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LE CHAUDRONNIER OU LA RECONNAISSANCE RECIPROQUE.

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Table des matières

LE roi d’Angleterre, Jacques II, contraint d’abandonner son royaume, vint se réfugier en France; Louis XIV lui donna un asile à Saint-Germain où vinrent aussi se fixer quelques sujets fidèles qui l’avaient suivi. Madame de Varonne, dont je vais vous conter l’histoire, était d’une famille irlandaise qui avait suivi Jacques II dans l’exil; tout le temps que vécut son mari elle jouit d’une honnête aisance; mais devenue veuve, et se trouvant sans protection, sans parents, elle n’eut pas le crédit d’obtenir de la cour une partie de la pension qui avait fait subsister son mari. Cependant elle écrivit aux ministres, elle envoya plusieurs placets; on lui répondit «qu’on mettrait sa demande sous les yeux du roi.» Deux ans se passèrent sans qu’elle vît ses espérances se réaliser. Enfin, ayant renouvelé ses sollicitations, elle reçut un refus formel; il ne lui fut plus possible de s’aveugler sur son sort. Sa situation était déplorable; depuis deux ans elle avait été obligée de vendre successivement, pour vivre, son argenterie et une partie de ses meubles; il ne lui restait aucune ressource. Son goût pour la solitude, sa piété solide et sa mauvaise santé l’avaient toujours tenue éloignée de la société, et particulièrement depuis la mort de son mari. Elle se trouvait donc sans appui sans amis, sans espérance, dénuée de tout, plongée dans la plus affreuse misère, et, pour comble de maux, elle avait cinquante ans et une santé délabrée. Dans cette extrémité elle eut recours au véritable dispensateur des consolations et des grâces, à celui qui pouvait changer son sort, ou lui donner le courage d’en supporter patiemment la rigueur; elle se jeta à genoux, et pria Dieu avec confiance; s’élevant bientôt au-dessus d’elle-même, elle sentit le calme renaître dans son âme, et envisagea d’un œil ferme tout ce que son état avait d’affreux. — Eh bien! dit-elle, puisqu’il faut un jour la perdre cette existence fragile, qu’importe qu’elle soit anéantie par le dernier terme de la misère, ou par une maladie? qu’importe de mourir sous un dais ou sur de la paille? Ma mort en sera-t-elle plus douloureuse, parce que je n’aurai rien à regretter sur la terre? Non sans doute; au contraire, je n’aurai besoin ni d’exhortation ni de courage; je n’aurai point de sacrifice à faire: abandonnée de tout le monde, je ne penserai qu’à celui qui régit l’univers; je le verrai prêt à me recevoir, à me récompenser, et j’attendrai la mort, le plus précieux de ses bienfaits...

— Quel courage! interrompit Caroline; est-il possible de mourir sans regretter un peu la vie? — Songez, ma fille, dit la baronne, que madame de Varonne n’avait point d’enfants... — Et qu’elle n’avait plus ni père ni mari, ajouta madame de Clémire. — D’ailleurs, reprit la baronne, la religion peut donner cette sublime résignation, et je vous ai déjà dit que madame de Varonne avait Une piété solide. Mais reprenons le fil de son histoire.

Comme elle réfléchissait sur sa destinée, Ambroise, son domestique, entra. Il est nécessaire de vous faire connaître cet Ambroise. C’était un homme de quarante ans, qui depuis vingt années servait madame de Varonne; ne sachant ni lire ni écrire, brusque, taciturne, grondeur, il avait toujours eu l’air de mépriser ses camarades, de bouder ses maîtres; sa mine constamment refrognée, son humeur chagrine rendaient son service peu agréable. Cependant son exactitude, sa bonne conduite l’avaient toujours fait regarder comme un excellent sujet et un domestique précieux; on ne lui connaissait que des qualités essentielles, et pourtant il possédait des vertus sublimes; sous un extérieur si grossier, il cachait l’âme la plus sensible et la plus élevée.

Madame de Varonne, quelque temps après la mort de son mari, avait renvoyé les gens attachés à son service, et n’avait gardé qu’une cuisinière, une servante et Ambroise. Enfin elle se voyait contrainte de congédier encore ces trois domestiques. Ambroise, comme je vous le disais, entra: on était en hiver; il tenait une bûche, et allait la mettre au feu, lorsque madame de Varonne lui dit: — Ambroise, il faut que je vous parle.

Le ton ému avec lequel madame de Varonne prononça ces mots frappa Ambroise; posant sa bûche sur le plancher, et regardant sa maîtresse: — Mon Dieu! madame, dit-il, qu’est-ce qu’il y a? — Ambroise, savez-vous ce que je dois à la cuisinière? — Vous ne lui devez rien, madame, ni à moi, ni à Marie, vous avez payé le mois hier... — Ah! tant mieux: je ne m’en souvenais pas. Eh bien! Ambroise, je vous charge de dire à la cuisinière et à Marie que je n’ai plus besoin de leurs services... Et vous-même, mon cher Ambroise, il faut que vous cherchiez une autre condition. — Une autre condition!... Que voulez-vous dire? Je veux mourir à votre service; je ne vous quitterai point, quoi qu’il arrive... — Ambroise, vous ne connaissez pas ma situation. — Madame, vous ne connaissez pas Ambroise... Eh bien! si l’on vous retranche de votre pension et que vous n’ayez pas le moyen de payer vos gens, renvoyez les autres, à la bonne heure; mais moi, je n’ai pas mérité d’être chassé avec eux. Je n’ai point l’âme mercenaire, madame... — Mais, Ambroise, je suis ruinée, entièrement ruinée. Tout ce que je possédais, je l’ai vendu, et l’on m’ôte ma pension... — On vous ôte votre pension... ça ne se peut pas. — Rien n’est plus vrai cependant. — Ah! bon Dieu! — Il faut respecter, adorer les décrets de la Providence, et s’y soumettre sans murmure, mon bon Ambroise. Pourtant, dans mon malheur, j’éprouve une grande consolation; c’est de me sentir parfaitement résignée. Tant d’êtres sur la terre, tant de familles vertueuses se trouvent dans la situation où je suis!... Moi, du moins, je n’ai point d’enfants; je souffrirai seule: c’est peu souffrir... — Non, non, s’écria Ambroise, d’une voix entrecoupée, non, vous ne souffrirez pas. J’ai des bras, je sais travailler... — Mon cher Ambroise, interrompit madame de Varonne attendrie, je n’ai jamais douté de votre attachement... Je n’en abuserai point. Voici seulement ce que j’en attends; c’est que vous alliez me louer une petite chambre à un cinquième étage. J’ai encore quelque argent, il me suffira pour deux ou trois mois. Je travaillerai, je coudrai. Cherchez-moi dans Saint-Germain quelques pratiques: voilà tout ce que je vous demande, et tout ce que Vous pourrez faire pour moi.

Ambroise était resté immobile devant sa maîtresse, la considérant en silence; lorsqu’elle eut fini de parler, il tomba à ses pieds. — Ah! ma respectable maîtresse, s’écria-t-il, recevez le serment du pauvre Ambroise; je m’engage à vous servir jusqu’à la fin de ma vie!... et de meilleur cœur, avec plus de respect et d’obéissance que je n’ai jamais fait. Depuis vingt ans je suis nourri, habillé chez vous; vous me faites vivre, vous me rendez la vie heureuse. J’ai bien souvent mésusé de votre bonté et de votre patience. Ah! madame, pardonnez-moi toutes les fautes que m’a fait commettre envers vous mon mauvais caractère. Je les réparerai, soyez-en sûre; je ne demande des jours au bon Dieu que pour cela.

En achevant ces mots, Ambroise, tout en larmes, se releva et sortit précipitamment, sans attendre de réponse.

Vous jugez facilement de quelle vive et profonde reconnaissance le cœur de madame de Varonne dut être pénétré. Au bout de quelques minutes, Ambroise revint; il tenait un petit sac de peau, et le posant sur la cheminée: — Grâce à Dieu, dit-il, grâce à vous, madame, et à défunt monsieur, il y a là dedans trente louis. Cet argent vient de vous, il vous appartient... — Ambroise! le fruit de vos épargnes durant vingt ans!... je ne puis accepter!... — Quand vous aviez de l’argent, vous m’en donniez. Quand vous n’en avez plus, je vous le rends. L’argent n’est bon qu’à cela. Je sais bien que cette petite somme ne peut pas tirer madame d’embarras; mais voici comme je compte m’arranger. Il faut que madame se souvienne que je suis le fils d’un chaudronnier, et que je n’ai pas oublié mon premier métier; car, dans mes moments perdus, et quelquefois quand madame me permettait de sortir, j’allais chez Nicault, un de mes pays, qui est chaudronnier, et je travaillais chez lui pour me distraire. Eh bien! à présent je travaillerai sérieusement, et avec quel courage!... — Ah! c’en est trop, s’écria madame de Varonne; vertueux Ambroise, dans quel état indigne de vous le sort vous a-t-il placé !... — J’en suis content, reprit Ambroise, si madame peut s’accoutumer à son changement de situation. — Votre attachement, Ambroise, doit me consoler de tout. Mais vous voir souffrir pour moi! — Souffrir en travaillant, et quand ce travail vous sera utile! De pareilles souffrances me rendront heureux. Dès demain je me mets à l’ouvrage. Nicault, qui est un brave homme, ne m’en laissera pas manquer. Il est accrédité dans Saint-Germain; il a justement besoin d’un bon compagnon: je suis fort, je ferai bien l’ouvrage de deux, et tout ira pour le mieux.

Madame de Varonne, ne trouvant pas d’expressions pour témoigner son admiration, levait les yeux au ciel, et ne répondait que par ses pleurs.

Le lendemain, la cuisinière et la servante furent congédiées. Ambroise loua dans Saint-Germain une petite chambre bien propre, bien claire, à un troisième étage, et la meubla du peu de meubles qui restaient à sa maîtresse, et y conduisit madame de Varonne. Elle y trouva un bon lit, un grand fauteuil bien commode, une petite table avec une écritoire et du papier, au-dessus de laquelle ses livres étaient rangés sur cinq ou six planches; une grande armoire qui contenait son linge, ses robes, et une provision de fil pour travailler; un couvert d’argent, car Ambroise ne voulait pas qu’elle mangeât dans de l’étain, et la bourse de peau qui renfermait les trente louis. Dans un coin de la chambre, derrière un rideau, était cachée la petite vaisselle de terre qui devait servir à la cuisine de madame de baronne. — Voilà, dit Ambroise, tout ce que j’ai pu trouver de mieux pour le prix que madame voulait mettre à son loyer. Il n’y a qu’une chambre; mais la servante couchera sur un matelas roulé sous le lit de madame... — Comment! la servante! interrompit madame de Varonne. — Pardi, madame peut-elle se passer d’une servante pour faire son pot-au-feu, ses commissions, pour la déshabiller?... — Mais, mon cher Ambroise!... — Oh! cette servante-là ne vous coûtera pas cher: c’est une enfant de treize ans; vous ne lui donnerez Point de gages, et elle vivra des restes de madame. Pour ce qui est de moi, j’ai fait mon arrangement avec Nicault. Je lui ai dit que j’avais été compris dans la réforme que madame a été forcée de faire; que j’étais dans le besoin, et ne demandais pas mieux que de travailler. Nicault, qui est riche, et de plus un brave homme, me couchera chez lui: c’est à deux pas d’ici; il me nourrira, et me donnera vingt sous par jour. La vie est à bon marché à Saint-Germain: ainsi avec vingt sous par jour madame pourra vivre tout doucement, d’autant qu’elle a quelques provisions et un peu d’argent comptant. Je n’ai pas voulu dire tout cela devant la petite Suzanne, votre nouvelle servante. A présent je vais vous la chercher.

Ambroise sortit aussitôt, et revint un moment après, tenant par la main une jolie petite fille, qu’il présenta à madame de Varonne: — Voici la jeune fille dont j’ai eu l’honneur de parler à madame. Son père et sa mère sont pauvres, mais laborieux; ils ont six enfants, et madame fera une très bonne action en prenant celle-ci à son service.

Après ce préambule, Ambroise, d’un ton sévère, exhorta Suzanne à se bien conduire; ensuite il prit congé de madame de baronne, et s’en alla chez son ami Nicault.

Qui pourrait dire tout ce qui se passait au fond de l’âme de madame de Varonne? Elle était pénétrée de reconnaissance et d’admiration, et ne revenait pas de la surprise que lui causait le changement subit dans les manières et dans l’humeur d’Ambroise; cet homme toujours si brusque, si grossier, ne paraissait plus être le même; depuis qu’il était devenu son bienfaiteur, il n’était pas reconnaissable: il joignait les égards aux procédés, la délicatesse à l’héroïsme, et son cœur lui avait appris en un moment tout ce qu’on doit de ménagement et de respect aux infortunés. On voyait qu’il sentait combien sont sacrées les obligations que nous imposent nos propres bienfaits, et que l’on n’est pas véritablement généreux si l’on humilie, ou seulement si l’on embarrasse le malheureux que l’on secourt.

Le lendemain du jour où madame de Varonne prit possession de son nouveau domicile, elle ne vit pas Ambroise de la journée, parce qu’il travaillait; mais il vint le soir un moment, et pria madame de Varonne de donner une commission à Suzanne; quand il se trouva seul avec sa maîtresse, il tira de sa poche vingt sous enveloppés dans du papier, et les posant sur la table: — Voilà, dit-il, ma journée.

Alors, sans attendre de réponse, il rappela Suzanne, et retourna chez Nicault. Après un semblable emploi de sa journée, que le sommeil doit être paisible, et le réveil doux! Par ce que nous éprouvons en faisant une bonne action, jugeons de la satisfaction inexprimable que procure une action héroïque.

Ambroise, fidèle aux devoirs qu’il s’était imposés, venait tous les jours faire une visite à madame de Varonne, et déposer chez elle le fruit du travail de sa journée; il ne se réservait, au bout de chaque mois, que l’argent nécessaire pour payer son blanchissage; et celui qu’il dépensait le dimanche pour boire quelques bouteilles de bière, il le demandait à madame de Varonne, et le recevait comme un don. En vain madame de Varonne, affligée de dépouiller ainsi le généreux Ambroise, voulait lui persuader qu’elle pourrait vivre en lui coûtant moins; Ambroise alors ne l’écoutait pas, ou paraissait l’entendre avec tant de peine, qu’elle était bientôt forcée de se taire.

Dans l’espoir d’engager Ambroise à se procurer un peu plus d’aisance, madame de Varonne, de son côté, se livrait presque sans relâche à des travaux d’aiguille. Suzanne l’aidait et allait vendre son ouvrage; mais quand madame de Varonne parlait à Ambroise du profit qu’elle retirait de son travail, il répondait simplement tant mieux, et parlait d’autre chose. Le temps n’apporta nul changement dans sa conduite; durant quatre ans entiers on ne le vit jamais se démentir un seul instant.

Enfin le moment approchait où madame de Varonne devait ressentir le chagrin le plus déchirant pour son cœur. Un soir qu’elle attendait Ambroise comme à l’ordinaire, elle vit entrer dans sa chambre la servante de Nicault, qui vint lui dire qu’Ambroise était Malade, qu’il avait été forcé de se mettre au lit. A cette nouvelle, Madame de Varonne pria la servante de la conduire sur-le-champ chez Nicault, et en même temps elle ordonna à Suzanne d’aller chercher un médecin. Madame de Varonne, en arrivant chez Nicault, causa beaucoup de surprise à ce dernier, qui ne l’avait jamais vue. Elle lui dit qu’elle voulait aller dans la chambre d’Ambroise. — Mais, madame, reprit Nicault, c’est impossible... — Comment? — Il faut monter une échelle pour arriver à ce grenier... — Une échelle!... Ah! pauvre Ambroise!... Je vous en prie, conduisez-moi... — Mais, madame, encore une fois, vous risquerez de vous rompre le cou; et puis vous ne pourrez vous tenir debout chez Ambroise; il est niché dans un si vilain trou!

A ces mots, madame de Varonne eut peine à retenir ses pleurs, et priant de nouveau Nicault de la guider, elle arriva au bas d’une petite échelle qu’elle monta difficilement, et qui la conduisit à un grenier où elle trouva Ambroise couché sur une paillasse. — Mon cher Ambroise, s’écria-t-elle en le voyant, dans quel état je vous trouve! Et vous disiez que votre logement vous plaisait, que vous étiez bien!...

Ambroise n’était pas en état de répondre à madame de Varonne; depuis près d’une heure il n’avait plus sa tête; madame de Varonne, s’en apercevant bientôt, se livra à toute sa douleur. Enfin Suzanne revint avec un médecin; ce dernier, en entrant dans le galetas d’Ambroise, fut étrangement surpris de voir auprès de la paillasse d’un pauvre garçon chaudronnier une dame décemment mise, dont l’air distingué annonçait la naissance, et qui paraissait accablée de désespoir. Il s’approcha du malade, l’examina attentivement, et dit qu’on l’avait appelé trop tard. Jugez de l’état de madame de Varonne, lorsqu’elle entendit prononcer ce funeste arrêt. — Aussi, dit Nicault, c’est sa faute, à ce pauvre Ambroise: il y a plus de huit jours qu’il est malade et que je voulais l’empêcher de travailler; mais il allait toujours son train. Il ne s’est alité que ce matin, encore nous avons eu bien de la peine à le décider. Pour entrer chez nous, il s’était chargé de plus d’ouvrage qu’il n’en pouvait faire; il s’est tué à force de travailler.

Chaque mot de Nicault était un trait mortel pour la malheureuse madame de Varonne. Elle s’avança vers le médecin, et, les mains jointes, elle le conjura de ne pas abandonner Ambroise. Le médecin avait de l’humanité ; d’ailleurs sa curiosité était vivement excitée; il promit de passer une partie de la nuit auprès d’Ambroise. Madame de Varonne envoya chercher chez elle des matelas, des couvertures, du linge; dès qu’elle eut préparé avec Suzanne un lit pour Ambroise, le médecin et Nicault l’y posèrent doucement; alors madame de Varonne se jeta sur une escabelle de bois, et donna un libre cours à ses pleurs. Sur les quatre heures du matin, le médecin se retira, après avoir soigné le malade, et promis de revenir à midi. Vous pensez bien que madame de Varonne ne quitta pas Ambroise un moment; elle passa quarante-huit heures à son chevet sans recevoir du médecin la plus légère espérance; enfin, le troisième jour, il annonça qu’il croyait entrevoir du mieux, et le soir même il déclara qu’il répondait de la vie d’Ambroise.

La baronne en était là de son récit, lorsque madame de Clémire, craignant qu’elle ne fût fatiguée, l’interrompit, quoiqu’il ne fût pas neuf heures et demie, et l’engagea à réserver le reste de son histoire Pour le lendemain. — Eh quoi! déjà ? s’écria Caroline; il est encore de si bonne heure!... — Vous ne remarquez pas, dit madame de Clémire, que depuis un quart d’heure votre bonne maman est enrouée, et qu’elle a toussé plusieurs fois?... — Maman!... — Vous devriez être plus attentive, et ne pas abuser de la bonté qu’on vous témoigne... — Maman, je sens mon tort... — Alors je suis sûre qu’une autre fois vous n’hésiterez pas à sacrifier vos plaisirs à la reconnaissance, et même à de simples égards de société.

Après cette petite leçon on alla se coucher, et le lendemain la baronne continua son récit de cette manière:

Je ne vous peindrai point la joie, les transports de madame de Varonne en voyant Ambroise hors de danger; elle voulait le veiller encore la nuit suivante; mais Ambroise, qui avait recouvré sa connaissance, ne voulut pas y consentir. Elle s’en retourna accablée de fatigue; le médecin se présenta le lendemain chez elle; il lui témoigna tant d’intérêt, il paraissait si touché des soins qu’elle avait eus Pour Ambroise, que madame de Varonne ne put se défendre de répondre à ses questions. Elle satisfit sa curiosité, et lui conta son histoire. Trois jours après cette confidence, le médecin, qui n’habitait pas ordinairement Saint-Germain, fut obligé de retourner à Paris; il Partit précipitamment, laissant Ambroise en convalescence.

Cependant madame de Varonne se trouvait dans une situation critique; en huit jours elle avait dépensé pour Ambroise le peu d’argent qu’elle possédait; elle en avait assez pour vivre encore quatre ou cinq jours; mais alors Ambroise ne serait pas en état de se remettre à l’ouvrage, et elle frémissait en songeant que la nécessité le contraindrait à travailler, au risque de retomber malade. Elle sentit l’horreur de sa situation, et se reprocha amèrement d’avoir accepté les secours du généreux Ambroise. — Sans moi, disait-elle, il serait heureux, son travail aurait pu lui procurer une honnête subsistance; son attachement pour moi lui a ravi son bonheur... et peut lui coûter la vie!... et moi, je mourrai sans m’acquitter... M’acquitter!... et quand il me serait possible de disposer à mon gré des événements, pourrais-je m’acquitter jamais! Dieu seul la saurait payer, cette dette sacrée! Dieu seul peut récompenser dignement une vertu si sublime!...

Un soir que madame de Varonne était profondément absorbée dans ses douloureuses réflexions, Suzanne, tout essoufflée, entra dans sa chambre, et lui dit qu’une belle dame demandait à la voir. — Elle se trompe sûrement, répondit madame de Varonne. — Non, non; elle a dit comme ça: «Madame de Varonne qui demeure «ici, chez M. Daviet, au troisième étage sur la cour?» Elle disait cela de sa voiture, une voiture avec quatre beaux chevaux. Moi, j’étais sur le pas de la porte. «Madame, ai-je fait, c’est ici. — «Voulez-vous bien aller dire à madame de Varonne que je lui «demande en grâce de m’accorder un moment d’entretien.» Là-dessus j’ai pris mes jambes à mon cou...

En ce moment on entendit frapper doucement à la porte; madame de Varonne se leva avec une extrême émotion pour aller ouvrir; une dame parfaitement belle se présenta d’un air timide et attendri. Madame de Varonne renvoya Suzanne. — Je suis charmée, madame, lui dit l’inconnue, de vous annoncer que le roi vient enfin d’être informé de votre situation, et qu’il a bien voulu réparer les injustices de la fortune envers vous... — Oh! Ambroise!... s’écria madame de Varonne en joignant les mains et les élevant avec l’expression de la reconnaissance la plus vive...

A cette exclamation, l’inconnue ne put retenir ses larmes; elle s’approcha de madame de Varonne, et lui prenant affectueusement les mains: — Venez, madame, lui dit-elle, venez dans le nouveau logement qui vous est préparé ! — Ah! madame, interrompit madame de Varonne, comment vous exprimer... Mais si j’osais... je vous demanderais la permission... Madame, j’ai un bienfaiteur, daignez souffrir qu’avant tout j’aille l’instruire... — Vous avez toute liberté, reprit l’inconnue; dans la crainte de vous gêner, je ne vous demanderai pas à vous accompagner jusqu’à votre maison, j’irai de mon côté ; mais je veux vous conduire à votre voilure, qui vous attend à la porte... — Ma voiture!... — Oui, madame, ne perdons plus de temps, venez.

En disant ces mots, l’inconnue, donnant le bras à madame de Varonne, qui pouvait à peine se soutenir sur ses jambes, descendit avec elle. Arrivée près de la porte, l’inconnue dit à un laquais qui l’attendait: — Appelez les gens de madame de Varonne.

Cette dernière croyait rêver. Son étonnement s’accrut encore en Voyant un laquais vêtu de gris faire approcher une voiture simple et commode. La darne inconnue fit ouvrir la portière du carrosse, y fit entrer madame de Varonne, et la quitta pour aller rejoindre sa voiture. Le nouveau laquais de madame de Varonne lui demanda ses ordres; il fut prié bien poliment, et avec une voix tremblante, de prendre le chemin de la maison de M. Nicault le chaudronnier. Concevez-vous, mes enfants, la vive émotion, le battement de cœur que la vue de cette maison dut causer à madame de Varonne!... Elle tira le cordon, et ouvrit elle-même la portière; et s’appuyant sur le bras de son laquais, elle entra dans la boutique de Nicault. La première personne qu’elle aperçut, ce fut Ambroise lui-même dans ses habits de travail; Ambroise, à peine convalescent, mais qui, malgré sa faiblesse, avait voulu essayer de se remettre à l’ouvrage. En le voyant, madame de Varonne éprouva un attendrissement d’une douceur inexprimable. Il travaillait pour elle, et elle venait l’arracher pour toujours à ces travaux pénibles, à la misère, à la fatigue. Elle goûtait dans toute sa pureté tout le bonheur que peut procurer la reconnaissance la plus profonde. — O mon cher Ambroise! s’écria-t-elle avec transport, venez, suivez-moi... quittez ces travaux; vous ne les reprendrez plus; votre sort est changé... Venez, ne différez pas davantage.

Ambroise, frappé d’étonnement, demandait en vain des explications; il voulait du moins obtenir le temps nécessaire pour s’habiller et se revêtir de ses habits des dimanches; mais madame de Varonne n’était pas en état de l’écouter ni de lui répondre. Elle l’entraîna avec elle, et le força de monter dans sa voiture, — Madame veut-elle aller dans sa nouvelle maison? demanda son laquais. Madame de Varonne tressaillit à ces mots: — Oui, répondit-elle en regardant Ambroise, menez-nous dans notre maison.

Pendant le chemin, madame de Varonne instruisit Ambroise de la visite de la dame inconnue. Ambroise l’écoutait avec une joie mêlée de crainte et de doute; il osait à peine croire à un bonheur si extraordinaire, si inespéré. Enfin, la voiture s’arrêta à la porte d’une jolie petite maison dans la forêt de Saint-Germain. Madame de Varonne et Ambroise descendirent, et entrèrent dans un salon où les attendait la dame inconnue. Cette dernière, s’avançant vers madame de Varonne, et lui présentant un papier: — Voici, madame, lui dit-elle, ce que le roi a daigné me charger de vous remettre; c’est le brevet d’une pension de dix mille livres, et de plus la liberté d’assurer la moitié de cette pension à la personne que vous voudrez désigner... — Cette personne, la voici! s’écria madame de Varonne. Voilà l’homme vertueux et sublime, digne de votre protection et des grâces de notre souverain.

A ces mots, Ambroise, qui jusque-là s’était tenu caché derrière sa maîtresse, sentit augmenter son embarras; il fit quelques pas en arrière, en ôtant son bonnet. Malgré l’excès de sa joie, il éprouvait une confusion pénible de s’entendre louer de la sorte; d’ailleurs il était honteux de paraître devant la dame inconnue sans perruque, avec son tablier de cuir et sa veste sale; et il regrettait un peu son habit des dimanches... L’inconnue s’approcha de lui: — Ambroise, lui dit-elle, laissez-moi vous regarder un moment... — Mon Dieu! madame, reprit Ambroise en baissant la tête et en tournant son bonnet dans ses mains, je n’ai rien fait que de bien naturel: il n’y a pas là de quoi s’étonner...

Madame de Varonne l’interrompit, pour raconter tout ce qu’elle devait à Ambroise. L’inconnue, vivement attendrie, soupira, et levant les yeux au ciel: — Enfin, dit-elle, après avoir vu tant d’ingrats, j’ai le bonheur de découvrir deux cœurs vraiment sensibles et reconnaissants!... Adieu, madame: cette maison et les meubles qu’elle contient vous appartiennent, et dans un moment vous allez toucher le premier quartier de votre pension.

Voilà l’homme vertueux et sublime, digne de votre protection


En achevant ces mots, l’inconnue fit quelques pas vers la porte. Madame de Varonne courut à elle, et le visage baigné de larmes, se précipita à ses genoux. L’inconnue la releva, l’embrassa affectueusement et sortit. Au même moment on vint annoncer le médecin auquel Ambroise devait la vie...

— Ah! je m’en doutais, s’écria César, que c’était ce bon médecin qui avait tout conté à la dame. — Précisément, reprit la baronne.

Après lui avoir témoigné toute la reconnaissance dont elle était Pénétrée, madame de Varonne le questionna, et le médecin lui apprit que l’inconnue se nommait madame de P..., qu’elle habitait Versailles, où elle avait un grand crédit. — Depuis dix ans, continua-t-il, je suis son médecin: je connaissais sa bienfaisance, j’étais certain de l’intéresser vivement, en lui contant votre histoire. En effet, aussitôt qu’elle en a su les détails, elle a fait l’acquisition de cette petite maison, et obtenu du roi la pension dont elle vous a donné le brevet.

Comme le médecin achevait ce récit, un laquais entra, et dit à madame de Varonne qu’elle était servie. Elle retint le médecin à souper, et s’appuyant sur le bras d’Ambroise, elle passa dans la salle à manger. Ambroise fut invité à s’asseoir à côté d’elle, mais il S’en défendit, en disant qu’il n’était pas fait pour se mettre à table avec elle: — Eh quoi! reprit-elle, mon bienfaiteur et mon ami n’est-il pas mon égal?

Le modeste, le généreux Ambroise obéit, et madame de Varonne, placée entre lui et le médecin, goûta dans cette heureuse soirée un bonheur inexprimable.

Vous jugez bien qu’Ambroise, le lendemain, grâce à madame de Varonne, eut des habits convenables à sa nouvelle fortune; que son appartement fut meublé, arrangé avec autant de recherche que de soin; que madame de Varonne partagea toujours avec lui tout ce qu’elle possédait, et qu’enfin elle ne reçut jamais d’argent sans se rappeler avec un profond attendrissement ce temps où le fidèle Ambroise lui apportait ses vingt sous, en lui disant: Voilà ma journée.

Cette histoire, mes enfants, continua la baronne, prouve, comme nous vous le disions, qu’il n’est point de classe, point d’état où l’on ne puisse rencontrer des vertus héroïques. Il est bien rare qu’une belle action reste longtemps secrète, et n’obtienne pas une éclatante récompense.

Cette réflexion termina la cinquième veillée du château. Madame de Clémire se leva, et chacun se retira, charmé de l’histoire de madame de Varonne et de la vertu du bon Ambroise.

On était alors au vingt-cinq de février; le froid était excessif; cependant madame de Clémire avait promis à César de faire avec lui une longue promenade le lendemain malin. César conjura sa mère de le mener au bois de Faulin. Madame de Clémire y consentit. Et comme Caroline et Pulchérie étaient enrhumées, elles ne furent point de cette partie.

A dix heures précises, madame de Clémire et son fils sortirent à pied, suivis d’une voiture; car la course était de trois lieues, il fallait en faire la moitié en voiture afin de ne pas retarder le diner, toujours servi à midi. Le froid n’avait pas encore été aussi piquant de tout l’hiver. César s’en plaignit d’abord un peu; ensuite, au bout d’un quart d’heure, il dit qu’il le trouvait fort supportable. — Cependant, reprit madame de Clémire, il est aussi rigoureux qu’au moment où nous sommes partis; mais vous y êtes accoutumé, et vous n’en souffrez plus. Il en est ainsi de tous les maux physiques; on s’accoutume à tous ceux qu’on peut supporter sans mourir: l’habitude familiarise avec la douleur même, ou, pour mieux dire, elle en émousse, elle en détruit le sentiment. Il est très salutaire de se pénétrer de cette vérité, afin de pouvoir envisager avec courage et tranquillité toutes les peines attachées à la condition humaine. — Mais, interrompit César, il y a des personnes si délicates, qu’elles ne pourraient s’accoutumer à souffrir. Je me souviens, maman, de vous avoir entendu dire que madame de B..., après la perte de son procès, ne put jamais s’habituer à la pauvreté ni au séjour de la campagne. — C’est vrai, répondit madame de Clémire; mais cet exemple est rare: il faut le considérer comme une exception; et encore n’atteint-elle que les personnes décidément lâches. Au reste, cette lâcheté n’est point dans la nature; elle n’est jamais que l’effet de la corruption, causée par une mauvaise éducation. — Ainsi donc, maman, beaucoup de gens qui nous paraissent bien malheureux, ne le sont pas autant que nous le croyons. — C’est-à-dire qu’ils souffrent moins que nous ne l’imaginons; mais par là même ils sont plus dignes de notre intérêt et de nos secours. L’infortuné qui se soumet courageusement à son sort, et qui souffre sans se plaindre, est sans doute un être aussi respectable qu’intéressant. Ainsi il faudrait avoir une âme bien grossière, bien insensible, pour refuser de la pitié à l’homme malheureux qui, à force de souffrir, s’est endurci contre la douleur. Cette résignation vertueuse doit exciter notre admiration, et rendre notre compassion plus tendre et plus active. Enfin, il est très naturel de plaindre les autres pour des maux que l’on supporterait soi-même facilement. Ce sentiment, qui a quelque chose de sublime, est commun à toutes les belles âmes, et nous en voyons tous les jours mille preuves frappantes. Par exemple, je me regarde saigner, je tiens moi-même le vase, ce qui est fort simple; et je ne puis, sans quelque peine, voir piquer une autre personne. J’ai vu votre père se casser le bras, se le faire remettre sans se plaindre; et il s’en fallut peu qu’il ne se trouvât mal le jour où il fut témoin du même accident arrivé à Thibaut, le valet de chambre de votre oncle. — Je comprends bien cela, dit César: moi-même je tombe, je me blesse, je me coupe sans m’émouvoir, et je ne puis voir couler le sang de qui que ce soit sans ressentir une vraie douleur. — Vous voyez donc, reprit madame de Clémire, qu’il n’est pas toujours naturel de se préférer aux autres, et que l’homme constamment personnel1 n’est qu’un être dégradé et corrompu.

1 C’est-à-dire qui rapporte tout à lui, qui n’est louché que de ce qui lui est propre.

Madame de Clémire et César se trouvaient à l’entrée d’une vaste prairie couverte de neige et traversée par un ruisseau gelé ; il prit fantaisie à César d’y faire quelques glissades: il se mit ensuite à courir vers un petit bois qui bordait un des côtés de la prairie, et entra dans le taillis; madame de Clémire le perdit de vue. Au bout d’un instant, elle vit reparaître César, qui en criant s’avança vers elle: — Ah! venez, venez: peut-être ne sont-ils pas morts!... — Que voulez-vous dire, demanda madame de Clémire, qu’avez-vous vu? — Hélas! deux pauvres petits enfants saisis par le froid, et couchés là sans connaissance.

A ces mots, madame de Clémire doubla le pas. César, tout ému, la conduisit auprès d’un buisson où les deux enfants étaient couchés de manière qu’on ne pouvait voir leur visage. Madame de Clémire s’approcha, et vit alors le plus grand des deux enfants, déshabillé et nu en chemise, couché sur l’autre enfant. — O ciel! s’écria-t-elle, ce sont sans doute les deux frères, et l’aîné a eu la générosité de se dépouiller de ses habits pour en revêtir son frère! Généreux enfant!... Pourvu que nous ne soyons pas arrivés trop tard!...

Elle ordonna aussitôt à ses gens de prendre les deux petits paysans, et de les mettre dans sa voiture. César, à l’instant même, ôta sa redingote et la jeta sur l’aîné des enfants. Morel prit dans ses bras ce petit paysan. — Il est bien roide, dit-il, je le crois mort.

Il découvrit le visage de l’enfant. — Dieu! s’écria César, c’est notre bon petit Augustin avec Colas son frère.

César ne se trompait pas. Cette reconnaissance redoubla aussitôt l’intérêt et l’attendrissement de madame de Clémire; elle mêla ses larmes à celles de César. Son cœur était déchiré à la vue de ce spectacle; elle songeait au désespoir qu’éprouverait la malheureuse mère de ce généreux enfant.

Cependant Morel et un autre laquais tenaient les deux enfants dans leurs bras, en assurant qu’ils étaient morts. — N’importe, dit madame de Clémire: mettez-les dans ma voiture. Morel, montez-y avec eux. Essayez de les réchauffer par degrés, et conduisez-les au château le plus promptement que vous pourrez. Labrie restera avec mon fils et moi, et nous nous en retournerons à pied.

Morel obéit sans délai à sa maîtresse; il porta les deux enfants dans la voilure, et y monta avec eux. Au bout de quelques minutes, Madame de Clémire et César perdirent de vue la voiture. Ils hâtèrent leur marche autant qu’il leur fut possible, et arrivèrent dans l’avenue du château, extrêmement fatigués, et surtout remplis d’inquiétude sur le sort d’Augustin et de son petit frère. Enfin, à moitié chemin de l’avenue, madame de Clémire aperçut l’abbé avec Caroline et Pulchérie. Ces deux dernières, aussitôt qu’elles Purent être entendues de leur mère, s’écrièrent qu’Augustin et Colas vivaient... A cette bonne nouvelle, César pleura de joie, et courut embrasser ses sœurs avec transport. On s’empressa d’arriver au château, et madame de Clémire, suivie de ses enfants, courut à la chambre où l’on avait établi Augustin et Colas. Elle les trouva un peu ranimés, mais n’ayant pas encore repris connaissance. Elle envoya chercher leur mère; elle arriva au moment où le petit Colas, qui avait moins souffert que son frère, commençait à ouvrir les yeux et à prononcer quelques mots.

Une heure après, Augustin donna quelques signes de connaissance. Il reconnut sa mère, et bégaya le nom de son frère. Enfin sur le soir, un médecin qu’on avait envoyé chercher arriva. Il déclara que les enfants étaient encore dans un état très inquiétant; cependant, il les croyait hors de danger. Madeleine, un peu tranquillisée, questionnée par madame de Clémire sur ce triste événement, lui conta que ses deux enfants étaient sortis de la maison à huit heures pour aller ramasser des feuilles dans le bois, mais qu’ils avaient été plus loin qu’à l’ordinaire; que sur les neuf heures et demie, ne les voyant pas revenir, elle avait envoyé son mari les chercher; et que ce dernier, trompé par les traces d’autres petits enfants, avait suivi un sentier aboutissant au côté du bois opposé à celui où ses enfants étaient tombés sans connaissance.

César et ses deux sœurs ne furent occupés toute la soirée que d’Augustin: toute la maison prenait à cet aimable enfant le plus vif intérêt. Afin de voir l’effet des remèdes qu’on lui avait fait prendre, personne dans le château ne voulut se coucher avant minuit, et plusieurs domestiques passèrent la nuit dans la chambre d’Augustin. A la pointe du jour, César était à sa porte; il apprit avec une vive satisfaction que les deux petits frères étaient presque entièrement remis, qu’ils parlaient et qu’ils avaient leur parfaite connaissance. L’après-midi Augustin se leva. César eut la permission d’entrer dans sa chambre. Il le vit et l’embrassa avec une joie inexprimable; enfin le jour suivant Augustin fut en état de conter lui-même les détails de son aventure.

La famille de madame de Clémire forma un cercle autour d’Augustin; placé lui-même entre sa mère et son père, il fit avec la plus grande naïveté le récit suivant:

Colas, au lieu de ramasser des feuilles, avait voulu s’asseoir, et un moment après le froid l’avait saisi au point de lui ôter l’usage de ses sens. Augustin alors essaya vainement de réchauffer son frère avec son haleine et en lui frottant les mains; enfin le voyant toujours violet et sans mouvement, il fit retentir le bois de ses cris; il appela plusieurs fois son père à son secours; mais personne ne répondit: il se mit à pleurer, ses larmes coulaient sur le visage de Colas, et s’y gelaient presque au même moment, ce qui le fit pleurer bien plus fort; cependant ne perdant pas courage, il tâcha de soulever son frère pour l’emporter sur ses épaules; mais déjà transi de froid lui-même, il n’en eut pas la force, et tomba à côté de Colas; dans cette extrémité il s’avisa, pour dernière ressource, d’ôter son habit, et puis sa veste, et puis tout le reste, afin de l’en couvrir; dans cet instant Colas ouvrit les yeux, regarda fixement Augustin, et repoussa l’habit, comme s’il eût voulu le rendre... — Là-dessus, poursuivit Augustin, je me sentis tout je ne sais comment; une espèce de sommeil me prit: je ne souffris quasi plus, et je me laissai aller sur Colas. Voilà tout, noire dame; je ne peux pas me souvenir d’autre chose.

La famille de Mme Clémire forma un cercle autour d’Augustin


A peine Augustin avait-il cessé de parler, que César se leva précipitamment et se jeta à son cou. Augustin fut très surpris de ce mouvement; car il trouvait tout ce qu’il avait fait si naturel, si simple, qu’il ne concevait pas qu’on pût l’admirer. Un moment après sa mère l’emmena, et quand il fut sorti: — Ce trait, mon fils, dit madame de Clémire, cette action héroïque d’un enfant ne vous prouve-t-elle pas la vérité de ce que je vous disais l’autre jour, qu’il n’est pas aussi naturel qu’on le croit communément de se préférer aux autres? Augustin s’est dépouillé de ses habits, parce qu’il souffrait moins de la douleur qu’il éprouvait que de celle de son frère!... Oh! quel sentiment sublime que la pitié, puisqu’il peut inspirer de semblables vertus! Loin d’amollir l’âme, la pitié l’élève, fait oublier les dangers, braver la mort et la douleur!... Ne vous défendez donc jamais d’un mouvement si beau. Conservez avec soin cette compassion active et tendre, si naturelle au cœur de l’homme, et qu’il ne peut perdre qu’en se corrompant.

Madame de Clémire se leva pour aller se coucher. Mais César la retint encore pour lui dire qu’il éprouvait un vrai chagrin, en pensant qu’Augustin retournerait sous deux jours dans sa chaumière — Eh bien! reprit madame de Clémire, vous serez satisfait; je demanderai Augustin à ses parents. Je me chargerai de lui, et il sera élevé avec vous.

Cette promesse fit sauter César de joie: — Je lui apprendrai tout ce que je sais, s’écria-t-il. — Mais, dit Pulchérie, comment son père et sa mère pourront-ils consentir à se séparer d’un tel enfant? — Sûrement ils n’hésiteront pas, répondit madame de Clémire, à sacrifier leur propre satisfaction à l’intérêt de leur enfant, et c’est ainsi qu’il faut aimer; ou, pour mieux dire, quand on pense autrement, l’on n’aime point.

En effet, dès le lendemain, madame de Clémire parla aux parents d’Augustin; ils acceptèrent ses offres avec joie et reconnaissance. Augustin pleura beaucoup en apprenant qu’il allait quitter son père et sa mère, et le petit Colas. Cependant il était très sensible à l’amitié que lui témoignait César, et il avait un grand désir de s’instruire, d’apprendre, disait-il, toutes les belles choses que savait M. César.

Augustin avait tellement occupé les enfants de madame de Clémire pendant trois ou quatre jours, qu’ils en avaient oublié les veillées; mais enfin ils rappelèrent à leur mère qu’elle leur devait une histoire. — Vous avez, leur dit-elle, justement admiré la délicatesse et la vertu d’Ambroise: vous vous imaginez sans doute qu’il n’est pas possible de montrer plus de générosité, d’attachement et de grandeur d’âme! eh bien! je vais vous conter une histoire où vous trouverez l’exemple d’une conduite plus sublime encore. Je vous ai mis en garde contre les femmes de chambre en général, parce qu’en effet rien n’est plus commun que d’en trouver de déshonnêtes. Cependant croyez qu’il en existe de vertueuses; et pour vous en convaincre, écoutez un trait qu’on pourrait intituler l’héroïsme de l’attachement, et qui s’est passé pour ainsi dire sous mes yeux.

Dans une des provinces septentrionales de la France, il existe un petit village où l’honneur et la vertu tiennent lieu de lois, et procurent à ses heureux habitants une félicité inaltérable. — Oh! maman, quel charmant pays!... Comment s’appelle-t-il?... — Il se nomme S.... — Y avez-vous jamais été, maman? — Oui, dans ma première jeunesse; j’ai vu là des cultivateurs simples et laborieux qui n’ont point dans leurs manières et dans leur langage la rudesse et la grossièreté des autres paysans. Là, toutes les mères sont tendres, tous les enfants reconnaissants et soumis, toutes les jeunes filles modestes; la cupidité, l’envie, y sont inconnues, et l’on y trouve la douce égalité, l’union, les mœurs pures, et les vertus qui faisaient le bonheur des hommes dans les premiers siècles du monde. Le seigneur de cette terre avait une femme digne, à tous égards, d’habiter ce fortuné séjour. Madame de S*** joignait à une raison supérieure une âme bienfaisante, un esprit éclairé. Elle aimait l’élude, la lecture et le travail. Elle brodait, faisait de la tapisserie, cultivait des fleurs. Elle avait dans son jardin des ruches; elle soignait ses abeilles et élevait des vers à soie. Chargée de la conduite de sa maison, elle s’en occupait avec activité ; elle ne négligeait aucun des soins domestiques, car ils font partie des devoirs d’une femme, surtout lorsqu’on vit à la campagne. Elle visitait assidûment sa basse-cour et sa laiterie, et trouvait dans ces détails d’économie de l’amusement, de l’instruction, et en même temps les moyens de vivre dans l’aisance avec des revenus très modiques.

— De l’instruction! maman, interrompit Caroline, et quelle instruction? — Une très réelle, reprit madame de Clémire. Vous savez déjà que l’histoire naturelle est une science fort étendue; eh bien! il y a une infinité de parties de cette science (et ce ne sont pas les moins utiles et les moins curieuses) qu’on apprend tout naturellement en vivant à la campagne et en s’occupant des soins de son ménage. Les faits nous instruisent quelquefois mieux que les livres. Souvent les livres ne laissent que des mots dans la tête; les faits y font naître des idées, et y gravent des souvenirs ineffaçables. J’ai connu une femme à Paris, qui, après avoir fait un cours d’histoire naturelle, n’aurait pas su distinguer les fleurs d’un pommier de celles d’un cerisier. Quand on n’a jamais habité la campagne, on est souvent d’une ignorance ridicule. Comment étudier les merveilles de la nature à Paris? On n’y voit des légumes et des fruits qu’à la halle ou sur nos tables, et des fleurs que dans des vases. On ne peut s’y former une idée des travaux rustiques, des plaisirs innocents et tranquilles, dédaignés seulement de ceux qui n’ont jamais su les goûter. Aussi un des plus illustres écrivains de ce siècle a-t-il dit: «Tout ce que nous voulons au delà de ce que la nature peut nous donner, est peine; et rien n’est plaisir que ce qu’elle nous offre»

— Mais, maman, demanda Pulchérie, il y a pourtant des personnes qui aiment passionnément Paris et le grand monde: elles y trouvent donc de grands plaisirs? — Ces personnes sont dans une agitation continuelle, dans une espèce d’enivrement qui leur ôte non-seulement la faculté de penser, mais aussi celle de sentir, et dans une pareille situation il n’est pas de bonheur, parce que cet état est produit par un dérèglement d’imagination qui ouvre notre cœur aux passions. — Maman, qu’entendez-vous par une passion? — C’est une préférence exclusive pour une chose ou pour un objet; se passionner, c’est se livrer à un penchant déraisonnable. — Mais, maman, il y a des passions raisonnables et légitimes? — L’excès peut quelquefois n’être pas criminel, mais il est toujours insensé. Car toute passion, quelle qu’elle soit, nous prive de la raison. — Maman, peut-on s’empêcher d’avoir des passions? — Assurément, et même elles sont toutes notre propre ouvrage; comme elles ne naissent que par degrés, nous pouvons toujours en arrêter facilement les progrès. Quand nous sentons qu’une inclination prend trop d’empire sur nous, il faut aussitôt se surmonter, et... — Mais à quoi connait-on qu’on a un petit commencement de passion? — C’est lorsque nous sommes tentés de sacrifier, à un amusement ou à un goût, quelques-uns de nos devoirs... — Eh! mon Dieu! maman, s’écria Pulchérie, j’ai donc bien des passions? car, si j’en étais la maîtresse, je sacrifierais souvent mes études à la promenade, à mon serin, à mon écureuil, à... — Cela prouve seulement, reprit madame de Clémire, que l’étude vous ennuie quelquefois, ce qui est assez commun à votre âge; mais en vous procurant d’autres amusements, vous ne regretteriez ni votre serin, ni votre écureuil; vous n’avez pas pour eux de véritable préférence, ainsi vous n’avez point de passion. Vous êtes légère, étourdie, paresseuse, voilà tout. — Ah! j’entends. Il faut un commencement de préférence, et puis avec cela la tentation de manquer à ses devoirs... — Justement. — Eh bien, maman, si par hasard en grandissant j’allais préférer l’étude à tous les autres plaisirs, faudrait-il me vaincre? — Non; car cette préférence serait légitime. — Eh bien, maman, voilà donc une Passion permise? — Non: une simple préférence ne suffit pas pour constituer une passion. — Ah! c’est vrai: j’oubliais les tentations. — Si le plaisir d’apprendre et de s’instruire faisait négliger les devoirs de la société, on serait condamnable. Le goût le plus légitime, le plus utile, le plus pur, cesse d’être louable dès qu’il devient une Passion. La passion nous aveugle, nous rend faibles, injustes, extravagants... — C’est triste! Ainsi donc, chère maman, quand vous dites: «J’aime ma petite Pulchérie à la passion,» ce n’est qu’une façon de parler? — Et quand je dis, «je l’aime à la folie,» désireriez-vous que cela fût vrai? — Oh! non, maman: assurément je ne voudrais pas vous voir folle. — Mais, d’après tout ce que nous venons de dire, ne concevez-vous pas que la passion et la sagesse sont incompatibles; qu’il n’y a point de passion sans un certain degré de folie? Aussi j’aime à la folie, j’aime à la passion, sont des expressions absolument synonymes, par conséquent, ne seriez-vous pas cruelle de désirer que je vous aimasse avec passion? J’y perdrais de la raison et des vertus, et vous n’y gagneriez aucune Preuve désirable de tendresse. S’il fallait donner ma vie pour sauver celle de l’un de vous trois, je la sacrifierais sans hésiter, cette vie que vous rendez si heureuse! Je ferais pour vous tout ce que la passion Peut inspirer d’héroïque; mais je ne trahirais pour vous aucun de mes devoirs; c’est-à-dire que mon affection ne peut que m’élever, et ne saurait m’égarer ou m’avilir... Pourriez-vous, Pulchérie, me souhaiter d’autres sentiments? — Oh! non, chère maman, s’écrièrent à la fois tous les enfants en se jetant dans les bras de leur mère, qui les serra tendrement contre son sein, et ne put retenir ses larmes en sentant couler sur sa main celles de Pulchérie. Après un moment de silence causé par l’émotion, on se remit à causer.

— Maman, dit César, j’ai encore une question à vous faire. Lorsqu’ on a eu le malheur de se livrer à une passion, et que cette Passion est bien violente, peut-on s’en corriger? — Oui, sans doute; Car il n’est point de victoire que nous ne puissions remporter sur nous-mêmes quand nous le voulons sincèrement. Mais, dans le cas dont vous parlez, cet effort est très pénible. Il est bien facile de se préserver des passions; il en coûte beaucoup pour les vaincre. — Maman, comment s’en préserve-t-on? — En s’accoutumant de bonne heure à consulter toujours la raison, à se surmonter dans toutes les petites choses qui la blessent; en songeant souvent qu’on est éternellement sous les yeux de l’Être suprême, cet Être souverainement sage, auquel tout excès déplaît: enfin, avec le secours de la religion, de l’empire sur soi-même, et le goût de l’occupation et de l’étude, on est pour jamais à l’abri des passions violentes. — Maman, puisque tout excès, quel qu’il soit, est condamnable, doit-on admirer la conduite de M. de Lagaraye, cet homme extraordinaire dont nous parlait l’autre jour M. l’abbé, qui renonça au monde, fit de son château un hôpital pour les pauvres malades, et les soigna toute sa vie? — Sans doute on doit admirer cette conduite, et la regarder comme le modèle de la perfection. — Cependant M. de Lagaraye poussait l’humanité jusqu’à la passion? — On n’appelle communément passion que les sentiments intéressés qui ont pour base notre satisfaction personnelle; par exemple le penchant qui nous porte vers certains objets, le goût que nous prenons à divers amusements , enfin, tels que la colère, l’avarice. Mais l’amour de l’humanité est le plus désintéressé de tous les sentiments: plus il est étendu et vague, plus il est sublime. Se dépouiller de tous ses biens en faveur d’une personne aimée, c’est faire une action noble et louable, car ce sacrifice est toujours beau; mais donner tout ce qu’on possède à des infortunés auxquels nul sentiment particulier n’attache, excepté celui de la pitié ; leur consacrer sa vie, se priver pour eux de mille jouissances, les traiter comme ses enfants, uniquement parce qu’ils sont souffrants et malheureux: voilà l’effet d’une vertu véritablement héroïque et divine. La bienfaisance portée à cet excès peut bien en effet être appelée une passion; mais c’est une passion bien différente de toutes les autres, puisqu’elle est désintéressée, qu’elle n’est inspirée que par Dieu même; car sans religion, ilest impossible de parvenir à ce point admirable de perfection.

— Maman, si M. de Lagaraye avait eu des enfants, aurait-il pu donner tout son bien aux pauvres? — Non, assurément, car il faut avant tout remplir les devoirs qui nous sont imposés par la nature. M. de Lagaraye n’aurait pu donner aux infortunés que son superflu; et obligé d’élever ses enfants, il eût été dans l’impossibilité de se consacrer au service des pauvres.

— A présent, maman, dit Caroline, que vous avez eu la bonté de répondre à toutes nos questions, j’espère que vous voudrez bien reprendre l’histoire de madame de S... — Volontiers, repartit madame de Clémire, mais je ne sais plus où j’en étais... — Maman, vous nous avez dit que madame de S... était heureuse, parce qu’elle était bienfaisante; et puis qu’elle aimait la campagne, qu’elle cultivait des fleurs, qu’elle lisait, qu’elle travaillait, qu’elle avait des ruches, des vers à soie... Vous en étiez demeurée là.

— Eh bien! donc, reprit madame de Clémire, madame de S..., satisfaite de son sort, menait une vie aussi douce qu’innocente. Son mari, très peu riche, ne lui laissait pas la possibilité de secourir les infortunés avec de l’argent: cependant elle ne passait jamais un jour sans faire quelque bonne action. Il n’y avait dans son village ni médecin ni chirurgien: elle savait un peu de botanique; elle avait lu avec attention le Dictionnaire de médecine usuelle, dans lequel on explique la manière de se servir des plantes et leurs propretés; ouvrage très estimé, que devraient posséder tous ceux qui vivent à la campagne, éloignés des médecins. Madame de S..., avec ces connaissances, n’exerçait pas absolument la médecine, Car c’est un art qu’on ne peut pratiquer sans imprudence, à moins de l’avoir spécialement étudié ; mais elle visitait les villageois malades, les empêchait de faire des remèdes dangereux, et leur en indiquait quelquefois qui ne pouvaient être nuisibles; elle leur portait du bouillon, du bon vin, du linge, et les consolait par sa Présence, ses encouragements et son humanité.

Madame de S... avait une femme de chambre nommée Marianne, qui la servait depuis douze ans: cette fille était un modèle de parfaite honnêteté, de désintéressement et d’attachement pour sa maîtresse; elle en avait les vertus et elle imitait sa conduite exemplaire. Elle n’avait, il est vrai, jamais habité Paris, et rien n’avait pu corrompre ou même altérer son caractère et son heureux naturel. Madame de S... l’aimait tendrement, et mettait tous ses soins à la rendre heureuse. Marianne, un peu plus âgée que madame de S..., se flattait bien de mourir à son service, mais la Providence en ordonna autrement. Madame de S... fut attaquée d’une maladie qui n’était pas inquiétante dans le principe, et qui, mal traitée, devint mortelle. Elle envisagea la mort sans effroi, et avec cette douce sérénité d’une âme pénétrée des grandes vérités de la religion; et tandis que tous ceux qui l’environnaient s’abandonnaient à une juste douleur, elle montrait une tranquillité inébranlable. Un régime bien entendu et rigoureusement suivi prolongea sa vie quelques mois; le courage lui donnait des forces; elle ne gardait pas le lit, elle se promenait, lisait, faisait venir, comme à l’ordinaire, plusieurs jeunes filles du village qu’elle se plaisait à instruire, à faire travailler; elle s’entretenait avec sa fidèle Marianne, recevait de fréquentes visites de son curé, et jamais sa douleur et son égalité ne l’abandonnèrent un instant.

Un matin, dans les beaux jours du mois de mai, elle se leva avec l’aurore, et, suivie de Marianne, elle alla se promener dans les champs. Elle gagna le haut d’une colline d’où l’on jouissait d’une vue délicieuse, et se coucha sur le gazon. Marianne s’assit à ses pieds. Au bout d’un instant, madame de S... se levant et s’appuyant sur le bras de Marianne: — Que ce lieu me plaît! dit-elle; quel charmant paysage! regarde, Marianne, cette belle prairie que nous avons parcourue tant de fois; c’est là que nous rencontrâmes un jour la bonne vieille Véronique, accablée sous le faix de sa hotte, et tenant d’une main un lourd panier rempli de pommes; tu voulus te charger de la hotte, et moi, malgré sa résistance, je la débarrassai du panier: nous la conduisîmes ainsi à sa chaumière. Te souviens-tu de notre gaieté durant ce trajet, de la reconnaissance de la bonne femme, et du déjeuner qu’elle nous donna? Tourne les yeux à droite; tiens, vois-tu l’allée des saules sur le bord de l’étang, où, dans notre jeunesse, nous avons si souvent péché à la ligne? C’est là qu’avec la jeune Marthe et la petite Babet nous avons fait tant de corbeilles de jonc, que nous remplissions ensuite de violettes, de muguet et de noisettes... Reconnais-tu là-bas cette cabane? c’est celle de Françoise. Te souviens-tu d’avoir fait en deux jours l’habit de noces que je lui donnai? Un peu plus loin, vers la gauche, je découvre le commencement du bois, où, les jours de fête, je tenais ma petite école dans les belles soirées d’été. Que j’ai Passé là d’agréables moments, environnée d’une partie des jeunes filles du village! Tu n’as point oublié les histoires si longues, si naïves que nous contait Marguerite, les romances que nous chantait Honorine avec une voix si fraîche et si juste!... Ici chaque objet me retrace un souvenir intéressant!... Oh! combien, dans la situation où je suis, j’aime à me rappeler de si doux instants!

Comme madame de S... prononçait ces mots, Marianne détourna la tête pour cacher ses larmes. Après un instant de silence, Madame de S..., joignit les mains et les élevant vers le ciel: — Mon Dieu! s’écria-t-elle, toi que je crois voir à travers ces nuages brillants qui sillonnent les cieux, toi qui lis dans mon âme, toi mon créateur, mon père et mon bienfaiteur, je te remercie de m’avoir Placée dans une condition qui m’a tenue à l’abri de la haine, de l’envie, de la contagion des mauvais exemples, et de la séduction des conseils dangereux. Rien n’a pu altérer ma raison ni corrompre mon cœur. Je n’ai connu ni la cour ni la ville; j’ai su qu’il existait des flatteurs, des ambitieux, de faux philosophes, des hommes avilis par la cupidité ou pervertis par l’orgueil; j’ai gémi de leurs erreurs. J’ai plaint les méchants, mais j’ai toujours vécu loin d’eux, en dehors des passions violentes, des plaisirs tumultueux et trompeurs, ma vie s’est écoulée dans une heureuse obscurité. L’innocence et la paix, l’amitié fidèle, les tendres sentiments de l’humanité, ont embelli tous les instants de ma carrière; j’ai possédé tous les vrais biens!... et dans ce moment redoutable où la mémoire du passé fait le supplice du méchant, les plus doux souvenirs viennent en foule s’offrir à mon imagination... je me rappelle avec transport que c’est à la vertu qu’il me faut attribuer le bonheur si pur dont j’ai joui. O grand Dieu! quelle est ta bonté suprême! Quand tu nous ordonnes de détester et de fuir le vice, tu nous enseignes les seuls moyens d’être heureux sur la terre, et tu nous promets encore, au delà de cette vie fragile, une immortelle récompense!...

Madame de S... n’en put dire davantage; elle se laissa aller doucement dans les bras de Marianne; la chaleur avec laquelle elle venait de parler avait épuisé ses forces. Marianne, la voyant pâle, immobile et les yeux fermés, poussa un cri douloureux. Madame de S... rouvrit les yeux, et serrant tendrement la main de Marianne qu’elle tenait dans les siennes: — D’où vient cet effroi? lui dit-elle avec un doux sourire; eh quoi! ma chère Marianne, toi dont la piété est si sincère, n’es-tu pas résignée? Ton sacrifice n’est-il pas déjà fait?... Nous nous rejoindrons, mon enfant, et pour ne plus nous séparer!... Que ma sérénité, ma tranquillité te consolent... Je me flatte que tu trouveras toujours un asile dans le château de S... Hélas! que n’ai-je pu t’assurer un sort! J’emporte encore un autre regret, il faut que je l’avoue... (Ici Marianne regarda fixement sa maîtresse, et l’attention qu’elle prêtait à ses paroles suspendit son émotion). Tu sais, continua madame de S..., qu’il y a ici une mai-tresse d’école pour apprendre à lire aux enfants du village. La grande partie des habitants est en état de la payer; mais il existe beaucoup de pauvres paysans qui ne peuvent lui donner la modique rétribution qu’elle exige. Si j’eusse vécu quelques années de plus, j’aurais amassé l’argent nécessaire (c’est-à-dire, trois cents francs) pour faire une petite rente à cette maîtresse d’école, afin qu’elle pût instruire gratis les pauvres filles du village. Mais, puisque Dieu n’a pas permis que j’eusse cette satisfaction, je dois me soumettre sans murmure à sa volonté.

A ces mots, Marianne saisit avec transport une des mains de madame de S..., en s’écriant: — O ma chère maîtresse!...

Elle n’en put dire davantage, ses sanglots lui coupèrent la parole, et madame de S..., se levant et s’appuyant sur son bras, reprit avec elle le chemin du château.

Madame de S... ne survécut que peu de jours à cette conversation. Parvenue au dernier degré d’abattement et de faiblesse, elle fut obligée de garder le lit. Marianne, au désespoir, ne quitta plus son chevet: tous les domestiques fondaient en larmes. La cour du château était remplie des habitants du village, qui venaient tour à tour s’informer des nouvelles de leur dame, de leur bienfaitrice, et qui en sortant allaient à l’église former les vœux les plus ardents Pour la conservation d’une vie si pure et si précieuse. Enfin madame de S..., toujours aussi tranquille et aussi résignée, vit approcher sa dernière heure avec ce courage sublime que la religion seule peut donner. Marianne reçut son dernier soupir...

— Mon Dieu! s’écria Pulchérie en pleurant, la pauvre Marianne, que va-t-elle devenir?...

— Les veilles, la fatigue et le chagrin causèrent une funeste résolution dans sa santé ; elle tomba dangereusement malade; mais à peine fut-elle en état de se lever, qu’elle prit la résolution de quitter S...; elle fit ses paquets, se rendit au cimetière où sa maîtresse était enterrée, arrosa de larmes son tombeau, et partit ensuite pour Charleville, sa patrie, vivement regrettée du curé et des habitants. On fut deux ans sans entendre parler d’elle. Enfin, au bout de Ce temps, le curé reçut une boîte qui contenait trois cents francs, et une lettre conçue en ces termes:

De Charleville, ce 24 septembre 1775.

«Monsieur le curé,

«Les voilà enfin ces trois cents francs que ma chère et digne

«maîtresse, comme vous le savez, désirait la veille de sa mort.

«Dieu soit loué ! ses dernières volontés seront exécutées, et la

«bonne œuvre qu’elle projetait sera réalisée. Si j’avais eu plus d’ar-

«gent, je vous aurais porté moi-même les trois cents francs de

«ma maîtresse; mais je n’ai pas seulement de quoi payer la moitié

«du voyage. Avec cela, j’ai le cœur aussi content que je peux l’a-

«voir après la perte que j’ai faite, et je suis soulagée d’un terrible

«poids. Je vous conjure, monsieur le curé, de faire tout de suite la

«rente à la maîtresse d’école. Ce sera pour moi une grande con-

«solation d’apprendre qu’elle enseigne à lire gratis aux pauvres

«jeunes filles; que toutes les bonnes mères du village, et même

«des environs, qui ne pouvaient pas la payer, lui envoient leurs

«enfants. J’espère que tous ces petits innocents et leurs familles

«prieront Dieu pour ma maîtresse, leur bienfaitrice, et que vous

«leur direz, monsieur le curé, que c’est leur devoir. Maintenant

«je ne demande plus qu’une grâce au Seigneur: c’est d’avoir les

«moyens de retourner quelque jour à S... Quand j’aurai vu de

«mes yeux l’école de charité fondée par ma chère maîtresse, je

«n’aurai plus rien à désirer en ce monde.

«Je suis, avec respect, monsieur le curé,

«Votre très humble, etc.

«MARIANNE RAMBOUR.»

Le curé fut pénétré d’admiration en lisant cette lettre: son âme était faite pour sentir toute la sublimité d’une semblable action. Le lendemain, au prône, il lut à haute voix la lettre de Marianne. Cette lecture touchante fit fondre en larmes tous les habitants; et le curé lui-même, ne pouvant retenir ses pleurs, fut plusieurs fois obligé de s’interrompre.

— Je le crois, observa César. Oh! comme j’aurais pleuré, si j’eusse été là !... Mais, maman, la fondation a-t-elle eu lieu? — Assurément. Le curé a placé les trois cents francs. Cette somme, fruit d’un travail assidu pendant deux ans, a produit une rente pour la maîtresse d’école, et l’a mise en état de montrer gratis à tous les pauvres enfants de S...

A présent, mes enfants, dites-moi si cette action ne vaut pas bien celle d’Ambroise?... — Oh! maman, elle est plus belle encore; la Pitié, il est vrai, faisait agir Ambroise, mais la reconnaissance de madame de Varonne le récompensait à mesure... — Sans doute, au lieu que le respect de Marianne pour la mémoire de sa maîtresse l’engagea seul à tous les sacrifices qu’Ambroise avait faits pour conserver les jours de madame de Varonne. La conduite d’Ambroise est digne d’admiration; celle de Marianne est au-dessus de tous les éloges. Enfin, pour en sentir le mérite, jugez d’après ce que Marianne a fait pour une maîtresse qui n’existait plus, de ce qu’elle eût été capable de faire pour lui sauver la vie. Mais, continua madame de Clémire, croyez-vous, mes enfants, que l’histoire de Marianne soit finie? — Comment, maman?... — Ne trouvez-vous Pas qu’il y manque un dénoûment? Ne sommes-nous pas convenus qu’il était impossible qu’une action héroïque ne fût tôt ou tard récompensée? — Ah! tant mieux, Marianne aura une récompense, et la veillée n’est pas finie: quelle joie!... Eh bien! maman?... — Eh bien! Marianne, après avoir donné tout ce qu’elle Possédait, se remit à travailler sur de nouveaux frais, mais non avec autant d’ardeur; car elle ne travaillait plus que pour se procurer sa Subsistance. Vers ce même temps, un de ses parents, touché de sa vertu, lui laissa en mourant deux cent soixante francs de rente. Avec ce petit héritage, Marianne continua à travailler; elle se trouva riche dans un pays qui produit avec abondance toutes les choses nécessaires à la vie; mais elle ne dépensa que ce qu’il fallait pour sa subsistance, afin d’être en état de porter quelques secours aux pauvres... — Eh quoi! maman, interrompit Caroline d’un ton chagrin, deux cent soixante francs de rente, voilà toute la récompense de la vertueuse Marianne? — Mais, reprit madame de Clémire, songez qu’une personne de la condition de Marianne, avec deux cent soixante francs de rente et le goût du travail, est plus riche à Charleville qu’une mère de famille à la cour avec vingt-cinq mille francs de rente. En général, toute fortune qui nous tire de notre état ne doit pas nous rendre heureux. — Mais pourquoi? demanda César. — Supposez, répondit madame de Clémire, que Morel, votre domestique, hérite demain de deux millions. — Eh bien! maman, Morel sera parfaitement heureux. Il a un bon cœur: il fera beaucoup de bien, de bonnes actions. — En admettant que cet événement ne lui tourne pas la tête, ne le rende pas vain, orgueilleux, insensé, il sera toujours fort à plaindre. Morel sait lire et écrire, il a d’excellents sentiments; il est très considéré dans l’emploi qu’il occupe; mais quelle figure fera-t-il dans le grand monde? à quelles moqueries ne sera-t-il pas exposé ? comment fera-t-il les honneurs de sa maison? quelle sera sa conversation, son maintien? saura-t-il gouverner ses terres? saura-t-il démêler si un régisseur est intelligent, honnête ou non? Il voudra se marier: il n’épousera certainement ni une marchande, ni une fermière; il choisira une femme aimable et bien élevée en apparence; cette femme ne l’aura épousé que pour sa fortune: par conséquent elle ne sera point estimable, et elle fera le tourment de sa vie. Ainsi vous voyez que Morel, avec cent mille francs de rente, serait aussi malheureux que ridicule. Au lieu de cela, supposez qu’il n’hérite que de douze mille francs: il achètera quelques arpents de terre, il épousera une bonne et jolie ménagère, bien honnête, bien laborieuse, et qui lui apportera en dot cinq ou six mille francs. Aimé, respecté de sa femme, vivant dans la plus grande aisance, considéré des fermiers, ses voisins, parce qu’il est bon, charitable, et qu’il a plus d’instruction qu’on n’en a communément dans son état, voilà Morel le plus heureux des hommes. — Cela est vrai, maman; mais si Morel, avec ses deux millions, veut rester dans son état, s’il ne va pas habiter une ville, s’il se contente d’une petite ferme et d’une bonne ménagère pour femme, et s’il emploie tout le reste de sa fortune à faire de belles actions, on ne se moquera pas de lui, et il sera heureux. — Morel est un fort honnête homme; mais, dans votre supposition, vous en faites un philosophe et un héros, et je ne le crois ni l’un ni l’autre. D’ailleurs, Pour suivre votre idée, il faudrait encore que la ménagère qu’il épousera fût aussi une héroïne, et que tous les enfants qu’il en aura fussent autant de philosophes: sans cela, la ménagère sera très fâchée que Morel ne se réserve pas soixante mille francs de rente au moins; les enfants partageront ce sentiment, et le malheureux Morel n’entendra dans sa famille que des plaintes et des reproches. — Eh bien! qu’il ne se marie pas. — Et s’il désire prendre une femme? — Supposons qu’il ne le désire pas. — Il n’aura jamais d’enfants; de quel bonheur vous le privez!... — Mais, chère maman!... donnons-lui une bonne mère; il n’aura rien à regretter. — Aimable enfant!... Je le veux bien; je consens à tout ce que vous voulez. Je suppose avec vous que Morel ait une mère tendre et chérie, qu’il se retire avec elle dans une petite terre, qu’il ne se réserve que douze ou quinze cents francs de rente, et qu’il donne le reste aux malheureux: je prévois encore pour lui bien des chagrins... — Lesquels? — Morel ne connaît ni les hommes ni les affaires: des fripons adroits, souples et entreprenants s’empareront de sa confiance, sous prétexte de l’éclairer et de diriger ses vues bienfaisantes. Morel trompé, dupé, ruiné par eux, en voulant faire le bien, ne parviendra qu’à enrichir des intrigants et des méchants. — Mais s’il ne donne sa confiance qu’à des gens éclairés, honnêtes?... — Mal-; heureusement, ceux qui ne le sont pas forment la classe la plus nombreuse. Ainsi remarquez, je vous prie, combien il faut faire de suppositions extraordinaires, et même extravagantes, pour admettre que Morel pût être heureux, si la fortune lui donnait demain cent mille francs de rente. — C’est juste. Je sens à présent qu’il ne suffit pas d’être bon pour faire le bien, qu’il faut encore être éclairé ; et puis je comprends aussi que c’est un fort grand malheur que de sortir de son état. — C’est-à-dire pour une personne de la condition de Morel et de la vertueuse Marianne, pour une personne qui manque d’éducation; car avec des vertus, des lumières, de l’instruction, et la connaissance du monde et des hommes, on peut trouver le bonheur dans tous les états, et du moins on ne sera déplacé dans aucun. — C’est une bonne chose qu’une bonne éducation. — Oui, elle nous offre mille ressources dans l’adversité, elle nous préserve du fol orgueil qu’inspirent trop souvent les faveurs de la fortune, ou du moins elle nous apprend à le cacher. Elle répare l’inégalité des conditions; elle nous donne les qualités qui font aimer, les agréments qui attirent; elle nous rend la solitude agréable, nous fait paraître avec éclat dans le monde; enfin elle perfectionne la raison, forme le cœur, développe le génie. Jugez donc, mes enfants, de la reconnaissance qu’une personne bien élevée doit à tous les gens qui ont concouru à son éducation... — Et surtout à sa mère, à son père... — Sans doute; et si l’on sent bien, comme vous, mes enfants, tout ce qu’on leur doit, on respecte et l’on aime véritablement les instituteurs et les maîtres auxquels ils ont remis une partie de leur autorité.

Madame de Clémire se leva, embrassa ses enfants et les envoya coucher.

Le jour suivant, César et ses sœurs, selon leur coutume, s’entretinrent entre eux de leur histoire de la veille. Ils ne se lassaient pas de répéter l’éloge de la vertueuse Marianne Rambour; mais, malgré tout ce que madame de Clémire leur avait dit à ce sujet, ils ne pouvaient s’empêcher de trouver que Marianne n’était pas aussi heureuse qu’elle méritait de l’être. — Car enfin, disait Pulchérie, cette bonne fille, avec ses deux cent soixante francs de rente, n’a tout juste que ce qu’il lui faut pour vivre; aussi, pour pouvoir secourir les pauvres, elle est obligée de travailler sans cesse, de se réduire, comme dit maman, à l’absolu nécessaire: voilà ce qui me fait de la peine. Je voudrais qu’elle eût du moins la possibilité de faire l’aumône sans se mettre dans la gêne.

Le soir, à l’heure de la veillée, madame de Clémire adressant la parole à Pulchérie: — J’ai entendu tantôt, lui dit-elle, toute votre conversation relativement à Marianne Rambour. Pourquoi rougissez-vous, Pulchérie? — Maman!... — Si vous êtes fâchée que j’entende vos entretiens particuliers avec votre frère et votre sœur, il ne faudra pas, une autre fois, parler si haut à dix pas de mon métier. — Ah! maman, je n’aurai jamais rien de caché pour vous... — Pourquoi donc venez-vous de rougir? répondez à cette question. — C’est que, malgré vos réflexions d’hier, j’ai soutenu encore que l’action de Marianne n’était pas assez récompensée, et je sens bien à présent que j’ai tort d’avoir une opinion qui n’est pas celle de ma chère maman. — En effet, vous devez croire que votre opinion ne vaut rien quand elle diffère de la mienne; et lorsque vous n’êtes pas frappée de la vérité des principes que je cherche à vous donner, c’est à moi qu’il faut exposer vos doutes: je suis toujours prête à vous entendre, à vous répondre. Ainsi, quand vous n’êtes pas de mon avis, je trouve très bon que vous m’en fassiez l’aveu; je le désire même, et je l’exige. Mais, en en faisant part aux autres, vous manquez à l’affection et au respect que vous me devez. D’ailleurs, si vous m’avez mal comprise, je ne pourrai pas vous faire connaître votre erreur si je ne suis pas présente à la critique que vous faites de mes opinions... — La critique! Oh! ma chère maman, cette expression... — Est peut-être un peu forte. Mais, enfin, n’avez-vous pas dit que vous ne trouviez pas Marianne assez récompensée de son action, et que vous ne pouviez penser comme moi à cet égard? Voulez-vous à présent écouter mes raisons? — De tout mon cœur, maman, et je vais tâcher de vous bien comprendre, afin de penser comme vous. — Ce qui vous fâche, c’est que vous ne croyez pas que Marianne soit parfaitement heureuse, n’est-ce pas? — Oui, maman. — Qu’est-ce qui peut rendre parfaitement heureuse une personne pieuse, simple, laborieuse, une personne qui porte la vertu jusqu’au degré d’héroïsme le plus sublime? De l’argent?... vous ne le pensez pas... — Mais, maman, lorsqu’on ne le désire que pour le donner, l’argent ajoute au bonheur. — Selon vous, la bienfaisance pourrait rendre ambitieux, et cela n’est pas. On ne désire réellement des richesses que par orgueil ou par cupidité. Quand ce n’est pas la vanité qui porte aux actions vertueuses, on est pleinement satisfait en secourant les malheureux autant qu’on en a le pouvoir. Le riche bienfaisant donne avec plus d’éclat; le pauvre bienfaisant donne avec plus de plaisir... — Pourquoi cela, maman? — Vous allez le comprendre; plus une action est vertueuse, plus elle nous procure de satisfaction... — Ah! c’est certain. — Une action est plus ou moins belle, suivant les sacrifices qu’elle coûte. L’homme qui possède cinquante mille francs de rente, et qui se réduit à vingt-cinq, afin de donner le reste aux pauvres, fait assurément une belle action, malheureusement trop rare. Cependant de quoi se prive-t-il? de quelques brillantes bagatelles. En gardant vingt-cinq mille francs de rente, il se réserve toutes les commodités de la vie, une maison agréable, une jolie terre; en un mot les seuls agréments réels que puisse procurer la fortune: il n’a renoncé qu’à de vaines superfluités; et ce sacrifice, peu pénible, ajoute à sa considération et lui obtient l’estime générale. Il est heureux sans doute, il est digne de l’être; mais le pauvre bienfaisant jouit d’un bonheur cent fois au-dessus du sien. Figurez-vous Marianne Rambour avec ses deux cent soixante francs de rente; figurez-vous cette fille angélique n’agissant que pour Dieu et sa conscience; représentez-vous-la travaillant tout le jour, afin de porter secrètement le soir chez un malade, ou chez une mère de famille, la petite somme qui doit donner du bouillon au pauvre infirme, et du pain à quatre ou cinq enfants. Après cette action, suivez-la, voyez-la revenir chez elle les yeux encore humides des douces larmes qu’elle a versées. Elle rentre dans sa petite chambre: elle n’aura pour son souper que des fruits peut-être; mais elle dira: «Le plat dont je suis privée aujourd’hui a donné du pain à cinq infortunés...» Cette réflexion remplit son cœur d’une joie délicieuse. Elle se rappelle les remerciements de la pauvre mère de famille, elle croit l’entendre, voir encore les petits enfants se jetant avec avidité sur la nourriture qu’ils demandaient en vain depuis deux jours! Oh! combien de tels souvenirs rendent chère à Marianne la frugalité de son repas! Avec quel plaisir, avec quelle confiance elle va prier Dieu, cet Être souverainement bon qui a dit: «Prenez bien garde de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, afin qu’ils vous voient; autrement, vous n’en recevrez point de récompense de votre père qui est dans les cieux.» Marianne n’a point eu le bonheur et la gloire d’arracher à la misère une multitude d’infortunés, elle n’a point formé d’établissement utile et durable, elle n’a point fondé d’hôpital; mais elle a donné en secret, et c’est une partie de son nécessaire qu’elle a donné. Elle n’a recherché ni les louanges ni l’approbation des hommes; elle n’est guidée que par la religion et par l’humanité ; elle trouve dans ses réflexions, dans son cœur, dans le souvenir de ce qu’elle a fait, et surtout dans ses sacrifices, une source inépuisable de félicité ; enfin elle goûte déjà d’avance une partie de l’immortel bonheur des anges; elle est satisfaite d’elle-même, elle est sûre que Dieu l’approuve et la Protège. A présent vous devez comprendre que, si Marianne avait assez de fortune pour secourir les pauvres sans prendre sur son nécessaire, ses aumônes ne lui procureraient pas autant de satisfaction, puisqu’elle aurait moins de mérite en les faisant: vous en pouvez Juger par vous-même. L’autre jour on vous envoya un panier de pommes que vous avez partagé avec votre frère et votre sœur. Avant hier Madeleine vous apporta un petit agneau; votre sœur en eut envie, et vous le lui donnâtes. De ces deux actions, quelle est celle que vous avez faite avec le plus de plaisir? — De donner le joli petit agneau blanc à ma sœur. — Cependant vous le regrettiez beaucoup. — Oh! oui, maman; mais c’est précisément à cause de cela: je sentais tout le plaisir qu’il devait faire à ma sœur. Je me disais: «Ma sœur sera enchantée si je lui porte ce petit agneau.» Je me représentais sa surprise, sa joie, et je pensais que cela me ferait bien plus de plaisir que de garder l’agneau. Je demandai du ruban couleur de rose à ma bonne; je parai mon agneau; et je lui mis un collier et des bracelets, et puis je courus chercher ma sœur; en chemin le cœur me battait d’une force!... mais c’était de joie; j’étais charmée... — C’est ce qu’on éprouve toujours quand on fait un sacrifice généreux; plus ce sacrifice est grand, plus on est content de soi-même; et par la joie que vous ressentiez en vous représentant celle que le don du petit agneau causerait à votre sœur, jugez donc du sentiment qu’on doit éprouver en portant des secours à une famille infortunée près d’expirer de faim et de misère!... — Oh! maman, je me l’imagine facilement. Ah! quand nous ferez-vous jouir du bonheur d’aller secourir des malheureux? — L’hiver prochain, quand nous serons à Paris, si vous vous conduisez parfaitement jusque-là... — Oh! c’est la récompense que nous aimerons le mieux... Mais, maman, il n’y a personne ici dans cet excès de misère; et comment peut-il se trouver des malheureux à Paris, dans une si belle ville, habitée par des gens si riches?... — Voilà le funeste effet du luxe, c’est-à-dire de la plus méprisable vanité, celle de vouloir briller par une folle magnificence, au lieu de cherchera se distinguer par la vertu; cette manie, qui ne donne que des ridicules haïssables, qui ne produit pas une seule jouissance réelle, est précisément ce qui fait que l’on trouve beaucoup plus d’infortunés dans les grandes villes que dans les villages les plus pauvres. — Ah! cela seul dégoûterait de la ville et ferait aimer la campagne. Mais, maman, comment fait-on pour découvrir ces infortunés dont vous parlez? car je sais bien que ceux qui demandent l’aumône ne sont pas les plus à plaindre... mais ceux qui sont malades, qui ne sortent point? — Hélas! Paris en est plein; il n’y a presque point de rues où l’on ne puisse en trouver... — Comment! on passe sans cesse devant les maisons de ces pauvres malheureux, on les a pour voisins? Maman, croyez-vous qu’il y en ait dans notre rue, à Paris?... Cette idée-là m’empêcherait de dormir. Comment s’endormir tranquillement quand on pense qu’on est peut-être à cent pas d’un pauvre malade couché sur la paille?... — Conservez cette humanité, ma fille; et quand vous aurez de l’argent, si vous êtes souvent tentée d’acheter des superfluités, rappelez-vous cette touchante réflexion que vous venez de faire; dites-vous: «Avec l’argent que je mettrais à ce chiffon, dont je serais dégoûtée dans deux jours, je puis sauver la vie d’un enfant mourant, d’une mère désolée...» — Ah! je n’achèterai jamais de superfluités... — Ne prenez point cet engagement, il est vraisemblable que vous ne le tiendrez pas. Ne se réserver que le nécessaire, et donner le reste aux pauvres, c’est l’effet d’une vertu qui n’est propre ni à l’enfance ni à la première jeunesse. Contentez-vous de savoir qu’elle existe, qu’elle assure le seul véritable bonheur. Accoutumez-vous dès à présent à réfléchir sur la frivolité des joujoux et des bagatelles qui sont souvent l’objet de vos désirs. Songez qu’ils ne procurent que des amusements passagers, des plaisirs peu durables, tandis que le seul récit d’une bonne action vous émeut, vous transporte et fait couler vos larmes... Que serait-ce donc si vous étiez vous-même l’auteur de cette bonne action?... Songez quelquefois à la multitude d’infortunés qui manquent de pain, tandis que vous perdez celui qu’on vous donne pour votre goûter; aux malheureux qui souffrent toutes les rigueurs du froid faute de vêtements, tandis que vous coupez vos robes pour en habiller votre poupée. Ces réflexions, en ouvrant votre cœur à la compassion, vous rendront économe; et sans l’économie, il est impossible d’être généreux. Ainsi, d’abord, prenez l’habitude de ne rien perdre; imposez-vous de temps en temps quelques petits sacrifices volontaires; acquérez de l’empire sur vous-même; rappelez-vous bien qu’on ne Peut se distinguer, qu’on ne peut être estimé, heureux que par la vertu; rappelez-vous enfin et nos conversations et les histoires de nos veillées, et peu à peu votre âme s’élèvera, votre raison se perfectionnera, vous deviendrez véritablement bienfaisante, et voire mère sera fière de vous. — Je voudais faire votre bonheur dès il présent, ma chère maman. Se peut-il qu’il soit impossible, à mon âge, d’être assez parfaite pour sacrifier aux pauvres toutes ses fantaisies? — On est incapable à votre âge d’atteindre à la perfection dont vous parlez. Vous n’avez rien vu, tout est nouveau pour vous, tout vous charme; mais quand vous saurez vous occuper solidement, la plupart des choses frivoles qui vous plaisent et vous tentent maintenant vous paraîtront insipides; vous n’attacherez de prix qu’à ce qui touche le cœur; et rien ne le satisfait pleinement que la bienfaisance. Au reste, on n’est pas obligé de donner tout son superflu aux pauvres. L’Évangile nous prescrit de faire l’aumône , et ne nous ordonne pas de nous dépouiller entièrement en faveur des autres. Celui qui se pénétrerait parfaitement de l’esprit de l’Évangile pourrait, il est vrai, donner aux pauvres tout ce qu’il possède; mais enfin la religion n’exige pas que nous sacrifiions à l’humanité toutes les commodités de la vie, elle exige seulement que nous mettions un frein à nos fantaisies, que nous consacrions notre superflu à des actes de bonté et de bien faisance. — Ainsi, quand on est médiocrement bon, on donne une petite partie de son superflu; quand on est bien bon, bien pieux, on donne plus que la moitié ; quand on est parfait, on donne tout. — Voilà une définition très juste. — Maman, vous avez dit tout à l’heure qu’il n’est pas possible d’être généreux sans être économe? — Certainement. Ce qu’on prodigue, ce qu’on perd, est en quelque sorte un vol qu’on fait aux pauvres. Cette prodigalité est d’autant plus condamnable, qu’elle ne nous procure aucun plaisir. Par exemple, Pulchérie, voici le compte que votre bonne m’a montré des choses que vous avez perdues dans le cours de cette année: Un tablier de taffetas noir, six mouchoirs de poche, quatre paires de gants, deux dés à coudre, trois étuis remplis d’aiguilles et une paire de ciseaux. Tous ces objets représentent une somme de quarante francs qu’il m’a fallu donner pour acheter de nouveau tout ce que vous avez perdu. Si vous eussiez été plus soigneuse, j’aurais eu quarante francs de plus, que j’aurais pu employer pour votre agrément, ou à faire une bonne action. Si vous ne mettez pas tous vos soins à vous corriger de ce défaut, il m’en coûtera bien plus d’argent à mesure que vous avancerez en âge; car, à mesure que vous grandirez, votre entretien deviendra beaucoup plus cher; et je vous conterai demain à ce sujet une petite histoire qui, je l’espère, vous fera quelque impression. — Mais, maman, pourquoi ne pas nous la dire aujourd’hui? il est de si bonne heure! — C’est que je n’ai pas encore achevé de vous conter celle d’hier... — Quoi! s’écrièrent à la fois tous les enfants, l’histoire de Marianne Rambour? — Je ne vous ai Point dit qu’elle fût finie, vous m’avez toujours interrompue, et vos questions ne m’ont pas laissé le temps de la reprendre. J’ai tâché de vous faire comprendre qu’en général les personnes sans éducation sont fort à plaindre lorsqu’un événement imprévu les tire de leur état. Je crois avoir prouvé à Pulchérie que Marianne Rambour devait être heureuse avec deux cent soixante francs de rente, mais je n’ai point dit que ce petit héritage fût le seul prix que le ciel eût réservé à ses vertus. Je vous ai rappelé cette maxime, que «jamais une action héroïque ne reste sans récompense, même en ce monde.» Là-dessus vous vous êtes tous récriés sur la modicité d’une rente de deux cent soixante francs, sans vous informer si c’était en effet là toute la récompense de Marianne. — Ah! je vois qu’il ne faut pas Se presser de juger, et qu’avant de décider il faut bien se faire expliquer les choses. Nous mériterions, pour notre punition, d’être privés du reste de l’histoire de Marianne; ce serait pourtant bien sévère. — Je ne le serai pas. C’est assez pour moi que vous preniez la résolution de juger à l’avenir avec moins de précipitation et de légèreté.

Mais revenons à Marianne. Elle apprit dans sa retraite que le curé de S... avait lu sa lettre au prône; loin d’en être flattée, elle s’en affligea. Elle écrivit au curé : «Je suis fâchée que vous ayez

«rendu publique une action qui ne devait être connue que de Dieu

«et de vous.» Malgré la sincérité de ce regret, tout le monde sut bientôt à Charleville l’histoire de Marianne. Les personnes les plus distinguées de la ville voulurent la connaître, l’attirer chez elles. Plusieurs même tentèrent tous les moyens imaginables pour l’engager à recevoir des secours que sa situation devait lui rendre nécessaires. Mais Marianne les refusa constamment, et répondit toujours qu’elle n’avait besoin de rien, qu’elle était parfaitement satisfaite de son sort. Enfin le curé de S... fit un voyage à Paris: il y parla plus d’une fois de Marianne Rambour; il conta, entre autres, cette histoire touchante à une dame à laquelle il donna quelques lettres de Marianne, et une copie de l’acte de la fondation faite par elle. Cette dame remit ces différentes pièces à un homme de lettres de ses amis, pour qu’il les insérât dans un ouvrage intéressant qu’il faisait alors imprimer. — Quoi! la vie de Marianne Rambour est imprimée? Ah! que j’en suis aise! voilà donc déjà Marianne célèbre... — Et, malgré toute sa modestie, tirée de l’obscurité qu’elle aimait; mais écoutez le reste. — Voici le dénoûment, le cœur me bat... Eh bien! maman? — Il existe un jeune prince à peu près de votre âge, César; il a neuf ans, et déjà son caractère donne l’espérance de le voir un jour se distinguer par ses vertus et sa bienfaisance, autant que par le rang auguste où le sort l’a placé. Ainsi que vous, mes enfants, un de ses plus grands plaisirs est celui d’entendre conter des histoires intéressantes; il les écoute avec avidité, elles font une profonde impression sur son cœur et se gravent dans son souvenir. Un jour la personne chargée de présider à son éducation lui conta l’histoire de Marianne Rambour. Quand ce récit fut achevé, le jeune prince, fondant en larmes, s’écria: «Ah! que je suis malheureux de n’être qu’un enfant! — Pourquoi, monseigneur? lui demanda-t-on. — Je ferais une pension à cette vertueuse fille. — Mais vous avez le plus tendre des pères... — Croyez-vous que je puisse lui demander?... — N’en doutez pas, vous le comblerez de joie.» A ces mots, le jeune prince, transporté, hors de lui, se lève, sort en courant de la chambre, traverse un corridor, descend précipitamment deux étages, arrive dans une salle de billard, où se trouvaient huit ou dix personnes; mais il ne voit que le prince son père; et malgré sa timidité naturelle, il se jette dans ses bras, en disant d’une voix entrecoupée: «Papa, j’ai une grâce à vous demander.» Et il l’entraîne dans la chambre voisine. Là il explique ce qu’il désirait de la manière la plus touchante. Il reçoit pour première récompense de sa sensibilité les tendres embrassements de son père, qui le serre contre son sein, en lui disant: «Je vais donner l’ordre qu’on fasse en votre nom le brevet d’une pension de six cents francs pour Marianne Rambour.»

— Ah! maintenant, maman, interrompit Pulchérie, je suis satisfaite. O le charmant petit prince! qu’il dut être content!... — Il voulut écrire lui-même à Marianne Rambour, pour lui annoncer cette nouvelle... — Lui-même!.. — Assurément; et voici la lettre qu’il écrivit:

De Saint-Leu, ce 2 août 1782.

«Je suis bien heureux, Mademoiselle, qu’on m’ait appris l’ac-

«lion que vous a fait faire votre attachement pour madame de

«S..., puisque j’ai la liberté de vous dire à quel point j’en suis

«touché. On voulait me prouver combien la vertu est belle, com-

«bien elle mérite d’être aimée, et l’on m’a conté votre histoire. Je

«vous dois une leçon que je n’oublierai jamais, et que je me rap-

«pellerai toujours avec attendrissement. Recevez, Mademoiselle,

«le brevet de la pension de six cents francs que je vous envoie,

«comme un témoignage de mon admiration, et du vif et tendre

«intérêt que je prendrai toute ma vie à votre bonheur.

«Je fais joindre à ma lettre une rescription de cent cinquante

«francs pour le premier quartier de votre pension, qui commence

«à courir du premier juillet dernier.»

Jugez, mes enfants, de l’effet que cette lettre produisit sur le cœur sensible de Marianne, d’autant mieux que le brevet qui l’accompagnait était conçu dans les termes les plus honorables et les plus touchants... Ainsi Marianne est aujourd’hui très riche, surtout pour le pays qu’elle habite, et elle jouit de la seule considération flatteuse, celle qu’on ne doit qu’à la vertu. — Ah! maman, la charmante histoire!... Que j’aime ce jeune prince déjà si bon! — J’espère que la veillée, demain, ne vous paraîtra pas moins intéressante. Mais il est tard; il faut terminer celle-ci. — Ma chère maman, encore un mot. Quel est le titre de l’histoire que vous aurez la bonté de nous dire demain? — Églantine ou l’Indolente corrigée. — Églantine! le joli nom! Et elle était indolente? Mais, au reste, ce n’est pas là un bien grand défaut. — Vous verrez quels en peuvent être les inconvénients. En attendant, allons nous coucher.

Ce peu de mots de madame de Clémire inspira beaucoup de curiosité, et fit désirer vivement la neuvième veillée, que madame de Clémire commença de la sorte.

Les Veillées du château

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