Читать книгу Un Cadet de Famille, v. 2/3 - Trelawny Edward John - Страница 10
LVI
ОглавлениеQuand de Ruyter nous eut quittés, Aston s'écria d'un ton surpris:
– Que veut-il dire? Quel est le sens réel de sa phrase? Parle-t-il bien sérieusement du luxe intérieur de sa maison, de ce luxe dont la grandiose simplicité surpasse les splendeurs les plus raffinées et les plus exquises de la civilisation?
– Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter se moque de nous, ou qu'il cherche à se mettre en garde contre les excès complimenteurs de notre juste admiration.
– Vous avez peut-être raison, mon cher Trelawnay, reprit mon ami; mais une chose dont je suis bien certain, c'est qu'un long séjour dans cette royale résidence du désert nous rendra fort difficiles sur le choix d'une habitation, en les faisant toutes paraître à nos yeux plus laides et plus sales qu'une hutte irlandaise.
Tout en causant, nous nous promenions autour de la salle, et j'allais proposer à Aston de m'accompagner dans le jardin, lorsque la cloche dont nous avait parlé de Ruyter annonça que le déjeuner était servi.
Nous nous mîmes à table.
– Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit de Ruyter en riant, que vous ne soyez un triste convive, si la reine des abeilles ne daigne pas abandonner en votre faveur les coutumes de son pays pour se conformer à celles du nôtre.
Une femme fut appelée, et je lui donnai l'ordre d'aller chercher lady Zéla. Après d'assez longues hésitations entremêlées de pourparlers, la jeune fille se décida à se rendre à nos prières.
Une couche disposée à la hâte reçut la belle Arabe, qui ne s'était jamais assise sur une chaise.
Les jolis petits doigts de Zéla essayèrent vainement de se servir pour manger d'une vilaine fourchette de fer: leurs gracieux et impuissants efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille une si adorable gaucherie, qu'après avoir contemplé un instant son léger embarras, je lui ôtai la fourchette des mains en la priant de m'apprendre à me servir de mes doigts pour ramasser les grains de riz servis sur mon assiette et les porter à mes lèvres; mais la leçon, rieusement donnée, fut très-peu profitable, car l'impatience me faisait avaler ensemble et le riz et la chair du poulet.
Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et nous promit gracieusement que sa présence charmerait notre promenade du soir.
Quand les débris du repas eurent été remplacés par le café et les pipes, nous nous couchâmes sur les divans qui entouraient la salle, et nos yeux, alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement dans la contemplation de l'eau limpide du bassin, qui ressemblait à une glace entourée d'un cadre de marbre. Trop heureux pour analyser nos jouissances et nous faire part mutuellement des sensations de bien-être qui remplissaient nos cœurs, nous restions silencieux, et cet engourdissement moral se répandit peu à peu sur la nature physique; car nous tombâmes, sans nous en apercevoir, dans le repos d'un profond sommeil.
Deux heures après nous sortions du bain, et on nous apportait des rafraîchissements avec une corbeille remplie de fruits et de confitures. Quand nous eûmes savouré le jus acide de la grenade et celui de l'orange mêlé à de l'eau glacée, nous rentrâmes dans la salle, où du café brûlant et nos pipes nous aidèrent à attendre sans impatience la disparition du soleil derrière les montagnes. À la chute du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous visitâmes les terres cultivées qui entouraient la maison de de Ruyter.
Un sentier sablonneux, ombragé d'arbres touffus, nous conduisit par une montée facile dans une chambre d'été, dont la construction extérieure, aussi bien que la couleur des murs, ressemblaient exactement aux draperies d'une tente. Des fenêtres de cette chambre on découvrait un panorama magnifique, car toutes les mystérieuses beautés de l'île se montraient sans voile: d'un côté, les plaines laissaient pleinement voir leur robe de pourpre et d'émeraude; de l'autre, la mer et le port entier de Bourbon s'offraient aux regards.
– Je vois le vaisseau! s'écria Zéla en frappant joyeusement ses petites mains l'une contre l'autre; regardez, mon frère, ne dirait-on pas qu'il est tout près de nous?
Armé d'un télescope, je vis si distinctement le grab, que mon imagination me montra aussitôt Louis-le-Grand, l'air empressé, égorgeant des tortues sous la banne du pont.
Je sortis avec Zéla de la chambre d'été, et j'allai m'asseoir sur un morceau de rocher, qui formait un dôme arrondi au-dessus d'un profond abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus, sans être importun, suivre des regards les mouvements légers et souples de Zéla, qui voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs, d'arbres en arbres, effleurant tout du bout de ses jolis doigts, penchant sur chaque arbuste ou sur chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux rayonnants de plaisir.
Les mouvements gracieux et élégants du corps, l'adresse modeste et dégagée des gestes atteignent dans l'Est une réelle perfection. Comme si elle redoutait la rivalité de l'art, comme si elle s'en indignait, tout en dédaignant de le combattre, la nature a jeté là ses dons les plus rares, les plus précieux et les plus recherchés. Innés chez ce peuple, ils sont défigurés sous la laide forme de l'affectation dans les pays qu'on appelle civilisés; la beauté du corps, la majesté simple et naturelle des gestes, la grâce des mouvements, cet ensemble des qualités extérieures qui ont un charme si séduisant, a déserté les villes populeuses pour se jeter dans les déserts et dans les montagnes. La beauté vit là; elle joue avec les enfants, elle pare le front des jeunes filles, elle flotte sur l'aile du pigeon ramier, elle étincelle dans le brillant et doux regard de la sauvage gazelle.
Un enfant du désert ressemble à une vigne vierge étendant avec profusion ses branches couvertes de feuilles. Arrêtez cette croissance, taillez la vigne, rendez-la productive, et vous aurez un vilain feuillage et une mesquine vendange. La vigne et l'olivier sont les enfants des collines et des sables, ils sont nourris par les rayons du soleil; libres de grandir, ils deviennent splendides. Le cheval du désert et l'antilope sont les plus rapides et les plus beaux des animaux.
Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le plumage voltige sur le diadème des souverains du monde ou se penche en triomphe sur un corbillard royal, habite les landes sablonneuses.
Les fruits les plus riches, les fleurs les plus belles, l'air le plus odoriférant, l'eau la plus limpide, se trouvent dans les plaines, dans les rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans la solitude par le soleil de la liberté.
C'est là que l'homme parle avec son Dieu jusqu'au moment où le cœur, rempli d'amour et d'admiration, divinise ses sentiments.
J'ai vu les vierges de l'Est (Zéla en était une) aussi ignorantes que ses plus sauvages enfants, et dont la beauté exquise ferait tomber le ciseau des mains des sculpteurs grecs. J'ai regardé leurs formes, leurs traits, l'expression de leurs figures, et tout se mêlait si harmonieusement ensemble, que je ne pouvais pas comprendre qu'il fût possible de rester froid devant tant de beauté, en cherchant à découvrir si les lignes étaient de la forme grecque ou romaine. Il serait plus facile au hibou de regarder le soleil sans en être ébloui, qu'à un homme de cœur et d'imagination de contempler avec calme l'idéale beauté des vierges de l'Est.
La plus belle et la plus délicieuse de ces vierges était à mes yeux ma jeune et charmante femme. Zéla venait d'atteindre sa quinzième année; et quoique ne pouvant, même dans l'Est, être considérée comme une femme faite, son développement précoce donnait des promesses de la plus rare beauté. Élevée dans l'ombre, Zéla avait le teint pâle, et cette pâleur de camellia paraissait de l'albâtre au milieu des femmes brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et la profondeur du front de Zéla, clair et poli comme de l'ivoire, étaient à moitié cachées par une magnifique couronne de cheveux fins, abondants et légèrement ondulés.
Ses yeux étaient expressifs, même pour une Orientale, mais ni brillants, ni saillants; ils étaient aussi doux que ceux d'une grive, lorsque le calme du repos ne laissait ni la joie, ni la douleur, ni la surprise y jeter leur brillante étincelle de satisfaction ou de souffrance. Les cils d'ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient extraordinairement longs, et quand la jeune fille dormait, ils se pressaient contre ses pâles joues en y jetant le doux reflet de leur ombre. La bouche était pleine d'harmonie et de grâce; la figure, petite et ovale, était fièrement portée par un joli cou aux mouvements onduleux; les membres de Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des gestes vifs et légers.
Au moment où j'analysais les rares perfections de la jeune fille, elle se tenait debout sous l'ombrage d'un arbre dont les languissantes branches tombaient en grappes autour d'elle. Cet arbre indou cache, dit-on, dans ses feuilles fermées, l'asile d'une fée. Je crus que Zéla, leur reine, était descendue de sa demeure de verdure pour folâtrer un instant sur un gazon de fleurs, et, sous la fascination de cette idée, je descendis rapidement auprès d'elle.
– J'ai guetté votre chute, lui dis-je en la prenant dans mes bras, chère enfant! Je vous tiens, je vous garderai auprès de moi.
– Oh! mettez-moi par terre, s'écria la jeune fille effrayée, vous me faites mal. Je ne suis pas tombée; laissez-moi, je vous prie, laissez-moi m'en aller.
– J'y consens, si vous voulez me promettre de ne pas fuir, de ne pas remonter dans le feuillage de cet arbre, votre féerique habitation.
– Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla en ouvrant de grands yeux; laissez-moi, vous me serrez avec trop de violence.
Je posai doucement la jeune fille à terre et je lui fis part de mes craintes; mais elle m'écouta à demi, car, à peine libre, elle courut vers sa vieille nourrice d'un air aussi effrayé qu'un jeune levraut.
Le lecteur aurait tort s'il m'accusait d'exagération dans l'éloge que je fais des Arabes de l'Inde. S'il doute de ma véracité, il en croira peut-être mieux les paroles d'un savant voyageur tout à fait exempt de préjugés. Ce voyageur dit: