Читать книгу Contes espagnols d'amour et de mort - Vicente Blasco Ibáñez - Страница 10
DIMONI
ОглавлениеDe Cullera à Sagonte, dans toute la plaine de Valence, il n’y avait ni bourg ni village où il ne fût connu.
Aux premiers sons de sa musette, les enfants accouraient au galop, les commères s’appelaient les unes les autres d’un air joyeux, les hommes quittaient le cabaret.
Et lui, les joues gonflées, le regard vague perdu dans les airs, il jouait sans relâche, au milieu des applaudissements qu’il accueillait avec une indifférence d’idole. Sa vieille musette toute fendillée, partageait avec lui l’admiration générale: lorsqu’elle ne roulait pas dans les paillers ou sous les tables des buvettes, on la voyait toujours sous son aisselle comme un membre nouveau, créé par la nature dans un accès de mélomanie.
Les femmes, qui se moquaient de ce vaurien, avaient fini par le trouver beau. Grand, vigoureux, la tête ronde, le front haut, les cheveux ras, le nez d’une courbe fière, il avait dans sa physionomie calme et majestueuse quelque chose qui rappelait les patriciens romains, non pas ceux, qui, au temps où les mœurs étaient austères, vivaient à la spartiate et fortifiaient leurs muscles au Champ de Mars, mais ceux de la décadence dont les orgies et la gloutonnerie dégradaient la beauté héritée de leur race.
Dimoni était un ivrogne: il devait sa réputation moins à son talent merveilleux, d’où lui était venu le surnom de Dimoni[C], qu’à ses formidables ribotes.
Il était de toutes les fêtes. On le voyait toujours arriver silencieux, la tête haute, sa musette sous l’aisselle, accompagné de son petit tambourineur, un garnement ramassé sur les routes, qui avait l’occiput tout pelé, car, à la moindre faute, Dimoni lui tirait impitoyablement les cheveux. Et si le galopin, fatigué de ce genre de vie, quittait son maître c’était après être devenu aussi pochard que lui.
Dimoni était sans contredit le meilleur joueur de musette de la province, mais il fallait le surveiller dès son entrée au village, le menacer du bâton pour l’empêcher d’entrer au cabaret avant la fin de la procession, ou, si l’on était assez faible pour lui céder, l’y accompagner, afin d’arrêter son bras chaque fois qu’il le tendait pour saisir le pichet au bec pointu et boire te vin à la régalade. Toutes ces précautions étaient souvent vaines; car plus d’une fois, marchant, roide et grave, devant la bannière de la confrérie, Dimoni scandalisait les fidèles, en jouant brusquement la Marche Royale devant la branche d’olivier de la buvette, pour attaquer ensuite le funèbre De profundis, quand la statue du saint patron rentrait à l’église.
Ces distractions d’incorrigible bohème amusaient les gens. La marmaille pullulait autour de lui, en faisant des cabrioles. Les vieux garçons riaient de l’air dont il marchait devant la croix paroissiale; ils lui montraient de loin un verre de vin, et il répondait à l’invitation par un clignement d’yeux malicieux qui semblait leur dire: Gardez-le pour «tout à l’heure».
Ce «tout à l’heure», était pour Dimoni le bon moment, car alors, la fête terminée, il était affranchi de toute surveillance, et il jouissait enfin de sa liberté. Il trônait en pleine auberge près des petits tonneaux peints en rouge sombre, au milieu des tables de zinc. Il aspirait avec délices l’arôme de l’huile et de l’ail, de la morue, des sardines frites qu’on voyait sur le comptoir, derrière le grillage sale, et contemplait avec envie les chapelets de boudins, qui pendaient des solives, les grappes de saucissons fumés, pointillés par les mouches, les cervelas et les jambons saupoudrés de gros poivre rouge.
La cabaretière était flattée de la présence d’un client que suivaient tant d’admirateurs qu’il n’y avait pas assez de mains pour remplir les pichets. Une odeur lourde de laine grossière et de sueur se répandait dans l’air, et, à la lueur du quinquet fumeux on voyait la respectable assemblée: les uns assis sur des tabourets de sparte aux pieds de caroubier, les autres accroupis sur le sol, soutenant de leurs fortes mains leurs grosses mâchoires qui semblaient se désarticuler à force de rire.
Tous les regards étaient fixés sur Dimoni: «La grand’mère! joue la grand’mère!» Alors il se mettait à imiter avec sa musette le dialogue nasillard de deux vieilles, d’une façon si comique, que d’interminables éclats de rire ébranlaient les murs du cabaret, éveillant les chevaux de la cour voisine, dont les hennissements mettaient le comble au tapage.
On lui demandait ensuite de contrefaire «l’Ivrognesse», une «rien du tout,» qui allait de village en village, vendant des mouchoirs et dépensant ses gains en eau-de-vie. Le plus amusant, c’était qu’elle assistait presque toujours à la séance, et qu’elle était la première à éclater de rire.
Quand son répertoire burlesque était épuisé, Dimoni donnait libre cours à ses fantaisies, et devant son public silencieux et émerveillé, imitait le pépiement des moineaux, les murmures des blés sous la brise, les sonneries lointaines des cloches, tout ce qui frappait son imagination, dans les après-midi où il s’éveillait en pleine campagne, sans savoir comment l’avait amené là l’ivresse de la veille.
Ce bohème génial était un silencieux, qui ne parlait jamais de lui-même. On savait seulement, par la rumeur publique, qu’il était de Benicofar, où il possédait une vieille masure, qu’il avait conservée, parce que personne ne voulait lui en donner quatre sous; on savait aussi qu’il avait bu, en quelques années, l’héritage de sa mère: deux mulets, un chariot et une demi-douzaine de lopins de terre. Travailler? Jamais de la vie! Tant qu’il aurait sa musette, il ne manquerait jamais de pain! Il dormait comme un prince, lorsque, la fête terminée, après avoir soufflé dans son instrument et bu toute la nuit, il tombait comme une masse dans un coin du cabaret, ou sur un pailler à la campagne et son petit vaurien de tambourineur, aussi ivre que lui, se couchait à ses pieds, comme un bon chien.