Читать книгу Contes espagnols d'amour et de mort - Vicente Blasco Ibáñez - Страница 8
III
ОглавлениеDepuis le matin, les cloches de Benimuslin sonnaient à toute volée. Sento se mariait ce jour-là: cette nouvelle avait circulé dans tout le district, et de tous les villages voisins, accouraient amis et parents, les uns à cheval sur leurs bêtes de labour, portant sur le dos des couvertures aux couleurs criardes; les autres dans leurs carrioles, transportant toute la famille, depuis la femme aux cheveux luisant d’huile jusqu’à la marmaille.
La maison de Sento était transformée en un véritable abattoir. Dans la cour, le boucher du village fendait les cous des poules, les gamins les plumaient avec enthousiasme; partout voltigeaient des nuées de plumes; d’autres se collaient au sol taché de sang. On flambait les volailles, dont la peau était encore hérissée de duvets, puis les victimes étaient suspendues à une branche de figuier, où la mère Pascuala, vieille servante de la maison, avec des délicatesses de chirurgien expert, les ouvrait de haut en bas, pour en extraire le foie et les ovaires, mets exquis pour le déjeuner des marmitons. On voyait dans la cour d’énormes poêles, montrant leurs panses couvertes de suie, et leur intérieur brillant comme de l’argent; des sacs de riz; de grands baquets débordant de saumure, d’où les escargots tiraient leurs cornes, au soleil; et, s’accumulant en un coin, toute une fournée de pains ronds, répandant leur bonne odeur chaude dans cette atmosphère de sang et de graisse. De la cave, sortaient des outres, qui tombaient, tremblantes, sur le sol, comme des corps palpitants; les unes, immenses, contenant le vin rouge pour le repas; les autres, plus petites, renfermant un véritable nectar, clair et capiteux, dont on parlait dans tout le village avec respect.
Dans la chambre à coucher, étaient en réserve les friandises: les tartes, les gâteaux à la crème battue, et toutes sortes de bonnes choses que les enfants contemplaient, de la porte, pâles d’émotion, en se suçant le doigt d’un air gourmand.
La fête promettait. La joie brillait sur les visages enflammés. Dans la cour, on dénouait déjà les peaux de bouc: il fallait goûter le vin et prendre des forces! Là-bas, dans la rue, résonnait la musette de Dimoni, qui, lui aussi, était de la fête...
Enfin, l’heure fixée pour la cérémonie religieuse, était venue. Le cortège nuptial se forma: en avant, une troupe de galopins, faisant des cabrioles autour de Dimoni, qui soufflait, la tête en arrière, dans son instrument; puis les futurs époux: lui, avec son immense chapeau de velours et sa cape à manches qui lui congestionnait le visage; quant à elle... on eût dit une dame de la ville, avec la mantille de dentelle, le châle de Manille, qui de sa longue frange balayait la poussière, la jupe de soie, gonflée par d’innombrables cotillons, le chapelet de nacre au poignet, les oreilles distendues et rougies par ces énormes pendants de perles, que l’autre était si fière de porter autrefois!
Voilà ce qui révoltait les parents de Mâame Tomasa:
—Voleur! trois fois voleur! rugissaient-ils, en regardant Sento.
Celui-ci s’engagea dans l’église, d’un air satisfait, ses petits yeux lançant des étincelles sous ses énormes sourcils. Derrière lui défilèrent les témoins, l’alcade avec sa troupe d’alguazils, le fusil sur l’épaule, et tous les convives, suant à grosses gouttes sous le poids des capes de cérémonie, avec de grands mouchoirs aux pointes nouées, passés au bras, mouchoirs gonflés de dragées qu’ils devaient lancer à la sortie de l’église.
Les curieux, restés à la porte, regardaient le cabaret de la place. Dimoni s’y rendit comme si les sons de l’orgue l’agaçaient. Il s’y rencontra avec le Déguenillé et ses grands amis, tous les miséreux du pays, qui buvaient en silence, échangeant des clins d’yeux et des sourires avec les ennemis de Sento.
Evidemment, un complot se tramait; les femmes commentaient l’événement, d’une voix mystérieuse, comme si elles craignaient que le feu ne fût sur le point de prendre aux quatre coins du village.
Le cortège allait enfin sortir de l’église. Une marmaille, ébouriffée et sale, qui semblait surgir de la poussière, se bousculait à la porte, en criant: «Les bonbons! les bonbons!», pendant que Dimoni s’approchait en attaquant la Marche Royale.
Attention! Sento, en personne, lança une vraie mitraille de dragées, qui, ricochant sur les caboches dures, s’enfoncèrent dans la poussière, où les galopins se mirent à les chercher à quatre pattes. De là, jusqu’au logis des époux, ce fut un bombardement en règle; les dragées ne cessaient de pleuvoir, et les alguazils étaient obligés de s’ouvrir un passage, à coups de pied et de trique.
En passant devant la buvette, Marieta baissa la tête et pâlit de voir son mari jeter un sourire ironique au Déguenillé, qui lui répondit par un geste obscène. Ah! le misérable s’était juré de lui gâter son jour de noce.
Le chocolat attendait. De la tempérance, les amis! c’était don Julian qui donnait ce conseil: il fallait penser que le grand repas aurait lieu dans deux heures. Mais, en dépit d’un si sage avis, on se rua sur les rafraîchissements, sur les corbeilles de biscuits, sur les assiettes de sucreries; en peu de temps la table fut rase comme la paume de la main.
La mariée changeait de vêtements dans la chambre à coucher; elle reparut en robe de percale, les bras nus, les perles de ses épingles d’or brillant dans sa chevelure peignée avec art.
Le notaire causait avec le curé qui venait d’arriver, coiffé d’une calotte de velours, et vêtu de son long manteau à pointes. Les convives allaient et venaient dans la cour, s’informant des préparatifs du festin; les femmes s’étaient mises à l’aise et babillaient de leurs affaires de famille. Près de la porte donnant sur la rue, résonnait l’infatigable musette de Dimoni, pendant que la marmaille se bousculait, se cognait, roulait dans la poussière, pour ramasser les dragées qu’on lançait de l’intérieur de la maison.
Le moment solennel était venu: les plats de riz à la mode du pays, dont le contenu bouillait, en laissant échapper une fumée bleuâtre, furent posés sur la table.
Les invités s’empressèrent de prendre place. Quel splendide coup d’œil! Le curé stupéfait s’écriait: C’est mieux qu’un festin de Balthazar! Et le notaire, pour ne pas être en reste, parlait des noces d’un certain Camacho, dont il avait lu la description dans un livre dont il avait oublié le titre.
Le menu fretin festoyait dans la cour. Dimoni s’y trouvait, et à chaque instant, il envoyait son acolyte à l’endroit où étaient les outres, pour faire remplir son pichet.
Tout le monde s’y était mis consciencieusement. Les dentures, fortifiées par le repas quotidien de salaison, se choquaient allègrement, et les yeux fixaient avec tendresse les grands plats, dans lesquels les morceaux de poulet étaient presque aussi nombreux que les grains de riz, gonflés d’un bouillon substantiel.
Le mouchoir accroché sur sa poitrine, en guise de serviette, il y avait là un gros moine, qui engloutissait les aliments comme un ogre, pendant que les femmes faisaient des manières, portant à leur bouche l’extrémité de la cuiller, avec deux grains de riz, selon la coutume des campagnardes qui trouvent peu décent de s’empiffrer en public.
C’était un banquet de bonne compagnie: on n’y mangeait pas à même le plat; chacun avait son assiette et son verre, ce qui embarrassait nombre d’invités, habitués à lancer un croûton sur le riz, pour signifier que le moment était venu de passer le pichet de main en main.
A peine Marieta touchait-elle les mets du bout des lèvres: elle était pensive et un peu pâle, tournant parfois les yeux avec anxiété du côté de la porte, comme si elle craignait de voir apparaître le Déguenillé.
Ce vaurien était capable de tout. Elle croyait encore entendre les derniers mots qu’il avait prononcés lorsqu’ils s’étaient séparés pour toujours. Il lui avait dit qu’il lui donnerait un jour de ses nouvelles. Le plus étrange, c’était que la grande colère du Déguenillé lui faisait tout de même plaisir, car au fond, elle avait un faible pour ce misérable, avec qui elle avait grandi.
Déjà les plats étaient vides, et l’on servait les spécialités culinaires de Pascuala: poulets rôtis et farcis, filets de porc aux tomates... on tira de la chambre à coucher les vol-au-vent, les gâteaux et les tartes; on vida une bonne bouteille de derrière les fagots. Marieta, une assiette à la main, se mit alors à faire le tour de la table: «Pour la mariée!» disait-elle, d’une voix douce. C’était plaisir de voir les belles pièces reluisantes, tomber sur l’assiette. Tout le monde donna, jusqu’au notaire qui lâcha cinq douros, en se disant qu’il se rattraperait sur les honoraires. Le curé, d’un air maussade, tira deux pesetas: c’était peu! mais l’Eglise était si pauvre en Espagne!
Enfin Marieta ouvrit l’immense poche cousue à sa jupe, où elle vida l’assiette; les pièces y tombèrent en tintant gaiement...
... Le banquet tirait à sa fin; le petit vin clairet produisait son effet. Tous parlaient à la fois; les plus gais criaient: Silence! Silence! et improvisaient des couplets en l’honneur des mariés. Le notaire était dans son élément. Il prétendait que le père Sento venait de le pincer sous la table, prenant ses jambes pour celles de Marieta; il parlait de la prochaine nuit, de manière à faire rougir les jeunes filles et sourire les mères; le curé en gaieté, les yeux humides et brillants, s’efforçait de rester grave en disant d’un air bon enfant:
—Voyons? don Julian! de la tenue! Rappelez-vous que je suis ici!
Certains sous l’influence du vin revenaient à leur brutalité première; ils criaient, gesticulaient debout, faisant rouler verres et bouteilles; ils accompagnaient de leurs chants la musette de Dimoni aux sons de laquelle quelques couples dansaient dans la cour. A la fin, ils se divisèrent instinctivement en deux bandes, et d’un bout à l’autre de la table, ils se mirent à se lancer des dragées, à pleines poignées, de toute la force de leurs bras. Sento riait de tout son cœur. Le curé prit la fuite, avec les femmes, et alla se réfugier dans la cuisine; le notaire se cacha sous la table.
Les vitrines des buffets tombaient, brisées en mille morceaux; les champions, de plus en plus excités, ne trouvant plus de dragées, se lançaient des cuillères et des débris d’assiettes.
—Assez! en voilà assez! cria Sento.
Comme ils refusaient d’obéir, il se leva, et de haute lutte, les jeta dehors. Alors les femmes revinrent en compagnie du curé tout tremblant. Sainte Vierge! Voilà qui passait les bornes! C’était un jeu de brutes. Elles se mirent à soigner les blessés, qui essuyaient leur sang, tout en assurant qu’ils s’étaient bien amusés.
Blessés et infirmières retournèrent s’asseoir à la table saccagée, où le vin répandu et les restes du repas faisaient des taches répugnantes; mais bientôt quelques respectables matrones se levèrent précipitamment, en disant que quelque chose marchait sous la table et leur pinçait les mollets. C’étaient les gamins qui, n’étant pas encore rassasiés, cherchaient à quatre pattes les résidus de la bataille: Racaille endiablée! Hors d’ici! hors d’ici!