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CHAPITRE XVI.
ÉCOLE DE GIOTTO.

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Table des matières

Il arriva aux élèves de Giotto ce qui arrive aux élèves de Racine, ce qui arrivera à ceux de tous les grands artistes. Ils n'osent voir dans la nature les choses que le maître n'y a pas prises. Ils se mettent tout simplement devant les effets qu'il a choisis, et prétendent en donner de nouvelles copies, c'est-à-dire qu'ils tentent précisément la chose que, jusqu'à un changement de caractère dans la nation, le grand homme vient de rendre impossible. Ils disent qu'ils le respectent, et s'ils s'élevaient à comprendre ce qu'ils font, il n'y a pas d'entreprise plus téméraire.

Pendant le reste du quatorzième siècle, la peinture ne fit plus de progrès. Les tableaux de Giotto, vus à côté des tableaux de Cavallini, de Gaddi et de ses autres bons élèves, sont toujours les ouvrages du maître. Une fois qu'on est parvenu à connaître son style, on n'a que faire d'étudier le leur. Il est moins grandiose et moins gracieux, voilà tout.

Stefano Fiorentino, dont les ouvrages ont péri, Tommaso di Stefano et Tossicani l'imitèrent avec succès. Son élève favori, celui qu'il admit à la plus grande intimité, son Jules Romain, c'est Taddeo Gaddi, dont les curieux trouvent encore des fresques au chapitre des Espagnols à Florence. Il a peint à la voûte quelques scènes de la vie de Jésus, et une Descente du Saint-Esprit, qui est un des plus beaux ouvrages du quatorzième siècle. Sur l'un des murs de la même chapelle il a fait des figures allégoriques représentant les sciences, et, au-dessous de chacune d'elles, le portrait de quelque savant qui passait alors pour s'y être illustré. Il surpassa, dit-on, son maître dans le coloris; le temps nous empêche d'en juger.

Un jour, dans une société de gens de lettres[99], André Orcagna fit cette question: Qui avait été le plus grand peintre, Giotto excepté? L'un nommait Cimabue, l'autre Stefano, ou Bernardo, ou Buffalmacco. Taddeo Gaddi, qui se trouvait présent, dit: Certainement il y a eu de grands talents; mais cet art va manquant tous les jours. Et il avait raison. Comment prévoir qu'il naîtrait des génies qui sortiraient de l'imitation?

On distingue parmi les élèves de Gaddi, Angiolo Gaddi son fils, don Lorenzo, et don Silvestre, tous les deux moines camaldules, Jean de Milan qui peignit en Lombardie Starnina, et dello Fiorentino, qui portèrent le nouveau style italien à la cour d'Espagne, et enfin Spinello d'Arezzo, qui eut du moins une imagination d'artiste. On montre encore dans sa patrie une Chute des anges, avec un Lucifer si horrible, que Spinello l'ayant vu en songe, il en devint fou, et mourut peu après[100].

L'histoire de la peinture ne mérite pas plus de détails depuis l'an 1336 jusqu'à l'an 1400.

Un grand seigneur, Jean-Louis Fiesque, entre dans la boutique d'un peintre célèbre: «Fais-moi un tableau où il y ait saint Jean, saint Louis et la Madone.» Le peintre ouvre la Bible et les Légendes pour les signes caractéristiques de ces trois personnages.

A plus forte raison avait-il recours à la Bible lorsqu'il fallait peindre le reniement de saint Pierre, ou le tribut payé à César, ou le jugement dernier.

Aujourd'hui qui est-ce qui lit la Bible[101]? quelque amateur peut-être pour y voir les quinze ou vingt traits, éternels sujets des tableaux du grand siècle. J'ai trouvé des peintures inexplicables. C'est que certaines légendes trop absurdes ont été abandonnées dans le mouvement rétrograde de l'armée catholique. Alors on indique dans le pays le bouquin où il faut chercher le miracle[102].

Le malheur de ces premiers restaurateurs de l'art, qui, à beaucoup près, ne furent pas sans génie, c'est d'avoir peint la Bible. Cette circonstance a retardé l'expression des sentiments nobles, ou le beau idéal des modernes.

La Bible, à ne la considérer que sous le rapport humain, est une collection de poëmes écrits avec assez de talent, et surtout parfaitement exempts de toutes les petitesses, de toutes les affectations modernes. Le style est toujours grandiose; mais elle est remplie des actions les plus noires, et l'on voit que les auteurs n'avaient nulle idée de la beauté morale des actions humaines[103].

Voici une occasion de dire que les romanciers du jour sont plus que divins. Les trois ou quatre romans qui paraissent chaque semaine nous font bâiller à force de perfection morale; mais les auteurs ne peuvent attraper le style grandiose. Au contraire, changez le style de la Bible, et tout le monde verra ces poëmes avec surprise.

Les voyageurs en Italie sont frappés du peu d'expression de tableaux, d'ailleurs assez bons, et de la grossièreté de cette expression. Mais, me suis-je dit, ce peuple est-il froid? ne fait-il pas de gestes? l'accuse-t-on de manquer d'expression? Les peintres ne pouvant être vrais sans être révoltants, leur siècle, plus humain que la Bible, leur commanda, sans s'en douter, de s'arrêter à l'insignifiant[104]. Si, au lieu de leur demander des sujets pris dans le livre divin[105], on leur eût donné à exprimer l'histoire d'un simple peuple, des Romains, par exemple, qui ne sont rien moins que parfaits, ils y eussent trouvé les enfants de Falères, Fabricius renvoyant le médecin de Pyrrhus, les trois cents Fabius allant mourir pour la patrie, etc., etc., enfin quelquefois des sentiments généreux.

Quel talent, pour exprimer la beauté morale, veut-on qu'acquière un pauvre ouvrier qui est employé tous les jours à représenter Abraham envoyant Agar et son fils Ismaël mourir de soif dans le désert[106], ou saint Pierre faisant tomber mort Ananias, qui, par une fausse déclaration, avait trompé les apôtres dans leur emprunt forcé[107], ou le grand prêtre Joad massacrant Athalie pendant un armistice?

Quelle différence pour le talent de Raphaël, si, au lieu de peindre la Vierge au donataire[108] et les tristes saints qui l'entourent, et qui ne peuvent être que de froids égoïstes, son siècle lui eût demandé la tête d'Alexandre prenant la coupe des mains de Philippe, ou Régulus montant sur son vaisseau[109]!

Quand les sujets donnés par le christianisme ne sont pas odieux, ils sont du moins plats. Dans la Transfiguration, dans la Communion de saint Jérôme, dans le Martyre de saint Pierre, dans le Martyre de sainte Agnès, je ne vois rien que de commun. Il n'y a jamais sacrifice de l'intérêt propre à quelque sentiment généreux.

Je sais bien qu'on a dit, dès 1755: «Les sujets de la religion chrétienne fournissent presque toujours l'occasion d'exprimer les grands mouvements de l'âme, et ces instants heureux où l'homme est au-dessus de lui-même. La mythologie, au contraire, ne présente à l'imagination que des fantômes et des sujets froids.

«Le christianisme vous montre toujours l'homme, c'est-à-dire l'être auquel vous vous intéressez dans quelque situation touchante; la mythologie, des êtres dont vous n'avez pas d'idées dans une situation tranquille.

«Ce qui engagea les génies sublimes de l'Italie à prendre si fréquemment leurs sujets dans l'Olympe, c'est l'occasion si précieuse de peindre le nu....... La mythologie n'a tout au plus que quelques sujets voluptueux.» (Grimm, Correspondance, février 1755.)

[99] Sacchetti, Nouvelle, 136.

[100] Voici les noms des prétendus artistes de cette époque, qui peuvent n'être pas sans intérêt à Florence et à Pise, où leurs tristes ouvrages emplissent les églises. Gio. Gaddi, Antonio Vite, Jacopo di Casentino, Bernardo Daddi, Parri Spinello, qui faisait ses figures très-longues et un peu courbées, pour leur donner de la grâce, disait-il; peut-être avait-il entrevu que pour la grâce il faut une certaine faiblesse[v] du reste, bon coloriste; Lorenzo de Bicci, d'une médiocrité expéditive, Neri son fils, un des derniers de la troupe, Stefano da Verona, Cennini, Antonio Veneziano.

[v] Je ne sympathise pas avec cette jeune femme (dans la retraite de Russie), parce qu'elle est plus faible qu'une autre femme, mais parce qu'elle n'a pas la force d'un homme. C'est ce qui renverse tout le système de Burke; il n'a pas lu ses principes dans son cœur; il les a déduits, avec beaucoup d'esprit et peu de logique, de certaines vérités générales. Toutes les femmes de l'école de Florence ont trop de force.

A Pise, la sculpture était plus à la mode; cependant elle eut des peintres: Vicino, Nello, Gera, plusieurs Vanni, Andrea di Lippo, Gio. di Nicolo. Les discordes civiles livrèrent la ville aux Florentins en 1406; avec la nationalité elle perdit le génie.

On pourrait citer des centaines de peintres; tous ces noms, avec les dates, sont dans le dictionnaire, à la fin du présent ouvrage. Les amateurs qui ont une âme, et qui savent y lire, trouveront de l'instruction à comparer cette médiocrité du quatorzième siècle avec la médiocrité du dix-huitième. Il faut sortir d'une des églises ornées dans ce temps-là, pour entrer dans l'église del Carmine, repeinte depuis l'incendie de 1771.

[101] Hors de l'Angleterre.

[102] Par exemple, les Bollandistes ne conviennent pas du martyre de saint Georges sous Dioclétien, chef-d'œuvre d'expression de Paul Véronèse. Ancien Musée, no 1,091.

Un excès de curiosité peut faire ouvrir, pour la vie de Jésus et de la Madone, G. Albert Fabricius, Codex apocr. Novi Testamenti.

[103] Voir dans l'appendice la bulle de N. S. P. le pape, en date du 29 juin 1816.

(R. C.)

[104] Le Guerchin, qui copiait pour ses saints de grossiers paysans, est plus d'accord avec la Bible que le Guide ou Raphaël. Le clair-obscur seul et le coloris n'étaient pas enchaînés par la religion. Voir le Martyre de saint Pierre à Antioche, ancien Musée Napoléon, no 974. On part toujours du livret de 1811.

[105] Un des effets les plus plaisants de la puissance de Napoléon, c'est la société anglaise pour la Bible. La première année, 1805, cette société eut 134,000 francs à dépenser; le revenu de la dixième année, terminée le 31 mars 1814, s'est élevé à 2,093,184 francs.

Le nombre des exemplaires distribués en 1813 est de 167,320 exemplaires de la Bible, et de 185,249 exemplaires du Nouveau Testament. Le nombre total des Bibles mis en circulation depuis l'origine s'élève à 1,027,000. On a traduit ce livre dans une infinité de langues; on a des gens pour le faire distribuer aux sauvages au retour de leurs chasses, afin de les rendre humains. Partout, disent les graves Anglais dans leurs rapports, le taux moyen de la moralité s'élève par la lecture de la Bible; cette lecture perfectionne la raison[vi].

[vi] Rapport de la société de la Bible, 5 vol., Londres, 1814, Adresse de Leicester, pag. 336.

C'est un bien bon déguisement de l'orgueil que le zèle de ces Anglais, qui se croient vertueux, dans le vrai sens du mot (c'est-à-dire contribuant au bonheur du genre humain), en doublant ou quadruplant la publicité de la Bible.

On n'a qu'à lire cinquante pages, au hasard, dans la traduction de Genève 1805; la gravité de ces braves gens eût été beaucoup mieux employée à répandre des Amis des enfants par Berquin; lisez de suite cinquante pages des deux ouvrages.

Comme leurs ministres, grâce à la liberté, les particuliers anglais ont le pouvoir de l'argent; mais, comme leurs ministres, ils pourraient avoir plus d'esprit; on est étonné, après une aussi énorme dépense de gravité, d'arriver à des effets aussi puérils. La forme de leur liberté ne leur laisse pas le loisir d'acquérir ce pauvre esprit qui les vexe tant; elle agace et met en présence tous les intérêts: la vie est un combat; il n'y a plus de temps pour les plaisirs de la sympathie.

[106] Chef-d'œuvre du Guerchin, à Brera. On ne peut plus oublier les yeux rouges d'Agar, qui regardent encore Abraham avec un reste d'espérance; ce qu'il y a de plaisant dans le tableau du Guerchin, c'est qu'Abraham, poussant Agar à une mort horrible, ne manque pas de lui donner sa bénédiction. M. de C. a donc toute raison d'avancer que la religion chrétienne est une religion d'angélique douceur. Voyez, en Espagne, relever, en l'honneur des libéraux, de vieilles tours sur des rochers escarpés, tombant en ruine depuis le temps des maures. Au mois d'août 1815, la loi de grâce vient de faire brûler à l'île de Cuba, par un temps fort chaud, six hérétiques, dont quatre étaient Européens.

[107] Ancien Musée Napoléon, no 58.

[108] Ancien Musée Napoléon, no 1140.

[109] Régulus ne pouvait s'attendre à être payé au centuple après sa mort; attaché à sa croix dans Carthage, il ne voyait point d'anges au haut du ciel lui apporter une couronne. La découverte de l'immortalité de l'âme est tout à fait moderne. Voir Cicéron, Sénèque, Pline, non pas dans les traductions approuvées par la censure.

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