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DELPHINE OU L’HEUREUSE GUERISON.

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Table des matières

DELPHINE, fille unique et riche héritière, avait une jolie figure, de l’esprit et un bon cœur. Madame Mélite, sa mère, qui était veuve, avait trop de faiblesse et de légèreté pour être en état de donner une bonne éducation à sa fille, qu’elle chérissait. Cependant à neuf ans Delphine avait déjà plusieurs maîtres; mais elle n’apprenait rien, et ne montrait du goût que pour la danse. Elle prenait toutes ses autres leçons avec une extrême indolence, et souvent les abrégeait de moitié, en se plaignant qu’elle était fatiguée ou qu’elle avait la migraine. — Je ne veux point qu’on la contrarie, répétait sans cesse madame Mélite; elle est d’une constitution délicate; trop d’application nuirait à sa santé. D’ailleurs, ajoutait madame Mélite avec orgueil, il est à croire que, même sans une grande supériorité de talents, elle pourra faire un bon mariage... Ainsi il me paraît inutile de la tourmenter.

Dans cet endroit du récit de madame de Clémire, César haussa les épaules, et interrompant sa mère: — Assurément, dit-il, cette madame Mélite avait bien peu d’esprit; est-ce qu’on est dispensé d’être aimable parce qu’on a une grande fortune?...

— D’ailleurs, reprit madame de Clémire, l’homme même assez peu délicat pour n’épouser une jeune personne que parce qu’elle est riche, ne lui donne son estime et sa confiance, et par conséquent ne la rend véritablement heureuse, que lorsqu’elle est digne d’être aimée. Une bonne éducation, un caractère égal et doux, une instruction solide, des talents, rendent notre société charmante, et nous procurent à nous-mêmes une source inépuisable d’amusement et de bonheur; tandis que les personnes mal élevées, toujours à charge aux autres, éprouvent tous les dégoûts et l’ennui que causent l’ignorance, l’oisiveté, les travers de l’esprit et les défauts du cœur. Aussi Delphine, caressée, flattée, gâtée, était-elle la plus malheureuse enfant de Paris. Chaque jour on voyait sa bonté naturelle s’altérer, son caractère s’aigrir. Elle devenait capricieuse, vaine, indocile; elle ne pouvait supporter la moindre contrariété. Bientôt elle ne se contenta pas de se soustraire à l’obéissance, elle voulut commander; elle donnait des ordres dans la maison, traitait les domestiques avec hauteur, souvent les faisait gronder; quelquefois pourtant elle se plaisait à s’entretenir avec eux: tour à tour dédaigneuse et familière, confondant l’arrogance avec l’élévation, la bassesse avec l’indulgence et la bonté ; blasée sur la flatterie, et ne pouvant s’en passer; Pleine de fantaisies, et n’ayant pas un seul goût véritable; fatiguée de ses poupées, de ses joujoux, en même temps envieuse de tout ce que les autres possédaient...

— Oh! quel portrait! s’écria Pulchérie. — C’est celui d’un enfant gâté, reprit madame de Clémire; et plus d’une femme de vingt ans ressemble à ce portrait-là. — Plus d’une femme de vingt ans!... — Oui, marine; quand on a reçu une mauvaise éducation, on garde, en grandissant, et même en vieillissant, tous les défauts de l’enfance. Vous rencontrerez un jour dans le monde beaucoup de ces grands enfants, que l’âge n’a pu rendre raisonnables, et qui sont alternativement les jouets et les fléaux de la société.

Pour revenir à Delphine, elle était on ne peut plus mal élevée. N’ayant aucun empire sur elle-même, elle se mettait en colère pour le plus léger sujet, et boudait sans raison. L’instant d’après elle s’affligeait d’avoir été injuste ou faible; elle pleurait, elle sentait ses torts, et n’avait pas la force de se corriger. Pour surcroît de peines, elle ne jouissait pas d’une bonne santé. Comme elle était gourmande, elle se nourrissait, non de bons aliments, mais de confitures, de biscuits et de bonbons, et elle avait continuellement mal à l’estomac. Sa mère, il est vrai, voulait qu’elle fût excessivement gênée dans son corset. Delphine elle-même était charmée de s’entendre citer comme la jeune personne de son âge la plus mince et la mieux faite; cette ridicule vanité lui faisait supporter sans murmurer le supplice d’être serrée au point de ne pouvoir respirer, et pourtant elle était délicate à l’excès; elle ne se promenait que très rarement à pied, et jamais en hiver; elle craignait le vent, le froid, le soleil, la poussière. Enfin, pour ne vous cacher aucune de ses faiblesses, elle avait peur en voiture, et se trouvait mal dès qu’elle voyait une araignée ou une souris.

Cependant, loin de se fortifier avec l’âge, sa santé s’affaiblissait chaque jour; et bientôt madame Mélite en fut assez inquiète pour appeler un médecin; l’état de Delphine n’avait rien de dangereux, mais le médecin recommanda de lui procurer beaucoup d’amusement et de dissipation. Alors Delphine fut écrasée de joujoux, de présents. On prévenait tous ses désirs; on la menait au spectacle; elle y portait une indolence, un ennui que rien ne pouvait dissiper. Comme on lui passait toutes ses fantaisies, elle en avait régulièrement dix ou douze par jour, plus étranges les unes que les autres. Un soir entre autres qu’il y avait appartement à Versailles, elle voulut avoir Léonard pour coiffer sa poupée. On lui fit à ce sujet quelques représentations. Elle s’emporta, brisa sa poupée, pleura de rage, et eut une attaque de nerfs alarmante. Son caractère se gâtait de plus en plus; elle devenait véritablement odieuse par l’excès de sa violence, de sa mauvaise humeur et de ses càprices: tout l’irritait ou la désespérait; ce fut alors qu’elle éprouva que l’on souffre plus encore de ses propres défauts qu’on ne peut en faire souffrir les autres.

Enfin la malheureuse Delphine, insupportable à tout le monde, tomba dans une espèce de consomption, qui fit craindre pour sa vie. Elle avait alors dix ans. Plusieurs médecins furent consultés, ils déclarèrent que l’état de Delphine était désespéré.

Madame Mélite, désolée, eut recours à un fameux médecin allemand, le docteur Steinhausse. Il examina Delphine avec la plus grande attention, étudia son mal quelque temps, et déclara qu’il répondait de sa vie, si on lui permettait de la conduire à son gré. Madame Mélite n’hésita pas, et répondit au docteur qu’elle remettait sa fille entre ses mains. — Mais, madame, reprit le docteur, il faut que je l’emmène à ma maison de campagne... — Comment?... Ma fille?... — Oui, madame; sa poitrine est attaquée, et le premier traitement que je prescrirais serait de passer huit mois dans une étable à vaches. — Mais je puis avoir une étable chez moi. — Je ne traiterai votre fille qu’à la condition qu’elle sera dans ma maison et sous la direction de ma femme... — Vous permettrez, monsieur, que sa gouvernante et sa femme de chambre la suivent?... — Je n’y puis consentir; et même si vous me confiez votre fille pendant huit mois, il faut encore vous décider à passer tout ce temps sans lavoir; car je veux être le maître absolu de l’enfant, la gouverner sans éprouver de contradiction.

Madame Mélite s’écria que ce sacrifice serait au-dessus de ses forces; elle accusa le docteur de cruauté, de bizarrerie; et ce dernier, inébranlable dans sa résolution, la quitta, sans paraître ému de ses reproches. Cependant la réflexion calma bientôt madame Mélite; elle songea que tous les médecins condamnaient Delphine, et que le docteur allemand répondait de sa vie. Elle l’envoya chercher de nouveau. Le docteur revint; madame Mélite, non sans verser beaucoup de larmes, consentit à remettre sa fille entre ses mains. Il m’est impossible de vous dépeindre la douleur et la colère de Delphine, quand on lui déclara qu’elle allait partir tête à tète avec madame Steinhausse, la femme du docteur, qui vint exprès pour la conduire à sa maison de campagne.

Dans le premier moment, on n’osa ni annoncer à Delphine qu’elle quittait Paris pour huit mois, ni lui parler de l’élable qu’elle allait habiter; mais, malgré ces ménagements, elle fit. éclater le désespoir le plus violent, et il fallut la porter de force dans la voiture de madame Steinhausse; celle-ci la prit dans ses bras, et l’asseyant sur ses genoux, donna ordre au cocher de partir, ce qu’il exécuta sur-le-champ.

— O pauvre Delphine! interrompit Pulchérie, les larmes aux yeux, qu’elle est à plaindre; elle quitte sa mère pour huit mois!... — Sa douleur était naturelle, reprit madame de Clémire; cependant l’excès en tout est condamnable, et la religion et la raison doivent toujours préserver du désespoir. D’ailleurs ce qui achevait de rendre Delphine inexcusable, c’était son emportement, et surtout son dédain pour madame Steinhausse, qu’elle traitait avec le plus grand mépris; car elle ne daignait pas même lui répondre.

Enfin, sur les six heures du soir, on arriva dans la vallée de Montmorency, à cinq lieues de Paris, et l’on entra dans la petite maison du docteur Steinhausse. Vous figurez-vous, mes enfants, l’indignation de l’impérieuse Delphine, quand on la conduisit dans l’appartement qui lui était destiné ? — Où me menez-vous? s’écria-telle; quoi! dans une étable! Fi donc, l’horreur! quelle odeur insupportable! sortons d’ici. — Mademoiselle, reprit doucement madame Steinhausse, cette odeur est très-saine... surtout pour vous. — Quelle idée! sortons, vous dis-je... Conduisez-moi dans la chambre où je dois coucher. — Vous y êtes, mademoiselle. — Comment, j’y suis!.. — Mais oui: voilà votre lit, et voici le mien, car je ne vous quitterai point. — Qui, moi?... je coucherais ici, dans une étable! dans un lit semblable!... — Un très bon lit de sangle. — Vous plaisantez, sans doute. — Non, mademoiselle: je vous dis la vérité ; cette odeur, qui malheureusement vous déplaît, est très salutaire dans voire situation; elle vous rendra la santé ; et c’est pourquoi mon mari a décidé que vous resteriez dans cette étable une grande partie du temps que vous passerez ici.

Madame Steinhausse aurait pu parler plus longtemps: Delphine n’était pas en état de l’interrompre. La malheureuse enfant, suffoquée de colère, se renversa sur son lit sans pouvoir proférer une parole. Madame Steinhausse s’aperçut, à la rougeur de son visage et au gonflement de son cou, qu’elle étouffait. Elle lui ôta son collier, et la délaça; Delphine commença à respirer, et bientôt jeta des cris effrayants: madame Steinhausse montra le plus grand sang-froid, et garda le silence. Mais enfin, au bout d’un quart d’heure, voyant que Delphine ne s’apaisait pas: — Mademoiselle, dit-elle, je me suis chargée de garder une enfant malade, mais non pas une folle: ainsi bonsoir; je reviendrai quand cet accès sera passé... — Quoi! vous m’abandonnez?... — Non: une de mes servantes restera avec vous... — Une servante!... — Oui, une excellente fille, très patiente, très douce... Catau!... Catau!...

A la voix de sa maîtresse, Catau accourut; madame Steinhausse sortit de l’étable, et voilà Delphine tète à tète avec Catau, grosse et grande servante allemande, bien robuste, et qui ne savait pas un mot de français.

Aussitôt que Delphine l’aperçut, elle se précipita vers la porte, avec l’intention de sortir: Catau s’opposa à ce dessein en fermant la Porte et mettant la clef dans sa poche. Delphine, outrée, dit à la servante qu’elle voulait avoir cette clef; Catau ne pouvait répondre, puisqu’elle n’entendait pas le français; mais elle sourit de l’air mutin de Delphine; et après avoir regardé un moment cette petite figure aussi ridicule que comique, elle s’assit tranquillement, et semit à tricoter. Ce sang-froid augmenta la colère de Delphine; le visage enflammé, les yeux étincelants, elle s’approcha de la servante et lui dit mille injures. Catau étonnée leva la tête, haussa les épaules, et continua son ouvrage. Cet air de mépris acheva de pousser à bout l’orgueilleuse Delphine: furieuse, hors d’elle-même, elle ne trouvait plus d’expressions qui pussent rendre ce qu’elle éprouvait; elle était debout à côté de la servante assise; celle-ci, la tête penchée sur son ouvrage, ne la voyait pas. Delphine, ne sachant plus ce qu’elle faisait, se recula d’un pas, leva le bras, et donna un soufflet bien appliqué sur la fraîche et grosse joue de Catau. A cette attaque imprévue, Catau s’émut un peu; mais, prenant sur-le-champ son parti, elle détacha sa jarretière, saisit Delphine, et lui attacha bien solidement les mains derrière le dos. Delphine eut beau crier, se débattre, elle fut garrottée de manière à ne pouvoir faire usage de ses mains. Alors elle commença à comprendre qu’il est déraisonnable de se révolter contre la nécessité ; la rage dans le cœur, elle cessa de crier, et s’assit sur une chaise, attendant avec impatience le retour de madame Steinhausse, dans l’espoir que cette dernière consentirait à chasser la silencieuse et flegmatique Catau.

Madame de Clémire en était là de son récit, lorsque la baronne l’avertit qu’il était neuf heures et demie; les enfants furent bien fâchés d’aller se coucher sans savoir le reste de l’histoire de Delphine. Le lendemain, ils en parlèrent entre eux toute la journée, et le soir, en sortant de table, madame de Clémire continua en ces termes:

Nous avons laissé Delphine les mains liées, seule avec Catau, et attendant madame Steinhausse; celle-ci arriva enfin, tenant par la main la plus aimable enfant du monde; c’était sa fille Henriette, âgée de douze ans. Delphine, en voyant entrer madame Steinhausse, alla au-devant elle, et lui montrant ses mains, elle se plaignit amèrement de ce qu’elle appelait l’insolence de Catau; mais elle oublia de parler du soufflet. Madame Steinhausse se retourna vers la servante, et l’interrogea. Catau, au grand étonnement de Delphine, répondit en allemand, et se justifia en deux mots. Alors madame Steinhausse, adressant la parole à Delphine, lui reprocha son emportement. — Enfin, mademoiselle, continua-t-elle, voyez à quoi nous exposent la hauteur et la violence. Vous avez indignement abusé de l’espèce de supériorité que votre rang vous donne sur cette fille, et vous l’avez forcée de manquer à tous les égards qu’elle vous doit. Si vous voulez que vos inférieurs ne s’écartent jamais du respect que vous êtes en droit d’attendre d’eux, traitez-les toujours avec douceur et humanité.

En disant ces mots, madame Steinhausse déliait les mains de Delphine, qui écoutait avec surprise un langage si nouveau pour elle. Plus humiliée que touchée par cette leçon, elle en sentit cependant la justesse. Madame Steinhausse présenta sa fille à Delphine, qui la reçut assez froidement. Un moment après on servit le souper. A dix heures Catau déshabilla la triste Delphine, et l’aida à se coucher sur son petit lit de sangle. Delphine, bien fatiguée, apprit que l’on peut dormir d’un très bon sommeil dans un Mauvais lit et surtout dans une étable.

Le lendemain le docteur vint voir Delphine à son réveil, et lui ordonna d’aller se promener une heure et demie avant le déjeuner. Delphine trouva cette ordonnance très dure: elle opposa quelque résistance; mais à la fin il fallut obéir. On la conduisit dans un vaste verger. Quoiqu’il fit le plus beau temps du monde (on était au mois d’avril), Delphine se plaignit du froid, du vent, assura qu’elle avait mal au pied, et pleura pendant toute la promenade; mais elle se promena. On la ramena dans son étable, mourante de faim; elle mangea avec appétit, pour la première fois depuis un an. Après le déjeuner, elle ouvrit la cassette qui renfermait ses bijoux, croyant qu’en étalant toutes ses richesses aux yeux de madame Steinhausse et d’Henriette, elle obtiendrait de leur part beaucoup plus de considération. Remplie de cette idée, l’orgueilleuse Delphine tira de son écrin un beau collier de perles fines et l’attacha à son cou. Elle mit à ses oreilles des pendants d’émeraudes, et plaça dans ses cheveux Une étoile et un papillon de diamants. Ensuite elle vint s’asseoir gravement vis-à-vis d’Henriette, qui brodait à côté de sa mère.

Henriette, au mouvement que fit Delphine en s’approchant d’elle, leva les yeux, la regarda froidement, et continua son ouvrage. Delphine, étonnée du peu d’effet que produisait sa parure, et voulant attirer l’attention d’Henriette, lui offrit des bonbons; en lui présentant une superbe boite de cristal de roche, ornée d’une charnière de brillants. Henriette prit une dragée, mais sans louer la bonbonnière. Alors Delphine lui demanda comment elle trouvait sa boîte. — Mais, dit Henriette, je la crois bien lourde: une boîte de paille serait plus agréable à porter. — De paille!... — Oui; comme la mienne, par exemple: tenez, regardez comme elle est jolie! — Mais savez-vous le prix de celle-ci? — Qu’importe le prix? c’est de l’agrément qu’il s’agit. — Et la beauté du travail?... — Oh! la vôtre est plus belle; elle ornerait mieux une boutique; mais pour une poche, la mienne vaux mieux. — Ainsi donc vous ne faites aucun cas de ces belles choses? — Aucun, quand elles sont gênantes, incommodes. — Aimez-vous les diamants? — Je trouve qu’une guirlande de fleurs sied mieux à une jeune personne qu’une aigrette de diamants. — Et lorsqu’on n’est plus jeune, ajouta madame Steinhausse, nulle parure ne peut embellir.

A ces mots, Delphine tomba dans la rêverie. Elle éprouvait une certaine tristesse qu’elle n’avait jamais ressentie. Cependant madame Steinhausse lui imposait assez pour la forcer à se contraindre; et n’osant témoigner son dépit, elle prit le parti du silence.

Au bout de quelques minutes madame Steinhausse, s’adressant à Delphine: — Puisque vous aimez les boîtes, mademoiselle, lui dit-elle, je vous en montrerai d’assez jolies. — Ah! oui, reprit Henriette: maman en a de charmantes, entre autres, des dendrites... — Des dendrites, interrompit Delphine, qu’est-ce que cela? — On donne ce nom, ajouta Henriette, à des pierres qui, par un hasard et un jeu de la nature, portent l’empreinte des végétaux et des animaux.

Après cette petite explication, Henriette cessa de parler, et Delphine retomba dans la tristesse. Pour la première fois de sa vie, elle fit quelques réflexions. — Henriette, disait-elle en elle-même, Henriette n’est que la fille d’un médecin, elle n’a ni bijoux ni diamants, je ne lui vois point de joujoux, elle travaille sans relâche; pourquoi donc a-t-elle l’air gai, satisfait? pourquoi parait-elle heureuse, tandis que moi, depuis que j’existe, je m’ennuie?...

Ces réflexions faisaient soupirer Delphine. Elle se trouvait fort à plaindre: cependant elle s’ennuyait beaucoup moins qu’à Paris. L’entretien de madame Steinhausse et d’Henriette l’intéressait et piquait sa curiosité. Elle ne pouvait s’empêcher de respecter la première, et elle sentait déjà au fond de son cœur un penchant très décidé pour la jeune Henriette.

Sur le soir elle s’avisa de demander sa poupée et ses joujoux. Madame Steinhausse lui dit qu’on les avait oubliés à Paris, mais qu’elles les aurait dans quatre ou cinq jours. Delphine, malgré l’espèce de crainte que lui inspirait madame Steinhausse, allait témoigner son mécontentement, lorsque Henriette lui proposa d’aller lui chercher de quoi s’amuser pour toute la soirée; elle sortit, et revint bientôt avec Catau, apportant deux grands livres d’estampes, renfermant une collection de costumes turcs et de costumes russes Henriette avait une manière si intéressante de montrer ces estampes, elle les expliquait avec tant d’intelligence, que Delphine s’amusa véritablement. Avant de se coucher, elle embrassa madame Steinhausse et sa fille, en disant à celle-ci: — J’espère que vous m’enseignerez encore demain quelque chose de nouveau.

Delphine se mit au lit sans humeur; elle dormit parfaitement bien; à son réveil, elle appela Henriette. Déjà tout habillée, Henriette accourut, et voyant que Delphine lui tendait les bras, elle sauta légèrement sur son lit, et se jeta à son cou. Delphine se leva en diligence. Elle ne se fit point presser pour aller à la promenade, et prenant Henriette sous le bras, elle sortit gaiement de l’étable. Arrivée dans le jardin, elle vit courir sa compagne, admira sa grâce et sa légèreté, et consentit à courir aussi. Ensuite Henriette, apercevant un charmant papillon couleur de rose et noir, proposa à Delphine d’essayer de l’attraper. Aussitôt la chasse commença. Les deux jeunes filles se séparèrent. Henriette, comme la plus légère, gagna les devants, et se chargea de couper les chemins au papillon, si Delphine le manquait en approchant de l’arbuste sur lequel il était posé. Delphine en effet s’avança trop brusquement: le papillon s’échappa vivement poursuivi, et après mille détours il s’arrêta sur une branche d’aubépine. Delphine, les bras levés, la tête en avant, avança doucement cette fois un pied, et puis l’autre; enfin elle touchait presque au buisson d’aubépine: le cœur palpitant, retenant sa respiration, dans la crainte d’agiter les feuilles, elle étendit une main tremblante... elle crut qu’elle allait saisir sa proie; mais, hélas! le papillon s’envola, s’échappant à travers les doigts de Delphine, et même y laissant des traces de son passage.

Delphine soupira en voyant sur sa main une partie de la poussière qui colorait les ailes du joli papillon. Fatiguée, et non rebutée, elle voulut le suivre encore; il la conduisit, ainsi qu’Henriette, jusqu’au bord d’un fossé assez large qui séparait le jardin d’un immense verger, et s’envola dans le verger. Henriette, au même instant, franchit le fossé. Delphine, qui ne savait pas sauter, ne put la suivre; et tandis qu’elle s’en affligeait Henriette atteignit le papillon, et revint en sautant, tenant par le bout des ailes son captif, qui se débattait en vain pour s’échapper.

— Ah! la jolie chasse! s’écria Pulchérie; avec quelle impatience j’attends le printemps, afin d’en faire de semblables! — Vous voudriez donc, demanda la baronne, que l’hiver fût passé ? — Oh! oui, maman, nous verrions des papillons couleur de rose... — Mais vous n’auriez plus alors le plaisir de patiner, de conduire vos chaises, vos petits traîneaux sur la glace, de faire des boules de neige... — C’est vrai; je regretterai beaucoup tous ces amusements. — Vous ne les regretterez plus quand vous en aurez joui pendant toute la saison qui les procure. Les choses sont bien arrangées comme elles sont; si l’on avait l’année entière des fleurs, de la verdure, et même des papillons couleur de rose, on regarderait tous ces objets avec indifférence. Souvenez-vous, mes enfants, que pour être heureux, il faut s’occuper des biens qu’on possède plus encore que de ceux qu’on espère. Modérez donc votre impatience; mettez des bornes à vos désirs, ou vous ne jouirez jamais de rien. L’attente du printemps vous fera trouver l’hiver âpre et rigoureux; les fruits de l’automne vous rendront insipides les fleurs et les productions de l’été. Ainsi les saisons n’auront plus de charmes pour vous; et dans une pareille disposition d’esprit on ne sait plus apprécier les courses de traîneaux, ni les chasses aux papillons. — Ma bonne maman, je comprends cela, et je vous promets qu’à l’avenir j’attendrai chaque printemps sans impatience.

— Maman, dit César, j’ai vu quelquefois des papillons à Neuilly, dans le jardin de mon oncle, mais je ne pouvais les attraper, parce qu’ils ne volaient jamais droit devant eux. — Leur vol est irrégulier, reprit madame de Clémire, ils vont toujours par zigzag, de haut en bas, et de bas en haut, de droite à gauche: effet qui dépend de ce que leurs ailes ne frappent l’air que l’une après l’autre, et peut-être avec des forces alternativement inégales. Ce vol leur est très avantageux, en ce qu’il leur permet d’éviter les oiseaux qui les poursuivent; le vol des oiseaux est en ligne droite, tandis que celui du papillon est continuellement hors de cette ligne. — Maman, dit Caroline, où trouve-t-on les plus beaux papillons? — Ce n’est pas en Europe, reprit madame de Clémire; les papillons de la Chine, et surtout ceux de l’Amérique et de la rivière des Amazones, sont très remarquables par leur grandeur, par l’éclat brillant de leurs ailes et l’élégance de leurs formes. En Chine on envoie les papillons les plus beaux à la cour de l’empereur; ils contribuent à l’ornement du palais. On se sert pour les attraper d’un réseau de soie. Il y a des personnes assez curieuses pour étudier la vie de ces sortes d’insectes. Elles prennent des chenilles sur le point de faire leur coque; elles les renferment dans une boîte garnie de petits bâtons; dès qu’elles les entendent battre des ailes, elles les lâchent dans un appartement vitré et rempli de fleurs.

A ces mots les enfants demandèrent la permission d’étudier la vie des papillons, de faire de petits réseaux de soie, de petites chambres vitrées, etc. Leur mère s’engagea à leur procurer ce plaisir, c’est-à-dire à leur fournir les matériaux nécessaires, mais à condition qu’ils les emploieraient eux-mêmes, et qu’on ne les aiderait dans ce travail que par des conseils seulement. Ce marché fut accepté avec une vive satisfaction.

Ensuite, madame de Clémire, instamment priée de continuer l’histoire de Delphine, reprit en ces termes:

Nous avons laissé Henriette et Delphine dans le jardin. Sur les neuf heures, madame Steinhausse permit aux deux jeunes amies d’aller déjeuner dans le cabinet d’Henriette. Delphine vit dans ce cabinet des objets entièrement nouveaux pour elle; des fleurs desséchées et mises sous verre, des coquilles, des papillons formant de jolis tableaux. Henriette répondit aux questions de Delphine avec sa complaisance ordinaire: elle lui montra tout avec détail, et lui apprit qu’on divisait les coquilles en trois classes, et que ces trois classes forment en tout vingt-sept familles, qui comprennent les différents genres de coquilles.

Delphine écoutait Henriette avec étonnement et curiosité. — Que vous savez de choses! lui dit-elle. — Moi, reprit Henriette, je ne sais rien encore, je n’ai que des notions confuses et superficielles; mais j’ai le plus vif désir de m’instruire, et j’aime la lecture... — Vous aimez la lecture! c’est drôle. — Comment drôle! c’est un goût très commun, je crois. — Je ne le pensais pas. —. Voulez-vous que je vous prêle des livres? — Volontiers, en attendant que ma poupée soit arrivée. — Eh bien! je vais vous donner les Conversations d’Émilie, et l’Ami des Enfants de Berquin.

En achevant ces mots, Henriette prit dans sa petite bibliothèque l’Ami des Enfants, et le donna à Delphine, qui reçut ce présent avec assez d’indifférence. Madame Steinhausse la reconduisit aussitôt dans son étable, l’y laissa seule sous la garde de Catau, et annonça qu’elle reviendrait dans deux ou trois heures.

Dans cet endroit de l’histoire de Delphine, madame de Clémire, regardant à sa montre, se leva, et quoique les enfants, charmés de son récit, n’eussent aucune envie de dormir, elle les envoya coucher. Le lendemain Caroline et Pulchérie prièrent instamment Victoire de leur apprendre à faire du filet, afin de se mettre en état de faire, au mois d’avril, le réseau qui devait prendre tous les papillons de Champcery. César, de son côté, s’informait avec détail comment on pouvait construire solidement et à peu de frais une espèce de petit cabinet entièrement vitré. Morel, son domestique, lui donna à ce sujet toutes les instructions qu’il désirait... Ces amusements n’affaiblirent pas le désir qu’on avait de savoir le reste de l’histoire de Delphine, et l’heure de la troisième veillée étant arrivée, madame de Clémire la commença de la sorte:

Delphine, seule dans son étable avec Catau et n’ayant point de joujoux, s’avisa de chercher, dans l’Ami des Enfants, une ressource contre l’ennui. Elle ouvrit ce livre avec assez de nonchalance, et se mit à le lire. Bientôt cette occupation l’intéressa, l’attacha; elle vit avec surprise que la lecture pouvait tenir lieu de beaucoup d’autres amusements. Comme elle réfléchissait sur cette découverte, elle entendit frapper à la porte de l’étable. Catau alla ouvrir, et Delphine vit paraître une vieille paysanne, conduite par Une jeune fille de quinze ou seize ans, qui lui demanda si elle était mademoiselle Steinhausse. — Non, répondit Delphine; mais elle va bientôt venir.

La bonne femme pria qu’on lui permît d’attendre Henriette: — Car, ajouta-t-elle, il faut absolument que je lui parle.

Dans ce moment Delphine s’aperçut que la vieille paysanne était aveugle; elle lui demanda si elle venait avec l’intention de consulter le docteur Steinhausse. — Ah! vraiment, répondit-elle, je ne serais pas venue de mon chef: c’est mademoiselle Henriette qui m’a envoyé chercher. — Comment cela?

Alors la bonne femme raconta qu’elle habitait Franconville, qu’elle était aveugle depuis trois ans, ce qui la chagrinait d’autant Plus que sa petite-fille Agathe (celle même qui la conduisait) refusait d’épouser un riche vigneron du village d’Henriette, parce qu’elle disait qu’étant mariée, et chargée du détail d’un gros ménage, elle ne pourrait plus soigner sa grand’mère aveugle, lui tenir compagnie, la servir, la conduire partout, et qu’elle ne voulait pas la confier aux soins d’une servante. Agathe prit la parole: Il était bien naturel, dit-elle, qu’elle pensât ainsi, puisque ayant perdu son père et sa mère en bas âge, sa grand’mère l’avait élevée. Aussi, reprit la vieille paysanne, cette chère enfant ne veut-elle pas m’abandonner. Mademoiselle Henriette a su toute notre histoire, et elle m’a envoyé chercher dans une carriole, afin que je consulte son bon père qui a déjà rendu la vue à je ne sais combien de gens qui n’y voyaient goutte.

La bonne femme fut interrompue par l’arrivée d’Henriette, qui l’embrassa avec la plus grande affection, ainsi que la jeune fille; elle leur fil beaucoup de questions, mais d’un ton plein d’intérêt, écoutant leurs réponses avec attendrissement. Ensuite, prenant la vieille femme par la main: — Venez, dit-elle, je vais vous conduire chez mon père, il arrive dans l’instant de Paris; venez le consulter.

En parlant ainsi, Henriette força la bonne femme de s’appuyer sur son bras, et tenant de l’autre main la jeune fille, elle sortit de l’étable.

Cette petite scène fit une forte impression sur Delphine: jamais Henriette n’avait paru à ses yeux aussi bonne, aussi raisonnable; elle se rappelait avec ravissement son entretien avec les deux paysannes, et surtout l’expression de sa physionomie. Son penchant pour elle s’en augmenta, ainsi que le désir de lui ressembler.

Au bout d’un quart d’heure, Henriette revint transportée de joie. — Que je suis heureuse, dit-elle à Delphine, d’avoir eu l’idée de faire venir cette bonne femme; mon père est sûr de lui rendre la vue: il lui fera l’opération de la cataracte dans huit jours, et, à ma prière, il consent à la loger ici et à la garder jusqu’à ce qu’elle soit entièrement guérie. Concevez-vous mon bonheur? continua Henriette. Quand cette pauvre femme ne sera plus aveugle, sa petite-fille pourra épouser le riche vigneron qui la demande, puisqu’elle n’aura plus besoin de servir de guide à sa grand’mère; ainsi l’affection d’Agathe pour son aïeule ne lui coûtera pas le sacrifice d’un établissement avantageux. — Ah! ma chère Henriette, s’écria Delphine attendrie, je comprends en effet combien vous devez être heureuse, et combien vous méritez de l’être!

L’arrivée de M. et de madame Steinhausse mit fin à cette conversation. Le docteur, comme à son ordinaire, questionna sa petite malade sur son état. — Je me trouve déjà beaucoup mieux, lui dit-elle; je suis un peu fatiguée d’avoir couru aujourd’hui; mais cette lassitude ne m’attriste pas comme celle que j’éprouvais à Paris, quand je revenais du bal ou de l’Opéra. — Je n’en suis pas surpris, dit le docteur en souriant: les courbatures qu’on prend à Paris donnent la fièvre; celles qu’on gagne à la campagne, loin d’être dangereuses, procurent de l’appétit, du sommeil, et ces vives couleurs que vous voyez sur les joues d’Henriette.

Le docteur tâta ensuite le pouls de Delphine, et lui ordonna de suivre le même régime jusqu’à nouvel ordre.

Le jour même Delphine reçut une lettre de sa mère; elle la montra à Henriette, qui, un instant après, sortit et revint en apportant une écritoire et du papier. — Tenez, dit-elle à Delphine, voilà de quoi répondre à madame votre mère.

A ces mots, Delphine rougit et baissa les yeux. — Hélas! je ne sais Pas écrire, dit-elle. — Comment! reprit Henriette, point du tout? — Je forme bien quelques grosses lettres; mais voilà tout.

A cet aveu, Henriette, qui vit Delphine humiliée, souffrit de son embarras: — Il n’est pas étonnant, lui dit-elle, que votre mauvaise santé ait retardé votre éducation; mais à présent que vous vous portez mieux, vous pourrez réparer le temps perdu. — Oh! que je le voudrais! interrompit Delphine. Par exemple, si quelqu’un ici pouvait m’apprendre à écrire... — Mon écriture n’est pas mauvaise, repartit Henriette, et si vous le permettez, je serai votre maîtresse.

Pour toute réponse Delphine jeta ses deux bras autour du cou d’Henriette, et il fut convenu que la première leçon serait donnée le lendemain même.

Delphine commençait à rougir de l’excès de son ignorance. Elle aimait, elle admirait Henriette; celle-ci se servait de tout son ascendant pour l’engager à s’occuper, à s’instruire, et lui offrait de si bons exemples, et en même temps paraissait si heureuse, que Delphine ne pouvait résister au désir de l’imiter. D’ailleurs, elle trouvait dans sa conversation, dans celle de madame Steinhausse, un, agrément qu’elle goûtait mieux de jour en jour: tantôt madame Steinhausse l’entretenait de botanique, de minéralogie; tantôt elle lui contait quelque trait intéressant d’histoire; d’autres fois elle lui parlait de l’Allemagne, des établissements utiles et des curiosités qui se trouvent à Vienne; des superbes collections de tableaux qu’on admire à Dresde, à Dusseldorf; des charmants jardins de Reinsberg en Prusse, et du beau temple de l’Amitié, élevé par un grand roi dans les jardins de Sans-Souci. Ce monument intéressant est de marbre; il renferme le mausolée de la margrave de Bareith, sœur du roi; il est soutenu par de magnifiques colonnes, sur lesquelles on lit les noms révérés des amis les plus célèbres de l’antiquité, tels que Thésée et Pirithoüs, Oreste et Pylade, Épaminondas et Pélopidas, Cicéron et Atticus, etc., héros dignes de vivre à jamais dans la mémoire des hommes, puisqu’ils furent à la fois grands et sensibles, et qu’ils ne durent qu’à la vertu et aux charmes de l’amitié leur bonheur, leur gloire et leur réputation. Delphine écoutait ces récits avec une extrême attention; insensiblement elle prenait un attachement véritable pour madame Steinhausse, et commençait à sentir le prix de ses conseils; parfois même elle la priait de lui en donner; elle lui obéissait sans efforts, éprouvant la satisfaction la plus vive quand elle en recevait quelques marques d’approbation.

Cependant Henriette, et par conséquent Delphine, voyaient approcher avec un grand plaisir le jour où l’on devait opérer la vieille paysanne; le riche vigneron, nommé Simon, était venu prier Henriette et madame Steinhausse de seconder ses projets. Le refus d’Agathe, qui prouvait si bien toute son affection pour sa grand’mère, l’avait rendue encore plus chère aux yeux de Simon. Madame Steinhausse avait parlé à Agathe, et cette dernière avait fini par avouer qu’elle estimait beaucoup M. Simon.

— Mais pourtant j’espère, interrompit Pulchérie, qu’elle ne consentira pas à l’épouser, si sa grand’mère ne recouvre pas la vue? — Vous espérez, dit madame de Clémire; la jugez-vous d’après votre cœur?... — Oh! non, maman, car j’aurais dit: Je suis certaine.

La baronne d’Elby tendit une main à Pulchérie, qui se leva et courut embrasser sa grand’maman, et ensuite sa mère. Au bout d’un moment de silence, madame de Clémire poursuivit son récit.

Agathe promit positivement d’épouser Simon, si le docteur rendait la vue à sa grand’mère, à condition que le vigneron consentirait à loger la vieille paysanne. Simon prit avec plaisir cet engagement, et, rempli de tendresse pour la jeune fille, flottant entre l’espérance et la crainte, il attendait, avec une émotion mêlée d’inquiétude et d’impatience, le jour fixé pour l’opération.

Ce jour intéressant arriva enfin; Delphine demanda et obtint la Permission d’être témoin de l’opération. A midi, Henriette alla chercher la bonne femme, et la conduisit dans le cabinet du docteur. La vieille paysanne, pénétrée de reconnaissance pour sa jeune protectrice, la remerciait dans les termes les plus touchants, et lui serrait affectueusement la main, disant que, si Dieu lui rendait la vue, elle aurait presque autant de plaisir à regarder Henriette, qu’elle en éprouverait en revoyant Agathe. Le docteur fit faire silence; la bonne femme se plaça dans un fauteuil et demanda que sa petite-fille et Henriette fussent à ses côtés. Simon, le jeune vigneron, pâle et tremblant, était debout auprès d’une table. Agathe, se cachant le visage avec son tablier, afin de ne pas voir l’opération, tenait une des mains de sa grand’mère qu’elle baignait de ses larmes. Madame Steinhausse et Delphine, assises à quelques pas de distance, vis-à-vis d’elles, contemplaient ce tableau avec attendrissement. Le docteur commença l’opération; la bonne femme la soutint avec courage... — C’est fait! s’écria tout à coup le docteur. — Bon Dieu! je ne suis plus aveugle!... dit à son tour la paysanne. Agathe! ma fille, je te vois! et mademoiselle Henriette, où est-elle?

Agathe, fondant en larmes, se jette dans ses bras. Henriette, transportée, accourt pour l’embrasser; le vigneron vient tomber aux genoux d’Agathe, en disant: — Elle est à moi...

A ce touchant spectacle, Delphine, hors d’elle-même, se lève, se précipite vers Henriette, et ne peut exprimer que par des pleurs les doux sentiments de tendresse qui remplissent son âme...

— Ah! je suis sûr, interrompit César en pleurant, que pour le coup voilà Delphine devenue tout aussi bonne que Henriette. — Vous ne vous trompez pas, reprit madame de Clémire: Delphine connut enfin que la naissance, les diamants, les bijoux, ne sauraient nous rendre heureux, et que la bonté seule peut assurer le bonheur de la vie. Témoin de la satisfaction si pure qu’éprouvait Henriette, de la vive reconnaissance que lui montraient la vieille paysanne, Agathe et Simon, lisant dans les yeux du docteur et de madame Steinhausse combien ils jouissaient de la félicité d’avoir une fille aussi digne de leur tendresse, Delphine enviait le sort d’Henriette, et en même temps elle sentait au fond de son cœur s’affermir et s’augmenter encore l’amitié qu’elle avait pour elle.

Après ces premiers moments de trouble et d’attendrissement, le docteur demanda à la vieille paysanne qu’elle fixât le jour du mariage de sa petite-fille; il fut décidé que Simon épouserait Agathe sous trois semaines. Le docteur et madame Steinhausse se chargèrent du trousseau d’Agathe, et Henriette demanda la permission de lui offrir une belle pièce de percale que sa mère lui avait donnée la veille. Delphine, tout le reste du jour, entendit répéter l’éloge d’Henriette, la vieille paysanne l’appelait sa bonne protectrice. En remerciant le docteur, elle ajoutait toujours: — Mais c’est à mademoiselle Henriette que je dois mon bonheur; c’est elle qui m’a fait venir, qui m’a fait recevoir dans cette maison; elle s’informe de ceux qui sont dans la peine, elle les découvre, elle les envoie chercher, elle les rend heureux....

Agathe, pendant ce temps, baisait les mains d’Henriette. Simon n’osait parler, mais il levait les yeux au ciel, ses regards exprimaient sa vive reconnaissance: tous les domestiques bénissaient leur jeune maîtresse, et contaient d’elle mille autres traits de bienfaisance. Madame Steinhausse et le docteur se félicitaient mutuellement d’avoir une aussi charmante fille. Henriette recevait ces douces louanges avec modestie et attendrissement; elle les rapportait toutes à sa mère. — Sans doute, lui disait-elle, sans vos tendres soins, je ne jouirais pas du bonheur que je goûte. Ah! maman, achevez de me corriger de tous les défauts qui me restent, et vous me rendrez plus digne de vous!....

Le soir, quand Delphine se trouva dans son étable tête à tête avec madame Steinhausse, elle tomba sur ses genoux, et la regardant tendrement: — Ah! madame, lui dit-elle, comment avez-vous pu me supporter jusqu’ici, moi si différente d’Henriette! Que vous avez dû me trouver haïssable! — C’est beaucoup de sentir ses torts, reprit madame Steinhausse; d’ailleurs, depuis quelque temps vous vous conduisez infiniment mieux; chacun remarque en vous un notable changement en bien. — Hélas! interrompit Delphine, combien je suis loin de ressembler à l’aimable Henriette! Hier encore, ne me suis-je pas impatientée deux ou trois fois de manière à vous faire hausser les épaules? Aujourd’hui même, n’ai-je pas brusqué Marianne et voulu faire gronder Catau? A propos de Catau, ai-je Pensé à lui demander pardon du soufflet que j’eus le tort de lui donner en arrivant ici? Pauvre Catau! Ai-je bien pu lui donner un soufflet! à elle si bonne!... Ah! madame, faites-la venir, je vous en prie: je veux qu’elle sache combien je me repens.

Madame Steinhausse appela Catau, qui vint sur-le-champ. Delphine, s’approchant d’elle, les mains jointes, pria madame Steinhausse de servir d’interprète, et fit les excuses les plus franches; madame Steinhausse les traduisait à mesure en allemand. — Enfin, ma bonne Catau, ajouta Delphine avec une grâce ravissante, si vous me pardonnez, permettez-moi de baiser la joue que j’ai eu l’indignité de frapper.

Catau, attendrie, par respect n’osait s’avancer; mais Delphine se jeta à son cou, et l’embrassa de toute son âme, et avec un grand plaisir, car elle sentait que cette action en réparait une bien mauvaise. Catau sortit en essuyant ses yeux remplis de larmes, disant en allemand que Delphine était une charmante petite demoiselle. Après le départ de la servante, Delphine fit ouvrir une armoire, et en tira une jolie pièce de mousseline: — Voilà, dit-elle, un présent que je destine à Catau. — Et pourquoi, demanda madame Steinhausse, ne le lui avez-vous pas donné sur-le-champ? — Ah! je n’avais garde; elle aurait pu croire que je voulais par là payer le soufflet reçu. Ce présent alors, au lieu de lui faire plaisir, l’aurait offensée. Ce n’est pas, je pense, avec de l’argent qu’on peut réparer un mauvais traitement; Catau m’aurait-elle pardonné de bon cœur, si j’eusse eu l’air de vouloir acheter mon pardon? — Vous avez bien raison, dit madame Steinhausse: voilà de la délicatesse; conservez de pareils sentiments, ils feront paraître votre générosité plus noble, et donneront à tous vos procédés un charme inexprimable.

En ce moment on vint annoncer un courrier de la part de madame Mélite. Il apportait une lettre à Delphine, dans laquelle sa mère l’engageait à lui demander librement tout ce qu’elle pouvait désirer, et à lui mander quels étaient les joujoux qui lui feraient le plus de plaisir. Après avoir lu cette lettre, Delphine soupira, et priant madame Steinhausse d’écrire pour elle à madame Mélite, elle lui dicta la lettre suivante:

«Je vous remercie, ma chère maman, de toutes vos bontés;

«mais je n’aime plus les joujoux; je vais vous dire, puisque vous

«me l’ordonnez, ce qui me ferait plaisir dans ce moment. Il y a ici

«une vieille paysanne bien bonne, bien pauvre; il est vrai que sa

«petite-fille épouse un riche vigneron; mais comme c’est le mari

«qui aura l’argent, peut-être qu’il n’en donnera pas à la grand’-

«mère autant que la fille le voudrait, du moins je le crains; et

«pourtant je désirerais que la vieille femme ne manquât de rien.

«Je l’aime, non pas seulement parce qu’elle est bonne, mais parce

«qu’elle est mère; je le sens bien, je donnerai toujours de meilleur

«cœur à une mère qu’à toute autre. Madame Steinhausse croit

«qu’une pension de cinquante écus ferait le bonheur de la vieille

«Paysanne; ainsi, ma chère maman, je vous prie de m’envoyer,

«au lieu des joujoux que vous m’offrez, une pension de cinquante

«écus, je la donnerai tout de suite à la bonne grand’mère. Je se-

«rais bien aise de lui faire présent d’une pièce de toile de coton,

«afin qu’elle ait un habit neuf pour la noce de sa fille. Bonsoir,

«ma chère maman; ma santé se fortifie tous les jours. Madame

«Steinhausse a mille bontés pour moi, et je me trouverais tout à fait

«heureuse, si je n’étais pas privée du bonheur de voir ma chère ma-

«man; du moins son portrait ne quitte pas mon bras, chaque jour

«je le baise en lui disant bonjour et bonsoir, et alors surtout j’ai le

«cœur bien serré en pensant que je suis à cinq lieues de vous;

«sans cela je serais enchantée d’être ici, d’autant plus que cette

«campagne est charmante; et puis on dit qu’il y aura bien des ce-

«rises cette année. A propos, maman, voulez-vous bien dire à ma

«bonne que je lui élève un sansonnet, quoiqu’elle ait mandé à

«madame Steinhausse qu’elle était sûre que j’avais déjà pincé ma-

«demoiselle Steinhausse plus de vingt fois. Il y avait cela dans

«sa lettre; j’en ai ressenti de la peine, car si vous saviez, maman,

«à quel point il faudrait être méchante pour pincer Henriette!...

«Au reste, je l’espère, je ne pincerai plus personne de ma vie.

«Adieu, ma chère et tendre maman: votre enfant vous embrasse

«de toute son âme.

DELPHINE.»

Le surlendemain Delphine reçut de sa mère une réponse charmante, et, au lieu d’une pension de cinquante écus pour la bonne femme, madame Mélite envoyait un contrat de trois cents livres, sans oublier l’habit neuf pour le jour du mariage. Delphine, transportée de joie, porta sur-le-champ son présent à la vieille paysanne, que ce bienfait acheva de rendre parfaitement heureuse. Sa reconnaissance et celle d’Agathe, les louanges de madame Steinhausse, les tendres caresses d’Henriette, firent goûter à Delphine une satisfaction dont jusqu’à ce moment elle n’avait eu qu’une faible idée; car pour connaître l’étendue d’un bonheur si pur, il faut en avoir joui. Le soir, Delphine demanda à madame Steinhausse combien madame Mélite avait dépensé d’argent pour faire ce contrat de trois cents livres. — Mille écus à peu près, répondit madame Steinhausse, parce que cette rente n’est que viagère. — Comment! on peut, avec mille écus, assurer de quoi vivre à une personne qui n’a rien!... Mille écus, c’est précisément ce que ma parure de diamants a coûté !... — Eh bien! mademoiselle, cette parure vous fait-elle grand plaisir? — Oh! point du tout: j’aime cent fois mieux une rose; et quand je songe qu’avec mille écus on peut tirer pour jamais de la misère un infortuné sans ressource, je ne conçois plus qu’on ait la folie d’acheter des diamants.

Deux jours après cet entretien, Agathe épousa Simon. Les noces se firent dans la maison de madame Steinhausse; on dressa des tables dans le verger, sous de grands noyers plantés sans symétrie, sur un charmant gazon émaillé de serpolet, de marguerites et de violettes; une trentaine de paysans des environs s’établirent autour des tables, et madame Steinhausse fit les honneurs de celle des nouveaux mariés. Après le dîner, on dansa sur la pelouse jusqu’ au soir; et Delphine, partageant la gaieté commune, disait à madame Steinhausse: — Les bals de Paris ne m’ont jamais bien amusée; mais qu’à présent ils me paraîtront ennuyeux! — Les vrais plaisirs, répondit madame Steinhausse, ne se trouvent qu’à la campagne; et quand on les a goûtés, tous ceux que peut offrir la ville paraissent insipides et fatigants.

Delphine, au mois de juillet, trouva la campagne bien plus belle encore; elle faisait de longues promenades dans les champs, quelquefois le soir, au clair de la lune, avec madame Steinhausse et Henriette. D’ailleurs, ayant pris le goût de l’occupation, elle n’éprouvait pas un seul instant d’ennui; tantôt elle lisait, ou se mettait à écrire, tantôt elle travaillait, et apprenait d’Henriette à dessiner des fleurs, à dessécher des plantes, dont elle se faisait dire les noms et les propriétés; elle employait en bonnes actions l’argent que madame Mélite lui envoyait tous les mois pour ses menus plaisirs. Aimée de tous, satisfaite d’elle-même, elle se sentait chaque jour plus heureuse; on ne remarquait plus sur son visage cette langueur, cet air d’abattement qui en avaient altéré les charmes pendant si longtemps; ses yeux étaient animés, brillants; elle avait toute la fraîcheur de la jeunesse. Sachant également bien marcher, courir et sauter, elle avait acquis, en quatre mois, plus de grâce, de légèreté que tous les maîtres de danse de Paris n’auraient pu lui en donner.

Au commencement du mois d’août, le docteur lui déclara qu’elle pouvait quitter son étable, et au même instant on la conduisit dans une jolie petite chambre préparée exprès pour elle. Delphine sentit une joie bien vive en se voyant établie dans un appartement agréable et commode; sa fenêtre donnait sur la vallée; la beauté de la vue, la propreté du plancher et des meubles l’enchantaient. — Expliquez-moi donc, disait-elle à madame Steinhausse, pourquoi ce petit logement me paraît aussi charmant, et pourquoi je me déplaisais tan t dans celui que j’occupais à Paris, quoiqu’il fût cependant beaucoup plus grand et plus beau que celui-ci. — D’abord, répondit madame Steinhausse, votre chambre à Paris donnait sur un vilain petit jardin bien triste et entouré de hautes murailles; et puis, quand vous êtes venue ici, vous ne connaissiez que de faux plaisirs, c’est-à-dire ceux que peuvent procurer la vanité, la magnificence et le grand monde; comme ces plaisirs ne sont qu’imaginaires, on s’en lasse facilement; aussi en étiez-vous déjà dégoûtée; n’ayant aucune idée des véritables, vous périssiez d’ennui: telle était votre situation. Vous aviez vécu dans une trop grande abondance pour apprécier les commodités et les agréments qu’une honnête aisance répand sur la vie: vous ne jouissiez de rien, parce qu’on ne vous laissait rien désirer. Les choses les plus agréables deviennent insipides, ennuyeuses même, si l’on ne sait pas en user sobrement; je vais vous en donner un exemple. Vous aimiez beaucoup les fleurs; je vous ai vue trouver un grand plaisir à chercher de la violette: pourquoi ce goût particulier pour cette dernière fleur, goût qui vous est commun avec toutes les jeunes personnes? C’est que la violette est cachée sous les feuilles, c’est qu’elle est moins commune que le thym, qu’il faut la chercher; si elle était répandue dans les champs avec une extrême profusion, vous cesseriez de l’aimer, vous n’en feriez pas plus de cas que du gazon. Les productions de l’art sont sans doute au-dessous de celles de la nature; il est donc encore plus facile de s’en lasser: cependant elles ont leur agrément; elles peuvent procurer des plaisirs, mais seulement aux personnes modérées. Si vous remplissez votre appartement et votre maison de porcelaines, vous serez bientôt dégoûtée de porcelaines. Si vous allez tous les jours au spectacle, vous n’y trouverez que de l’ennui. Si vous restez trop longtemps à table, si vous mangez des mets trop recherchés, vous dînerez sans appétit, et par conséquent sans plaisir. Il en est ainsi de toutes les choses donton abuse: dès qu’on veut satisfaire pleinement ses goûts, on les éteint; ainsi souvenez-vous que l’excès des superfluités, loin de contribuer au bonheur, le détruit totalement. Songez encore que le luxe n’éblouit que les sots, et ne produit pas une seule vraie jouissance; rien n’est plus incommode que la magnificence. Des pendants de diamants arrachent les oreilles; une robe brochée d’or assomme, écorche les mains; des bijoux, des ajustements précieux imposent mille sujétions; hier, si vous aviez eu un tablier garni de dentelle, vous n’eussiez point cueilli tant de roses sauvages sur ces buissons d’épines où vous laissâtes la moitié de votre robe, et vous ne seriez pas revenue si gaie, si contente de votre promenade. La magnificence n’est pas moins gênante dans les meubles: pour moi, j’aimerais cent fois mieux habiter toujours votre étable, que ces brillants appartements où l’on est obligé de marcher et de s’asseoir avec précaution. Que je plains les gens ainsi esclaves de leurs richesses! La vanité qui les égare pourrait, mieux entendue, leur enseigner les vrais moyens d’obtenir la considération qu’ils recherchent; au lieu d’étaler tout ce faste, que ne font-ils de bonnes actions!... — Sans doute, interrompit Delphine, ils se feraient estimer; mais d’ailleurs, est-il possible de ne pas trouver un grand plaisir à faire du bien? — En se livrant à toutes ses fantaisies, continua madame Steinhausse, en dépensant tout son argent en vaines superfluités, on s’endurcit le cœur, on finit par se corrompre. — Ah! s’écria Delphine, quelle que soit ma fortune un jour, jamais elle ne me corrompra; je serai modérée, je me souviendrai de l’ennui que j’éprouvais au milieu d’une extrême abondance; je une souviendrai qu’il m’a fallu passer quatre mois dans une étable Pour être en état de sentir le prix d’une partie des choses dont j’étais fatiguée, et surtout qu’il existe des infortunés; que le bonheur de les soulager est le plus grand qu’on puisse goûter dans la vie.

Cet entretien finit par les plus tendres remerciements de Delphine à madame Steinhausse; cette dernière avait en effet de justes droits à la reconnaissance de Delphine, puisqu’elle lui avait appris à raisonner, à penser, à sentir. Delphine resta encore deux mois chez le docteur; elle acheva d’y perfectionner son caractère, d’y fortifier sa santé. Enfin, vers le commencement du mois d’octobre, elle jouit du bonheur de revoir sa mère. Madame Mélite la pressa dans ses bras avec transport, elle pouvait à peine la reconnaître. Delphine était prodigieusement grandie; en même temps elle avait pris de l’embonpoint et les couleurs les plus vives. Madame Mélite, au comble de ses vœux, la regardait, la serrait contre son sein, l’embrassait, voulait parler, et ne pouvait exprimer l’excès de sa joie que par des pleurs. Madame Steinhausse, témoin de son bonheur, jouit en silence d’un si doux spectacle. — Vous me l’avez donnée mourante, dit-elle enfin; je vous la rends, madame, dans toute la force de la santé ; et, ce qui vaut mieux encore, je vous la rends bonne, douce, égale, sensible, raisonnable, enfin digne de faire votre bonheur. Cependant elle est si jeune, si peu formée, qu’à moins de certains ménagements, on pourrait craindre encore pour elle des rechutes; si vous voulez les prévenir, voici le régime qu’elle doit suivre; il n’est pas rigoureux, mais nécessaire. — Elle le suivra, interrompit madame Mélite; donnez, madame.

Et prenant le papier que lui présentait madame Steinhausse, elle le lut tout haut.

ORDONNANCE DU DOCTEUR STEINHAUSSE.

«Mademoiselle Delphine passera six mois de l’année à la cam-

«pagne; à Paris, elle ira très rarement aux spectacles, se donnera

«beaucoup d’exercice à pied, même en hiver; elle ne mangera

«jamais que du pain à son déjeuner et à son goûter, excepté dans

«le temps des fruits; elle ne portera que des habits simples, les

«seuls qui soient commodes et légers.

«Pour la préserver de l’ennui, on lui donnera des livres ins-

«tructifs et amusants, et l’on ne souffrira pas qu’elle soit un mo-

«ment oisive; si elle se laissait aller par hasard à la tristesse, il

«faudrait lui rappeler l’histoire de la grand’mère d’Agathe, et le

«bien qu’elle a fait à cette vieille femme: en suivant cette méthode

«et ce régime, mademoiselle Delphine conservera sa santé, sa

«gaieté, et le bonheur dont elle jouit.»

Madame Mélite approuva fort ce régime, elle promit de le suivre exactement, et témoigna à madame Steinhausse la plus vive reconnaissance; l’année d’ensuite elle acheta une maison dans la vallée de Montmorency, dans le voisinage de celle de madame Steinhausse. Delphine conserva toute sa vie pour cette dernière l’attachement qu’elle lui devait, et pour l’aimable Henriette la plus tendre amitié. Elle devint une personne charmante, et acquit de l’instruction et des talents; bonne, raisonnable, bienfaisante, elle était admirée et chérie de tous ceux qui l’approchaient; sa mère lui choisit un mari digne d’elle, dont elle fit le bonheur, et qui la rendit parfaitement heureuse.

Madame de Clémire cessa de parler.

— Eh quoi! s’écria Pulchérie, l’histoire est finie!... Ah! quel dommage!... — Si madame Mélite, reprit Caroline, eût eu autant de raison que madame Steinhausse, Delphine n’aurait jamais été paresseuse, capricieuse, ni méchante: ah! qu’une bonne mère est utile!

En parlant ainsi, Caroline baisa tendrement la main de sa mère.

— Maman, dit Pulchérie, je n’ai pas voulu vous interrompre dans Un endroit intéressant de l’histoire; mais j’ai une question à vous faire: qu’est-ce que le mal d’yeux qui s’appelle cataracte? — C’est une affection qui prive de la vue, quand elle atteint les deux yeux.

Madame de Clémire se leva; il était plus tard qu’à l’ordinaire; mais les enfants avaient trouvé la veillée bien courte; ils allèrent se coucher à regret, et ne rêvèrent toute la nuit qu’à Delphine.

Le jour suivant, Morel dit à César qu’il avait fait le calcul de ce que coûterait ce qu’il fallait acheter pour faire le cabinet vitré destiné aux papillons; cette dépense pouvait monter à sept ou huit louis. — Ce serait un plaisir bien cher! dit César; on peut s’amuser à meilleur marché ; et je vais tâcher de détourner mes sœurs de cette fantaisie.

En effet, il alla à l’instant même trouver ses sœurs: — Je viens, leur dit-il, vous offrir une occasion de prouver à maman qu’elle n’a Pas perdu sa peine en nous contant l’histoire de Delphine... — Comment donc, mon frère? — Et que nous avons profité des discours de madame Steinhausse: vous souvenez-vous qu’elle recommande de ne pas se livrer à toutes ses fantaisies? — Oh! oui; je m’en souviens. — Eh bien! notre chambre coûterait huit louis... — Huit louis!... — Tout autant... Avec cette somme on pourrait faire quelque bonne action... — Peut-on faire une pension avec huit louis? — Cette pension ne donnerait pas de quoi vivre, mais ces huit louis Pourraient soulager une pauvre famille... — Eh bien, mon frère, nous renonçons à la chambre vitrée. Si j’avais su cela pourtant, je ne me serais pas donné tant de peine pour apprendre à faire du filet. — Bon, nous aurons tant d’autres amusements!... Nous ferons comme Henriette: nous dessécherons des fleurs, des plantes; nous apprendrons la botanique, l’agriculture... — Nous demanderons à maman de l’argent pour faire de bonnes actions. — Maman n’est pas aussi riche que madame Mélite; elle n’est ici que par économie, et ne peut pas faire de pensions; mais vous savez comme elle est charitable pour les pauvres. — Il faudra nous charger de découvrir quelque vieille bonne femme bien à plaindre; si nous pouvions en trouver une qui fût aveugle! quelle joie!... nous ferions venir un chirurgien d’Autun, pour lui faire l’opération de la cataracte. — Assurément; mais il faut aussi que nous soyons bien raisonnables, que nos amusements ne coûtent rien; car maman ne serait pas en état de nous donner en même temps de l’argent pour nos fantaisies et pour des cataractes. — C’est vrai, on ne peut pas tout avoir.

Après ce petit conseil, les enfants montèrent chez madame de Clémire, et lui tirent part de leur résolution. Madame de Clémire les embrassa et loua la bonté de leurs cœurs: — Conservez de tels sentiments, mes chers enfants, leur dit-elle; ils assureront voire bonheur et le mien; et pour vous récompenser dès à présent, je vous promets de vous procurer l’occasion de dépenser, comme vous le souhaitez, les huit louis qu’aurait coûté la chambre vitrée. — Ah! maman, reprit Pulchérie, ajoutez à cela de nous promettre encore une histoire chaque soir, au lieu de nous la donner de temps en temps, comme vous aviez dit d’abord. — Eh bien! je m’y engage, répondit madame de Clémire, à condition que vous ne me donnerez point de sujet de mécontentement, car l’enfant qui, dans la journée, n’aura pas été raisonnable, sera le soir privé de la veillée. — C’est bien rigoureux, ma chère maman! — Mais votre frère et votre sœur ne s’en plaignent pas. — Maman, j’ai plus à craindre qu’eux; je suis la plus jeune, et par conséquent la moins raisonnable. — Aussi je n’exige pas autant de vous. — C’est vrai, maman, reprit Pulchérie: vous êtes la justice même; mais je n’en crains pas moins d’aller quelquefois me coucher sans veillée.

Ce même matin, César alla se promener dans la campagne avec l’abbé ; arrivés auprès d’une chaumière, ils virent un petit paysan qui en battait un autre bien plus grand et plus âgé que lui; l’aîné de ces enfants se contentait d’éviter les coups, et n’en portait aucun. César s’approche de ce dernier: — Est-ce votre frère, lui dit-il, qui vous bat de la sorte? — Non, monsieur, répondit le Paysan; c’est un de nos voisins. — Il est bien méchant! reprit César; et pourquoi, lorsqu’il vous bat ainsi, ne le lui rendez-vous pas? — Mais, monsieur, repartit le paysan, je ne peux pas: je suis le plus fort . César regarda l’abbé, et lui dit tout bas: — Voilà un généreux petit enfant: il faut nous informer si sa famille est pauvre. — Quel âge avez-vous? demanda l’abbé au paysan. — Huit ans, monsieur. — Comment vous nommez-vous? — Augustin, pour vous servir. — Avez-vous un père et une mère? — Oui, Dieu merci, et puis mon petit frère Colas, qui n’a que cinq ans. Tenez, voilà not’ maison là tout proche devant vous. — Ah! monsieur l’abbé, dit César, entrons dans cette chaumière.

L’abbé y consentit, et le petit Augustin conduisit César dans sa cabane. L’abbé s’entretint avec Madeleine, la mère d’Augustin; elle lui fit le plus touchant éloge de son enfant, qui ne lui avait jamais causé un moment de chagrin; il était si docile, si appliqué, que M. le curé lui donnait des soins particuliers, et avait pris la peine de lui apprendre lui-même à lire. En effet, cet enfant parlait très bien pour le fils d’un paysan; il avait d’ailleurs une physionomie intéressante qui prévenait en sa faveur. Madeleine conta Plusieurs traits charmants de lui; elle parla beaucoup de l’amitié qu’il avait pour son petit frère Colas. — Et pourtant, ajouta-t-elle, Colas n’est souvent qu’un espiègle.

Après cette conversation, César fit promettre à Augustin de venir le voir au château. Ils sortirent de la chaumière, et continuèrent leur promenade. Quand l’abbé se trouva seul avec César: — Avez-vous bien senti, lui dit-il, toute la sublimité du mot de cet enfant au sujet du petit paysan qui le battait? — Oui sûrement, répondit César, je l’ai bien comprise; il avait pitié de la faiblesse de ce méchant petit garçon. — Justement; et en faveur de cette faiblesse, il excusait l’emportement et l’arrogance. — Augustin est comme Turc, le grand chien de basse-cour, qui se laisse mordre avec tant de douceur par la petite chienne de maman. — Cette générosité est une vertu si naturelle, qu’on la trouve chez les nations les moins policées, et quelquefois même parmi les classes les plus méprisables. On lit dans l’Histoire générale des Voyages, qu’au Malabar on est plus en sûreté sous la simple escorte d’un seul enfant naïr que sous celle des plus redoutables guerriers de la même tribu; les voleurs du pays n’attaquent jamais que des voyageurs qu’ils rencontrent armés; ils ont, au contraire, le plus grand respect pour la faiblesse et l’enfance. Jugez donc, d’après ces exemples, combien est vil et dégradé l’homme privé d’une vertu si naturelle! C’est avec raison qu’on regarde comme un monstre, comme un assassin, celui qui abuse de sa force en opprimant le faible.... — Comme un assassin!... — Sans doute. Si un homme armé d’une épée se battait contre un autre homme qui n’aurait qu’une canne pour se défendre, ne serait-il pas un assassin? — Alors il faut se battre à armes égales. — Eh bien! si je me battais à coups de poing avec vous, la partie serait-elle égale? — Oh! non: votre coup de poing vaudrait mieux que le mien. — Vous ne pourriez me blesser, et moi, je pourrais facilement vous tuer; en me battant avec vous je serais donc un assassin, puisque j’emploierais toute ma force contre un être infiniment plus faible que moi? — Oh! cela est clair. — Et que penseriez-vous d’un homme riche et en faveur à la cour, et qui imposant par son rang à quelques gens obscurs profiterait de cette espèce de supériorité pour opprimer ces derniers? — Je penserais que cet homme serait presque aussi lâche, aussi cruel que celui qui battrait un autre homme hors d’état de se défendre. — Quand vous ne serez plus un enfant, si vous traitez durement les gens qui dépendront de vous, votre femme, vos enfants, vos domestiques, vous commettrez donc une lâcheté ? — Assurément: je sens bien que, dès qu’on a pour soi la force ou l’autorité, on manque de générosité, d’humanité, si l’on n’est pas doux, patient et indulgent. — Quand on commande, il faut donc n’ordonner que des choses justes, il faut rendre heureux ceux qui nous sont soumis, ou bien l’on n’est qu’un tyran; et rien n’est plus méprisant, plus lâche qu’un tyran.

Tout en causant ainsi, l’abbé et son élève arrivèrent au château au moment où l’on allait se mettre à table. Ils y trouvèrent un gentilhomme du voisinage qu’ils ne connaissaient pas, et que madame de Clémire avait retenu à dîner. Cet homme, nommé M. de la Palinière, âgé d’environ cinquante-cinq ans, était fort laid; il avait d’ailleurs une grosse verrue sur le nez, des sourcils très épais; Une perruque ronde et noire, placée de manière qu’elle lui enveloppait le visage à peu près comme un bonnet de nuit, lui cachait presque entièrement le front; en outre, il bégayait beaucoup, et était excessivement distrait. La figure originale de ce monsieur avait tellement frappé Pulchérie, qu’elle ne pouvait en détourner les yeux; M. de la Palinière ne disait pas un mot qu’elle n’eût envie de rire; cependant la crainte de déplaire à sa mère la forçait à se contraindre, et tout le temps du dîner elle se conduisit assez bien.

En sortant de table, l’abbé, qui avait déjà découvert que M. de la Palinière jouait aux échecs, lui proposa de faire sa partie; l’abbé se croyait un joueur de la seconde force: il laissa entendre au provincial qu’il était de la première; et, en conséquence, M. de la Palinière, avec beaucoup de modestie, demanda une tour. La baronne et madame de Clémire s’établirent à l’autre extrémité du salon pour faire de la tapisserie, et Pulchérie s’assit à côté de l’abbé, afin d’être en face de M. de la Palinière et de le considérer tout à son aise. La partie d’échecs commença: les deux joueurs paraissaient également attentifs; ils gardaient l’un et l’autre le plus profond silence, quand tout à coup M. de la Palinière, de l’air du monde le plus tranquille, renversa et brouilla toutes les pièces. L’abbé se mit à rire, croyant que c’était une distraction. Que faites-vous donc? s’écria-t-il. — Vous vous êtes trompé, répondit M. de la Palinière: c’est moi qui suis en état de vous donner la tour; recommençons. A ces mots, l’abbé parut un peu surpris, et Pulchérie laissa échapper un grand éclat de rire.

On fit une nouvelle partie; l’abbé fut forcé de recevoir l’avantage qu’avait accepté M. de la Palinière, et ce dernier le fit mat en dix coups. L’abbé confondu répéta plusieurs fois que son adversaire était de la première force, et M. de la Palinière soutint qu’il était à peine de la seconde.

Pendant ce débat, Pulchérie riait malicieusement, en répétant que M. l’abbé ne jouait donc pas aussi bien qu’il l’avait toujours cru; remarque qu’elle accompagna de quelques moqueries très impertinentes. Madame de Clémire, occupée à sa tapisserie, parut n’avoir pas remarqué tout ce qui s’était passé ; mais quand M. de la Palinière fut parti, Pulchérie s’approcha du métier de sa mère, et lui demanda si elle conterait le soir une histoire bien longue. — Que vous importe? dit la baronne, puisque vous ne l’entendrez pas. — Comment, ma bonne maman?.... — Une petite fille moqueuse et impertinente n’est pas digne d’être admise à nos veillées. — Mais, ma bonne maman, qu’ai-je donc fait? — Écoutez-moi, Pulchérie, dit madame de Clémire: si je cherchais à contrarier, à piquer une personne qui serait mon égale, serait-ce un bon procédé ? Non assurément: je serais, dans ce cas, impolie et malhonnête; on aurait le droit de penser que j’ai un mauvais caractère, que je manque d’esprit. Si je voulais embarrasser et fâcher une personne au-dessus de moi, une personne digne d’inspirer du respect par son âge et son expérience, je serais encore plus coupable, plus inexcusable. A présent, dites-moi, devez-vous du respect à l’ami de votre père et de votre mère, à l’homme qui se consacre entièrement à l’éducation de votre frère? Non-seulement M. l’abbé doit vous inspirer du respect, mais si vous avez un bon cœur, vous avez sûrement beaucoup d’attachement pour lui... — Oui, maman, reprit Pulchérie en pleurant, je respecte M. l’abbé, et je l’aime... — Cependant vous venez de vous moquer de lui, et vous avez fait tout ce qui dépendait de vous pour le fâcher. Quand il serait vrai qu’il eût la prétention de jouer parfaitement aux échecs, que cette prétention ne fût pas fondée, devez-vous chercher à faire remarquer ce petit ridicule? Avec un bon cœur peut-on s’amuser des travers des autres? peut-on montrer tant de malignité ?... surtout lorsqu’elle a pour objet une personne qui a des droits à notre amitié ! — Oh! maman, s’écria Pulchérie en fondant en larmes, j’ai ri mal à propos, je le vois à présent, mais sans malignité. — En effet, maman, ajouta Caroline attendrie, j’étais présente, et je crois que ma sœur n’avait pas le projet de fâcher M. l’abbé... — Est-ce bien vrai? interrompit madame de Clémire en regardant fixement Caroline; est-ce bien vrai, ma fille?

Caroline rougit, baissa les yeux, et ne répondit rien. — Et vous, Pulchérie, continua madame de Clémire, ètes-vous bien sûre d’avoir ri sans malignité ? L’embarras que vous supposiez à M. l’abbé ne vous a point divertie? Vous ne lui avez rien dit avec l’intention de le piquer?... Examinez-vous bien, et répondez-moi. — Maman... je ne suis pas capable de mentir... — J’en suis persuadée. — Maman!... — Eh bien!... — Je ne mérite plus de rester aux veillées... — Mais vous méritez toujours ma tendresse, reprit madame de Clémire en l’embrassant, puisque vous êtes sincère. — Ma chère maman, suis-je bannie pour toujours de la veillée? — Non; pour huit jours seulement... — Mon Dieu!... mais du moins, maman, me pardonnez-vous? — Oui, car, j’en suis sûre, vos torts ne viennent point de votre cœur. — C’était seulement faute de réflexion. — Je le crois, et votre repentir me fait espérer que vous ne retomberez jamais dans une semblable faute. A présent, poursuivit madame de Clémire, approchez, Caroline: j’ai aussi un reproche à vous faire; pour excuser votre sœur, vous venez tout à l’heure de parler contre votre conscience. — Maman... je l’avoue... mais... — Le motif qui vous a fait trahir la vérité mérite sans doute de l’indulgence, cependant rien ne peut nous autoriser à mentir. Pour obliger votre sœur, vous serait-il permis de ne pas exécuter un ordre que je vous aurais donné ? — Oh! non, certainement. — Eh bien! vous avez fait plus que de me désobéir, vous avez désobéi à Dieu. — O ciel!... Mais cela est vrai: les commandements de Dieu défendent le mensonge! — D’ailleurs, soyez-en bien sûre, jamais le mensonge ne peut être véritablement utile: tôt ou tard il se découvre, et déshonore celui qui l’emploie; tandis que la vérité, en obtenant l’estime, en attirant la confiance, nous sert même dans les occasions où l’on pourrait croire qu’elle devrait être dangereuse et nuisible. — Ceci me rappelle un trait d’histoire très intéressant, dit la baronne. — Oh! ma bonne maman, interrompit Pulchérie, si vous le dites à la veillée, je ne le saurai pas! — Allons, reprit la baronne, je veux bien le conter dans cet instant.

A ces mots, Pulchérie sauta au cou de sa grand’mère, qui la retint sur ses genoux; César et Caroline s’approchèrent, et la baronne reprenant la parole: — Le trait que vous désirez savoir, dit-elle, se trouve dans l’histoire des Arabes.

L’hagib de Cordoue, guerrier célèbre, mais d’un caractère cruel et féroce, avait condamné à mort plusieurs prisonniers de guerre; l’un d’eux, ayant obtenu de l’hagib un moment d’audience, lui parla ainsi: — Vous devriez, seigneur, m’accorder ma grâce, car un jour Abderrahman ayant prononcé des imprécations contre vous, je lui représentai qu’il avait tort, et dès cet instant j’ai toujours été brouillé avec lui... L’hagib lui ayant demandé s’il avait quelque témoin de ce fait, l’officier nomma un prisonnier près de subir la mort ainsi que lui. Le général fit avancer ce dernier, et après l’avoir interrogé il accorda la grâce que l’autre sollicitait; ensuite il demanda à celui qui avait servi de témoin s’il avait aussi pris sa défense contre Abderrahman. Celui-ci, continuant de rendre hommage à la vérité, eut le courage de répondre qu’il n’avait pas cru devoir le faire. L’hagib, malgré sa férocité, fut vivement frappé de tant de franchise et de grandeur d’âme. — Eh bien! reprit-il après un moment de silence, si je vous accordais la vie et la liberté, seriez-vous encore mon ennemi? — Non, seigneur, répondit le prisonnier. — Il suffit, dit l’hagib: je compte entièrement sur cette simple parole; vous m’avez trop prouvé l’horreur que vous cause le mensonge, pour que je doute de vos promesses. Conservez cette vie qui vous est moins chère que l’honneur et la vérité, et recevez la liberté comme la juste récompense due à tant de vertu.

— Vous le voyez, mes enfants, continua la baronne, la vérité, ainsi que l’a dit votre mère, nous sert même dans les circonstances où il semble qu’elle pourrait nous être funeste. Dans celte occasion, elle eût dû redoubler la fureur d’un homme impérieux et sanguinaire; cependant elle est si belle, si touchante, qu’au lieu d’irriter un tyran, elle l’adoucit et le désarma. — Et puis, dit Pulchérie, quand une fois on a prouvé qu’on est bien franc, on n’a pas besoin d’affirmer ce qu’on dit. — Sans doute, les protestations sont inutiles; un simple oui persuade mieux que tous les serments faits par une personne dont la sincérité ne serait pas bien reconnue. Aussi tous les grands hommes ont-ils été particulièrement recommandables par leur amour pour la vérité ; entre autres Xénocrate, philosophe illustre, et Épaminondas, ce héros si vertueux, qui avait pour règle constante de ne mentir jamais, même en riant.

En ce moment, l’abbé entra dans le salon, et demanda à madame de Clémire si elle voulait voir le petit Augustin, qui venait d’arriver avec sa mère. Madame de Clémire, à qui César avait conté l’histoire de sa promenade, répondit qu’elle serait charmée de faire connaissance avec Augustin; et un moment après il parut avec Madeleine; celle-ci offrit à madame de Clémire un petit panier rempli d’œufs frais. Augustin fut bien caressé de toute la famille. Madame de Clémire avait déjà pris des renseignements sur la situation de Madeleine; informée qu’elle était pauvre et que son mari était à peine convalescent d’une grande maladie, elle lui donna volontiers, à la sollicitation de César, quatre louis, moitié de la somme réservée pour une bonne action; et elle engagea Augustin à venir jouer tous les jours avec César. Augustin demanda la permission d’amener quelquefois avec lui son petit frère Colas, parce que, disait-il, Colas s’ennuierait tout seul à la maison. On loua l’amitié d’Augustin pour son frère, et la demande fut accordée.

Cependant le soir approchait; César et Caroline, voyant la peine extrême qu’éprouvait leur sœur d’être privée de la veillée, résolurent, l’un et l’autre, de supplier leur grand’mère de ne point conter d’histoire durant les huit jours de la pénitence de Pulchérie; ils aimaient mieux différer un plaisir qu’ils désiraient vivement, que de le goûter sans leur sœur. La baronne les approuva, et il fut décidé que tout le monde se passerait de la veillée pendant huit jours.

Dans cet espace de temps, madame de Clémire causant un soir avec ses enfants: — Maman, lui dit Caroline, vous nous avez défendu toute espèce de conversation avec les domestiques, parce qu’ils manquent d’éducation; et cependant vous nous permettez de causer avec plusieurs paysans, et vous-même vous paraissez prendre beaucoup de plaisir à vous entretenir avec le bonhomme Philippe, avec la vieille mère Monique et Madeleine. — C’est vrai, répondit madame de Clémire, et je vais vous expliquer cette apparente contradiction. Les domestiques n’ont point d’éducation; cependant, l’habitude d’entendre parler leurs maîtres rend leur langage moins mauvais que celui des paysans; mais dans un autre genre, ce langage n’en est pas moins défectueux; car le vice principal que les gens délicats y trouvent tient beaucoup plus à la bassesse des expressions, à la puérilité des idées, qu’aux mots. En écoutant parler des paysans, je ne crains pas que vous preniez l’habitude de dire, j’allions, je venions, j’ons, etc.: ces manières de s’exprimer sont trop différentes des vôtres, pour que vous les adoptiez; tandis qu’au contraire vous Pourriez, à votre âge, ne pas être frappés du mauvais langage des domestiques, et, par conséquent, les imiter sans vous en apercevoir. J’aime, je l’avoue, à m’entretenir avec des paysans; leur simplicité, leur naturel m’intéresse et m’attache; leurs expressions sont souvent comiques, mais jamais basses. Leur tour d’esprit original et singulier me rappelle les grâces naïves et piquantes de nos vieux auteurs français, surtout nos bons paysans bourguignons, qui ont conservé dans leur langage une si grande quantité de mots gaulois: enfin j’aime à les voir, à les contempler, parce qu’ils sont laborieux et vertueux; j’aime à les entendre, parce qu’ils ont un langage franc sans exagération. L’autre jour, quand le bonhomme Philippe, en voyant courir Caroline, s’écriait: «Oh! qu’alle est donc gente!» mon amour-propre de mère était bien plus satisfait que si j’eusse entendu dire à Paris cette phrase qu’on y prodigue tant: «Elle est ravissante!» Au reste, mes enfants, continua madame de Clémire, songez que ce sont des généralités, et qu’il faut admettre plusieurs exceptions. On trouve des paysans vicieux, et l’on voit souvent des domestiques vertueux: vous en avez la preuve en Morel. D’ailleurs la chère bonne maman nous contera dans quelques jours une histoire touchante, qui vous prouvera mieux encore qu’il n’est point d’état dans lequel on ne puisse trouver des vertus sublimes. — Maman, vous la savez donc cette touchante histoire? — Oui, et même nous en tenons les détails d’un de nos amis qui en a connu Particulièrement les héros. — Oh! que j’ai envie de la savoir, cette histoire!... — Et moi aussi!... — Et moi aussi!... — Dans quatre Jours vous aurez cette satisfaction. — Quatre jours! c’est bien long!

Enfin ces quatre mortels jours s’écoulèrent: avec quel plaisir on vit arriver le jour de la veillée; avec quelle joie on vit paraître la nuit!... A huit heures un quart toute la famille avait soupé ; chacun prit sa place, et la baronne conta l’histoire suivante.

Les Veillées du château

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