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LES VEILLÉES DU CHATEAU.

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Table des matières

LE marquis de Clémire, au moment de partir pour l’armée, recevait les tristes adieux de sa femme, de sa belle-mère et de ses trois enfants; il tenait sur ses genoux le petit César, son fils, qui se plaignait avec amertume de n’être point assez grand pour le pouvoir suivre. Le marquis, le serrant toujours dans ses bras, se leva; ses deux filles embrassèrent ses genoux en pleurant, et sa femme, baignée de larmes, se précipita vers la porte, afin de recevoir son dernier adieu... — Oh! papa, dit tout bas César en se penchant vers l’oreille de son père, emportez-moi avec vous....

Le marquis posa doucement l’enfant sur le sein de sa mère. César fit quelque résistance: il fallut ouvrir de force sa petite main qui s’était attachée au collet de l’habit de son père. Alors le marquis, embrassant une dernière fois ses enfants et sa femme, s’arracha de leurs bras et sortit précipitamment. Madame de Clémire, accablée de douleur, se renferma dans son cabinet avec sa mère; et comme il était huit heures du soir, elle envoya coucher ses enfants.

Il régnait dans la maison beaucoup de tumulte et de mouvement, et surtout une grande consternation, par suite du voyage de madame de Clémire pour une terre située dans le fond de la Bourgogne. Elle partait le lendemain, et n’emmenait qu’une partie de ses gens, laissant l’autre à Paris; les domestiques qui devaient l’accompagner étaient aussi mécontents que ceux qui restaient. — Quelle folie, disait en elle-même mademoiselle Victoire, une des femmes de la marquise, d’aller s’enfermer dans un vieux château qu’on n’a jamais habité, au lieu de rester à Paris, où du moins madame trouverait de la dissipation! Comment ses trois enfants, dont l’aîné a neuf ans et demi, pourront-ils supporter la fatigue d’un pareil voyage, au mois de janvier?...

De leur côté, les deux filles de madame de Clémire, Caroline et Pulchérie, entendaient des plaintes du même genre; mademoiselle Julienne, qui les déshabillait, ne pouvait cacher l’excès de son humeur: elle n’était jamais sortie de Paris, et elle avait une horreur invincible pour la province.

Caroline et Pulchérie écoutaient avec attention les déclamations de Julienne, surtout Pulchérie, naturellement très curieuse, défaut que son âge rendait excusable, car elle n’avait que sept ans; du reste, elle annonçait de bonnes qualités; quoiqu’elle fût plus étourdie que sa sœur, plus âgée qu’elle de dix-huit mois, elle méritait aussi d’intéresser par son extrême franchise et la sensibilité de son cœur.

César était le plus raisonnable des trois enfants de madame de Clémire; il est vrai qu’il touchait à sa dixième année, et qu’à cet âge on commence à sortir de la première enfance; aussi César avait-il déjà de l’empire sur lui-même. On n’est pas toujours également appliqué ; mais quand César ne se sentait pas en bonne disposition, il savait se vaincre et surmonter ses dégoûts passagers. Naturellement studieux, il éprouvait un vif désir de s’instruire. D’ailleurs, il était docile, sincère et courageux. Il chérissait son père et sa mère, et il était plein de tendresse pour ses sœurs, de reconnaissance pour ses maîtres, particulièrement pour M. l’abbé Frémont, son précepteur, quoique ce dernier fût sévère et qu’il eût quelquefois un peu d’humeur, surtout depuis qu’il était question du voyage de Bourgogne; car il regrettait beaucoup Paris, les journaux, et surtout sa partie d’échecs, son principal amusement depuis dix ans.

Enfin tout le monde se coucha tristement dans la maison de madame de Clémire. Le lendemain, à sept heures et demie, on éveilla les enfants, on s’habilla, on déjeuna à la hâte, et à huit heures la grand’mère, la mère, M. l’abbé Frémont, César, Caroline et Pulchérie, montèrent ensemble dans une berline anglaise, et l’on partit pour la Bourgogne.

A midi, on s’arrêta pour dîner; madame de Clémire, qui n’avait pas fermé l’œil la nuit précédente, se jeta sur un lit, et le reste des voyageurs s’établit dans la chambre voisine. Pendant que les servantes s’agitaient dans l’auberge pour préparer des côtelettes, des pigeons à la crapaudine, et mettre le couvert, la famille se rassembla autour de la cheminée; les enfants se rangèrent auprès de la baronne Delby, leur grand’mère. Alors on se mit à questionner la bonne maman, car en voiture l’abattement et la profonde tristesse de madame de Clémire avaient suspendu toute curiosité.

— Pourquoi donc allons-nous en Bourgogne? dit Pulchérie. — Mon enfant, répondit la baronne, quand un militaire part pour l’armée, il est obligé de faire beaucoup de dépense: alors, si sa femme est raisonnable, elle doit, par une sage économie, prévenir le dérangement que ces dépenses extraordinaires pourraient causer dans sa fortune; et voilà pourquoi votre mère quitte Paris... — Ah! j’entends, interrompit Pulchérie; mais on dit que le château où nous allons est bien vilain, bien triste... Maman s’y ennuiera: voilà ce que je crains... — Eh bien! reprit la baronne, si vous n’avez pas d’autre crainte, soyez tranquille; votre mère trouve un si grand plaisir à remplir ses devoirs, que sûrement il n’est point d’habitation qui puisse, dans ce moment, lui paraître plus agréable que Champcery. — Je comprends cela, ajouta César; quelquefois, quand j’étudie, au fond du cœur j’aimerais mieux jouer; mais pourtant, en songeant que je fais mon devoir et qu’on sera content de moi si la leçon va bien, je reprends courage. — D’ailleurs, quand vous avez bien joué, bien sauté, ajouta la baronne, il ne vous reste pas d’agréables pensées. — Oh! non, ma bonne maman: je suis fatigué et voilà tout. — Et quand vous avez bien étudié ? — Ah! je suis enchanté ; je pense que M. l’abbé le dira à maman, que je serai caressé, chéri, que tout le monde enfin fera mon éloge... — N’oubliez jamais ceci, mon enfant, interrompit la baronne: on se souvient froidement des plaisirs qu’on a goûtés; on se rappelle avec transport ses bonnes actions.

La baronne se leva pour se mettre à table. Sur la fin du dîner, madame de Clémire vint retrouver sa mère et ses enfants; un quart d’heure après on quitta l’auberge, et l’on se remit en route.

Au bout de quelques jours on arriva à Champcery, vieux château délabré, entouré d’étangs, et dont les rigueurs de la saison rendaient encore l’aspect plus agreste et plus sauvage. La simplicité grossière des meubles frappa surtout les enfants. — Comment! dit Caroline, le chaises et les fauteuils du salon sont de cuir noir!... Quelles grandes cheminées!... quelles petites vitres! — Mes enfants, reprit la baronne, dans ma jeunesse on passait huit mois de l’année dans des châteaux semblables à celui-ci: on s’y plaisait; on y avait beaucoup plus de véritable gaieté que dans ces petites maisons des environs de Paris, dans ces habitations brillantes, où l’on ne trouve ni plaisir ni liberté, et où l’on dérange également sa santé et sa fortune.

Malgré ces sages réflexions de la baronne, Caroline et Pulchérie regrettaient un peu Paris; l’abbé, naturellement frileux, se plaignait avec aigreur du froid excessif qui régnait dans tous les appartements. En effet les fenêtres et les portes fermaient très mal; aussi l’abbé s’enrhuma-t-il dès le premier jour, ce qui porta au comble sa tristesse et sa mauvaise humeur. Mais rien n’égalait la désolation des deux femmes de chambre, Victoire et Julienne; Victoire éclata la première. Dès le lendemain matin elle commença par dire que la peur des voleurs l’avait empêchée de dormir toute la nuit. — Comment, des voleurs! s’écria Pulchérie. — Eh! vraiment, mademoiselle, pensez-vous que nous soyons ici fort en sûreté, dans un château isolé au milieu des eaux et des bois, et avec aussi peu de monde? Encore si madame avait amené les gens qu’elle a laissés à Paris! — Et puis, interrompit Julienne, ajoutez à cela qu’il y a dans ce pays autant de loups que de voleurs... — Des loups!... — Oui, mademoiselle, et des loups affamés!... — Ah! mon Dieu!... — Oh! cela fait trembler! on en conte des histoires!... Tous ces étangs que vous voyez sont glacés. — Eh bien?... — Eh bien! ces loups viennent là en bandes toutes les nuits. — Ah! juste ciel, si près de nous? — Jugez si, par mégarde, ceux qui sont au rez-de-chaussée laissaient une fenêtre ouverte, jugez un peu!... — Mais on ne laisse pas la fenêtre ouverte la nuit dans ce temps-ci... — Enfin, on peut avoir une distraction. — Oh! quel vilain pays que la Bourgogne!

Cet entretien ne fit que trop d’impression sur Caroline et Pulchérie; saisies de crainte et pénétrées de tristesse, elles regrettaient amèrement Paris; et lorsqu’elles entrèrent chez leur mère, celle-ci remarqua qu’elles n’étaient pas dans leur état ordinaire. Caroline, vivement questionnée, avoua tout; elle rendit un compte détaillé de la conversation de Julienne et de Victoire. Madame de Clémire n’eut pas de peine à lui faire comprendre combien la peur des voleurs et des loups est extravagante et peu fondée. — Mais, ajouta-t-elle, ne vous avais-je pas interdit toute espèce de conversation avec les femmes de chambre? — Autrefois, maman, nous ne causions jamais avec elles, mais depuis que ma bonne a la fièvre tierce, et que mademoiselle Julienne nous habille... — Eh bien! parce que mademoiselle Julienne vous habille, faut-il que vous imitiez son bavardage? — Souvent ce n’est pas à moi qu’elle adresse la parole; c’est à Victoire. — Ne prenez point part à leurs entretiens, ne les écoutez qu’avec un air indifférent, elles ne causeront pas devant vous; si, au contraire, vous prenez du goût à leurs conversations vous vous gâterez l’esprit et le cœur. — Mais, maman, vous m’avez souvent dit que tous les hommes sont frères, et... — Sans doute; nous devons les aimer tous, les secourir, les servir, autant qu’il est en nous. Une grande naissance n’est qu’un avantage d’opinion; l’éducation seule établit entre les hommes une véritable inégalité. Une personne raisonnable, instruite, n’admettra point dans son intimité une personne ignorante, grossière, remplie de préjugés; c’est pourquoi elle n’aura pas de conversation particulière avec sa femme de chambre, à moins que cette dernière n’ait à lui demander quelque service; car nous devons écouter nos gens avec bonté quand ils ont besoin de nous, qu’ils nous consultent ou nous confient leurs affaires... — Mais cependant, si une femme de chambre est bien bonne, bien bonne, ne pourrait-on pas la regarder comme son amie, quoiqu’elle fût ignorante, qu’elle manquât d’éducation? — Dites-moi, Caroline, qu’entendez-vous par regarder une personne comme son amie? — Maman... c’est aimer cette personne de tout son cœur. — Madame de Mérival, que vous connaissez, aime de tout son cœur sa fille qui n’a que deux ans; cependant cette enfant n’est pas son amie. — Ah! c’est juste; pour une amie il faut avoir quelque chose de plus que de l’amitié. — Sûrement, il faut de la confiance; on ne peut pas consulter sa femme de chambre, en recevoir un conseil salutaire, avoir avec elle une conversation solide et agréable, même sur des choses indifférentes. Il ne serait donc pas raisonnable de lui donner sa confiance; on doit l’aimer, si elle est honnête et bonne; mais il serait imprudent de la regarder comme son amie; enfin, une liaison intime de ce genre serait fort ridicule pour une personne de mon âge; mais pour un enfant, elle serait dangereuse; vous le voyez vous-même, puisque deux ou trois entretiens avec Julienne et Victoire ont suffi pour vous inspirer des craintes chimériques, vous faire murmurer contre les volontés de votre mère, au lieu d’applaudir aux motifs honnêtes qui l’ont conduite ici. Ainsi, évitez soigneusement à l’avenir toute espèce d’intimité et de familiarité avec les domestiques, avec tous les gens enfin qui manquent d’éducation; en même temps, ayez toujours la plus grande indulgence pour eux. Il serait mal de les mépriser parce qu’ils sont privés d’un avantage qu’il n’était pas en leur pouvoir de se procurer: plaignez-les quand vous les voyez inconsidérés ou ridicules; répétez-vous bien alors: Si je n’avais pas eu des parents éclairés et tendres, j’aurais sûrement tous ces travers, et peut-être même en aurais-je encore de plus grands! — Mais, maman, j’ai ouï dire que ma tante, si bonne, si raisonnable, regarde véritablement Rosalie, une de ses femmes, comme son amie. — C’est vrai; Rosalie n’est pas une femme de chambre ordinaire; pour une personne de son état, elle a été parfaitement bien élevée; ses parents ne purent lui procurer une instruction bien étendue; mais ils lui donnèrent d’excellents exemples et de bons principes: plus tard, lorsque Rosalie, à l’âge de dix-sept ans, fut placée chez ma belle-sœur, elle demanda des livres à sa maîtresse; elle s’instruisit; elle avait de l’esprit, des sentiments nobles; elle obtint et mérita bientôt l’estime et la confiance de sa maîtresse par sa raison, son attachement, par sa piété solide et son goût pour le travail et la lecture. — Morel, le domestique de mon frère, a les mêmes inclinations que Rosalie; M. l’abbé dit qu’il sait très bien l’orthographe et l’histoire; il a toujours un livre dans sa poche: avec cela, il est d’une piété... — Aussi vous voyez avec quels égards je le traite; je n’ai point défendu à César de s’entretenir avec lui. Mais ces exemples sont si rares, qu’on doit les considérer comme des exceptions.

Depuis cette conversation, les deux jeunes sœurs ne prirent plus Part aux entretiens de Victoire et de Julienne, et bientôt elles commencèrent à s’apercevoir que la campagne peut être agréable, même dans le cœur de l’hiver; elles s’accoutumèrent au froid, ainsi que César qui trouvait un grand plaisir à courir dans les jardins, à faire des boules de neige, à glisser sur les étangs glacés. Caroline et Pulchérie, animées par l’exemple de leur frère, se hasardèrent sur la glace, non d’abord sans quelque crainte; mais s’aguerrissant en peu de temps, elles devinrent aussi courageuses que César; elles couraient avec assurance; elles se poussaient réciproquement dans de petits fauteuils qui glissaient avec rapidité sur la glace, et qu’elles dirigeaient sans peine et sans efforts; les chutes, assez fréquentes, mais jamais dangereuses, ne faisaient que redoubler leur gaieté : on tombait légèrement, on se relevait en éclatant de rire. Madame de Clémire elle-même se mêlait à ces jeux; elle avait repris, non sa gaieté naturelle, mais sa douceur et toute son égalité d’humeur; on ne la voyait plus triste et gardant un morne silence; si parfois elle éprouvait un moment d’abattement, elle sortait aussitôt, allait dans son cabinet, et au bout de quelques minutes elle revenait avec un visage tranquille et serein.

Un jour qu’elle avait ainsi quitté brusquement sa famille, Caroline alla la chercher; elle ne la trouva point dans sa chambre, mais elle crut l’entendre parler dans son cabinet, dont la porte était entr’ouverte. En entrant dans le cabinet, elle aperçut sa mère prosternée et s’écriant les larmes aux yeux: — Grand Dieu! donnez-moi plus de courage et de résignation.

Aussitôt, Caroline, tombant à genoux, joignit les mains, et les élevant vers le ciel: — O mon Dieu! s’écria-t-elle d’une voix entrecoupée, exaucez les prières de maman!...

A ces mots, madame de Clémire tourna la tête, se leva et tendit les bras à sa fille, qui s’y précipita en pleurant; toutes deux s’assirent sur un canapé ; et après un moment de silence: — Il faut, dit madame de Clémire, vous expliquer ce que vous venez de voir. Depuis quelque temps vous avez dû remarquer que je ne suis plus dévorée de cette insurmontable tristesse qui m’accablait lorsque nous sommes arrivés ici: cependant la cause en subsiste toujours; je suis séparée de votre père, et j’ai les mêmes sujets d’inquiétude; mais j’ai cherché dans la religion les consolations qui m’étaient si nécessaires, et mes peines se sont adoucies. Quand j’ai prié, je sens mes espérances et mon courage se ranimer; Dieu parle à mon cœur, l’élève, le fortifie: j’attends tout de la protection divine. — Oh! maman, dit Caroline en embrassant sa mère, toutes les fois que vous voudrez prier pour papa, permettez que je vous suive, et que je prie Dieu avec vous: ce sera de bon cœur!... — Oui, mon enfant, je vous le permets; et vous, n’oubliez jamais que, sans cette piété tendre et sincère, il est impossible d’être heureux.

Cependant Champcery est devenu chaque jour plus agréable à ses habitants, les enfants commencent à ne plus regretter Paris; l’abbé lui-même s’est accoutumé à la vie de château; sa chambre est bien calfeutrée, les appartements sont chauffés, les peaux de mouton prodiguées aux portes et même aux fenêtres. Le curé du lieu, aussi sociable que vertueux, et qui joue d’ailleurs passablement bien aux échecs, fait la partie de M. l’abbé ; et ce dernier insensiblement a repris toute sa bonne humeur. On est convenu que, pour varier l’amusement des soirées, la baronne et madame de Clémire conteraient de temps en temps des histoires à la veillée d’après souper, c’est-à-dire depuis huit heures et demie jusqu’à neuf et demie.

Cette promesse ne manqua pas de causer la plus grande joie aux enfants. Ils en pressèrent l’exécution avec tant d’empressement, que le soir même madame de Clémire satisfit leur impatience. On se rangea autour de la grande cheminée; les enfants s’établirent aux pieds de leur mère, et celle-ci, sur qui se portaient tous les regards de l’assemblée, conta à peu près dans ces termes l’histoire suivante:

Les Veillées du château

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