu tous les livres écrits sous l'influence des anciennes idées[iii], et les jurés faiseurs d'hémistiches crieront que tout est perdu. N'est-il pas bien piquant pour ces pauvres diables de n'être plus payés que pour écrire sur les constitutions, après avoir passé leur jeunesse à peser les hémistiches de Racine ou les chutes sonores de Bossuet? C'est ce qui les rend anticonstitutionnels, et qui, dans trente ans, fera libéraux leurs successeurs en génie.
[iii] A commencer par le Siècle de Louis XIV de Voltaire, les œuvres de d'Alembert, de Fontenelle, tout ce qui n'est pas idéologie dans Condillac, etc., etc.
En 1770, on admirait plus les vers que les traits de caractère. Les esprits dégradés estimaient plus la richesse de la matière que le travail; la difficulté vaincue dans la chose difficile que l'on pouvait comprendre, que la difficulté vaincue dans la chose plus difficile devenue inintelligible par le malheur des temps. La cause de Racine est liée à l'inquisition.
[90] Œil simple et qui vois les objets tels qu'ils sont, à qui rien n'échappe, et qui n'y ajoutes rien, combien je t'aime! tu es la sagesse même.
(Lavater, I, 118.)
[91] Age cannot wither it, nor custom stale its infinite variety.
[92] Shakspeare dut son excellent public aux têtes qui tombaient sans cesse. On marchait à la constitution de 1688.
[93] Gibbon, tom. III; Mosheim, les Histoires d'Italie; les Civilisations de Naples et de l'Espagne comparées à celle de la France sous Louis XIV.
[94] Voyez les Sept devant Thèbes, dans le grec d'Eschyle; les modernes ne manquent pas de les faire tirer au sort dans une belle urne.
[95] L'Espagne marque bien cette différence. Quels braves guerriers contre les Français[iv]! Quels plats politiques pour défendre leur constitution, c'est-à-dire leurs têtes!
[iv] Voir le charmant tableau du général Lejeune, exposition de 1817. Là se trouve la véritable imitation de la nature, comme dans la Didon le véritable idéal. Ce sont peut-être les seuls tableaux qui seront encore regardés en 1867.
«Au mois d'avril 1815, le collége de mon département envoie à la chambre des communes quatre hommes honnêtes, ne manquant pas de fermeté, peu éclairés, mais, chose rare alors, ne portant les livrées d'aucun parti. Au mois d'août, le même collége est réuni; le quart seulement des électeurs est noble: on se jure, la veille, de nommer trois députés plébéiens; l'on va au scrutin, et le dépouillement nous donne pour représentants quatre imbéciles hors d'état d'écrire une lettre, mais qui ont l'honneur de descendre directement du Cosaque qui fut le plus fort dans mon village il y a quinze siècles. Il est bien plaisant de voir nos publicistes discuter gravement le maximum du bien pour un peuple dont l'élite ne sait pas nommer, en tout secret et toute liberté, le député qu'il sait parfaitement être convenable à ses intérêts les plus chers et les plus familiers. Eh! messieurs, des écoles à la Lancastre!»
(Note traduite du Morning-Chronicle, et qu'on croit fort exagérée.)
[96] Mademoiselle Raucourt.
[97] Excepté Rulhière, tout ce qui a paru depuis trente ans peut s'intituler: Grand secret pour faire de belles choses, inconnu jusqu'à ce jour. Nos gens ne voient pas la nature, ils ne voient que ses copies dans les phrases des livres, et ils ne savent pas même choisir ces livres. Qui est-ce qui lit en France les vingt-cinq volumes de l'Edimbourg-Review, ouvrage qui est à Grimm ce que Grimm est à la Harpe?
[98] La niaiserie littéraire est un des symptômes d'un certain état de civilisation. Écoutons le Volney des Anglais, le célèbre Elphinstone (Voyage au royaume de Caubul):
«Chez les nations qui jouissent de la liberté civile, tous les individus sont gênés par les lois, au moins jusqu'au point où cette gêne est nécessaire au maintien des droits de tous.
«Sous le despotisme, les hommes sont inégalement et imparfaitement protégés contre la violence, et soumis à l'injustice du tyran et de ses agents.
«Dans l'état d'indépendance, les individus ne sont ni gênés ni protégés par les lois; mais le caractère de l'homme prend un libre essor, et développe toute son énergie. Le courage et le talent naissent de toutes parts, car l'un et l'autre se trouvent nécessaires à l'existence.»
M. Elphinstone ajoute: «Mieux vaut un sauvage à grandes qualités qui commet des crimes, qu'un esclave incapable de toute vertu.»
Rien de plus vrai, du moins pour les arts.