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ACADEMIE FRANCAISE
1841-1844
REPONSE DE M. VICTOR HUGO DIRECTEUR DE L'ACADEMIE FRANCAISE AU DISCOURS DE M. SAINTE-BEUVE

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27 fevrier 1845.

Monsieur,

Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n'oubliera aucun de ceux qui l'ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnerent jusqu'a sa derniere demeure le poete eminent dont vous venez aujourd'hui occuper la place. Il faut avoir bien vecu, il faut avoir bien accompli son oeuvre et bien rempli sa tache pour etre pleure ainsi. Ce serait une chose grande et morale que de rendre a jamais presentes a tous les esprits ces graves et touchantes funerailles. Beau et consolant spectacle, en effet! cette foule qui encombrait les rues, aussi nombreuse qu'un jour de fete, aussi desolee qu'un jour de calamite publique; l'affliction royale manifestee en meme temps que l'attendrissement populaire; toutes les tetes nues sur le passage du poete, malgre le ciel pluvieux, malgre la froide journee d'hiver; la douleur partout, le respect partout; le nom d'un seul homme dans toutes les bouches, le deuil d'une seule famille dans tous les coeurs!

C'est qu'il nous etait cher a tous! c'est qu'il y avait dans son talent cette dignite serieuse, c'est qu'il y avait dans ses oeuvres cette empreinte de meditation severe qui appelle la sympathie, et qui frappe de respect quiconque a une conscience, depuis l'homme du peuple jusqu'a l'homme de lettres, depuis l'ouvrier jusqu'au penseur, cet autre ouvrier! C'est que tous, nous qui etions enfants lorsque M. Delavigne etait homme, nous qui etions obscurs lorsqu'il etait celebre, nous qui luttions lorsqu'on le couronnait, quelle que fut l'ecole, quel que fut le parti, quel que fut le drapeau, nous l'estimions et nous l'aimions! C'est que, depuis ses premiers jours jusqu'aux derniers, sentant qu'il honorait les lettres, nous avions, meme en restant fideles a d'autres idees que les siennes, applaudi du fond du coeur a tous ses pas dans sa radieuse carriere, et que nous l'avions suivi de triomphe en triomphe avec cette joie profonde qu'eprouve toute ame elevee et honnete a voir le talent monter au succes et le genie monter a la gloire!

Vous avez apprecie, monsieur, selon la variete d'apercus et l'excellent tour d'esprit qui vous est propre, cette riche nature, ce rare et beau talent. Permettez-moi de le glorifier a mon tour, quoiqu'il soit dangereux d'en parler apres vous.

Dans M. Casimir Delavigne il y avait deux poetes, le poete lyrique et le poete dramatique. Ces deux formes du meme esprit se completaient l'une par l'autre. Dans tous ses poemes, dans toutes ses messeniennes, il y a de petits drames; dans ses tragedies, comme chez tous les grands poetes dramatiques, on sent a chaque instant passer le souffle lyrique. Disons-le a cette occasion, ce cote par lequel le drame est lyrique, c'est tout simplement le cote par lequel il est humain. C'est, en presence des fatalites qui viennent d'en haut, l'amour qui se plaint, la terreur qui se recrie, la haine qui blaspheme, la pitie qui pleure, l'ambition qui aspire, la virilite qui lutte, la jeunesse qui reve, la vieillesse qui se resigne; c'est le moi de chaque personnage qui parle. Or, je le repete, c'est la le cote humain du drame. Les evenements sont dans la main de Dieu; les sentiments et les passions sont dans le coeur de l'homme. Dieu frappe le coup, l'homme pousse le cri. Au theatre, c'est le cri surtout que nous voulons entendre. Cri humain et profond qui emeut une foule comme une seule ame; douloureux dans Moliere quand il se fait jour a travers les rires, terrible dans Shakespeare quand il sort du milieu des catastrophes!

Nul ne saurait calculer ce que peut, sur la multitude assemblee et palpitante, ce cri de l'homme qui souffre sous la destinee. Extraire une lecon utile de cette emotion poignante, c'est le devoir rigoureux du poete. Cette premiere loi de la scene, M. Casimir Delavigne l'avait comprise ou, pour mieux dire, il l'avait trouvee en lui-meme. Nous devenons artistes ou poetes par les choses que nous trouvons en nous. M. Delavigne etait du nombre de ces hommes vrais ou probes, qui savent que leur pensee peut faire le mal ou le bien, qui sont fiers parce qu'ils se sentent libres, et serieux parce qu'ils se sentent responsables. Partout, dans les treize pieces qu'il a donnees au theatre, on sent le respect profond de son art et le sentiment profond de sa mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout spectateur interprete; il sait que, lorsqu'un poete est universel, illustre et populaire, beaucoup d'hommes en portent au fond de leur pensee un exemplaire qu'ils traduisent dans les conseils de leur conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui, le poete integre et attentif, il tire de chaque chose un enseignement et une explication; Il donne un sens philosophique et moral a la fantaisie, dans la Princesse Aurelie et le Conseiller rapporteur; a l'observation, dans les Comediens; aux recits legendaires, dans la Fille du Cid; aux faits historiques, dans les Vepres siciliennes, dans Louis XI, dans les Enfants d'Edouard, dans Don Juan d'Autriche, dans la Famille au temps de Luther. Dans le Paria, il conseille les castes; dans la Popularite, il conseille le peuple. Frappe de tout ce que l'age peut amener de disproportion et de perils dans la lutte de l'homme avec la vie, de l'ame avec les passions, preoccupe un jour du cote ridicule des choses et le lendemain de leur cote terrible, il fit deux fois l'Ecole des Vieillards; la premiere fois il l'appela l'Ecole des Vieillards, la seconde fois il l'intitula Marino Faliero.

Je n'analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. A quoi bon analyser ce que tous ont lu et applaudi? Enumerer simplement ces titres glorieux, c'est rappeler a tous les esprits de beaux ouvrages et a toutes les memoires de grands triomphes.

Quoique la faculte du beau et de l'ideal fut developpee a un rare degre chez M. Delavigne, l'essor de la grande ambition litteraire, en ce qu'il peut avoir parfois de temeraire et de supreme, etait arrete en lui et comme limite par une sorte de reserve naturelle, qu'on peut louer ou blamer, selon qu'on prefere dans les productions de l'esprit le gout qui circonscrit ou le genie qui entreprend, mais qui etait une qualite aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans son caractere et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes les perfections de son esprit, l'elevation, la precision, la maturite, la dignite, l'elegance habituelle, et, par instants, la grace, la clarte continue, et, par moments, l'eclat. Sa vie etait mieux que la vie d'un philosophe, c'etait la vie d'un sage. Il avait, pour ainsi dire, trace un cercle autour de sa destinee, comme il en avait trace un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrite. Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite; le soleil d'avril sur ses roses, le soleil d'aout sur ses treilles. Il tenait sans cesse pres de son coeur, comme pour le rechauffer, sa famille, son enfant, ses freres, quelques amis. Il avait ce gout charmant de l'obscurite qui est la soif de ceux qui sont celebres. Il composait dans la solitude ces poemes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragedies, comedies, messeniennes, eclos dans tant de calme, couronnes de tant de succes, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraicheur d'ombre et de silence qui les suit meme dans la lumiere et dans le bruit. Appartenant a tous et se reservant pour quelques-uns, il partageait son existence entre son pays, auquel il dediait toute son intelligence, et sa famille, a laquelle il donnait toute son ame. C'est ainsi qu'il a obtenu la double palme, l'une bien eclatante, l'autre bien douce; comme poete, la renommee, comme homme, le bonheur.

Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillant eau dehors, ne fut ni sans epreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne eut a lutter par le travail contre la gene. Ses premieres annees furent rudes et severes. Plus tard son talent lui fit des amis, son succes lui fit un public, son caractere lui fit une autorite. Par la hauteur de son esprit, il etait, des sa jeunesse meme, au niveau des plus illustres amities. Deux hommes eminents, vous l'avez dit, monsieur, le rechercherent et eurent la joie, qui est aujourd'hui une gloire, de l'aider et de le servir, M. Francais de Nantes sous l'empire, M. Pasquier sous la restauration. Il put ainsi se livrer paisiblement a ses travaux, sans inquietude, sans trop de souci de la vie materielle, heureux, admire, entoure de l'affection publique, et, en particulier, de l'affection populaire. Un jour arriva cependant ou une injuste et impolitique defaveur vint frapper ce poete dont le nom europeen faisait tant d'honneur a la France; il fut alors noblement recueilli et soutenu par le prince dont Napoleon a dit: Le duc d'Orleans est toujours reste national; grand et juste esprit qui comprenait des lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi, que la pensee est une puissance et que le talent est une liberte.

Quand la meditation se fixe sur M. Casimir Delavigne, quand on etudie attentivement cette heureuse nature, on est frappe du rapport etroit et intime qui existe entre la qualite propre de son esprit, qui etait la clarte, et le principal trait de son caractere, qui etait la douceur. La douceur, en effet, est une clarte de l'ame qui se repand sur les actions de la vie. Chez M. Delavigne, cette douceur ne s'est jamais dementie. Il etait doux a toute chose, a la vie, au succes, a la souffrance; doux a ses amis, doux a ses ennemis. En butte, surtout dans ses dernieres annees, a de violentes critiques, a un denigrement amer et passionne, il semblait, c'est son frere qui nous l'apprend dans une interessante biographie, il semblait ne pas s'en douter. Sa serenite n'en etait pas alteree un instant. Il avait toujours le meme calme, la meme expansion, la meme bienveillance, le meme sourire. Le noble poete avait cette candide ignorance de la haine qui est propre aux ames delicates et fieres. Il savait d'ailleurs que tout ce qui est bon, grand, fecond, eleve, utile, est necessairement attaque; et il se souvenait du proverbe arabe: On ne jette de pierres qu'aux arbres charges de fruits d'or.

Tel etait, monsieur, l'homme justement admire que vous remplacez dans cette compagnie.

Succeder a un poete que toute une nation regrette, quand cette nation s'appelle la France et quand ce poete s'appelle Casimir Delavigne, c'est plus qu'un honneur qu'on accepte, c'est un engagement qu'on prend. Grave engagement envers la litterature, envers la renommee, envers le pays! Cependant, monsieur, j'ai hate de rassurer votre modestie. L'academie peut le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement d'accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d'hommes ont donne plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de l'intelligence. Poete, dans ce siecle ou la poesie est si haute, si puissante et si feconde, entre la messenienne epique et l'elegie lyrique, entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour decouvrir un sentier qui est le votre et creer une elegie qui est vous-meme. Vous avez donne a certains epanchements de l'ame un accent nouveau. Votre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu'ils soient, honores ou dechus, bons ou mechants. Pour arriver jusqu'a eux, votre pensee se voile, car vous ne voulez pas troubler l'ombre ou vous allez les trouver. Vous savez, vous poete, que ceux qui souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et inquiet qui est de la honte dans les ames tombees et de la pudeur dans les ames pures. Vous le savez, et, pour etre un des leurs, vous vous enveloppez comme eux. De la, une poesie penetrante et timide a la fois, qui touche discretement les fibres mysterieuses du coeur. Comme biographe, vous avez, dans vos Portraits de femmes, mele le charme a l'erudition, et laisse entrevoir un moraliste qui egale parfois la delicatesse de Vauvenargues et ne rappelle jamais la cruaute de La Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sonde des cotes inconnus de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves on sent toujours cette force secrete qui se cache dans la grace de voire talent. Comme philosophe vous avez confronte tous les systemes; comme critique, vous avez etudie toutes les litteratures. Un jour vous completerez et vous couronnerez ces derniers travaux qu'on ne peut juger aujourd'hui, parce que, dans votre esprit meme, ils sont encore inacheves; vous constaterez, du meme coup d'oeil, comme conclusion definitive, que, s'il y a toujours, au fond de tous les systemes philosophiques, quelque chose d'humain, c'est-a-dire de vague et d'indecis, en meme temps il y a toujours dans l'art, quel que soit le siecle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin, c'est-a-dire de certain et d'absolu; de sorte que, tandis que l'etude de toutes les philosophies mene au doute, l'etude de toutes les poesies conduit a l'enthousiasme.

Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variete de votre esprit, par la vivacite de vos idees toujours fines, souvent fecondes, par ce melange d'erudition et d'imagination qui fait qu'en vous le poete ne disparait jamais tout a fait sous le critique, et le critique ne depouille jamais entierement le poete, vous rappelez a l'academie un de ses membres les plus chers et les plus regrettes, ce bon et charmant Nodier, qui etait si superieur et si-doux. Vous lui ressemblez par le cote ingenieux, comme lui-meme ressemblait a d'autres grands esprits par le cote insouciant. Nodier nous rendait quelque chose de La Fontaine; vous nous rendrez quelque chose de Nodier.

Il etait impossible, monsieur, que, par la nature de vos travaux et la pente de votre talent enclin surtout a la curiosite biographique et litteraire, vous n'en vinssiez pas a arreter quelque jour vos regards sur deux groupes celebres de grands esprits qui donnent au dix-septieme siecle ses deux aspects les plus originaux, l'hotel de Rambouillet et Port-Royal. L'un a ouvert le dix-septieme siecle, l'autre l'a accompagne et ferme. L'un a introduit l'imagination dans la langue, l'autre y a introduit l'austerite. Tous deux, places pour ainsi dire aux extremites opposees de la pensee humaine, ont repandu une lumiere diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement, et combinees plus heureusement encore; et dans certains chefs-d'oeuvre de notre litterature, places en quelque sorte a egale distance de l'un et de l'autre, dans quelques ouvrages immortels qui satisfont tout ensemble l'esprit dans son besoin d'imagination et l'ame dans son besoin de gravite, on voit se meler et se confondre leur double rayonnement.

De ces deux grands faits qui caracterisent une epoque illustre et qui ont si puissamment agi en France sur les lettres et sur les moeurs, le premier, l'hotel de Rambouillet, a obtenu de vous, ca et la, quelques coups de pinceau vifs et spirituels; le second, Port-Royal, a eveille et fixe votre attention. Vous lui avez consacre un excellent livre, qui, bien que non termine, est sans contredit le plus important de vos ouvrages. Vous avez bien fait, monsieur. C'est un digne sujet de meditation et d'etude que cette grave famille de solitaires qui a traverse le dix-septieme siecle, persecutee et honoree, admiree et haie, recherchee par les grands et poursuivie par les puissants, trouvant moyen d'extraire de sa faiblesse et de son isolement meme je ne sais quelle imposante et inexplicable autorite, et faisant servir les grandeurs de l'intelligence a l'agrandissement de la foi. Nicole, Lancelot, Lemaistre, Sacy, Tillemont, les Arnauld, Pascal, gloires tranquilles, noms venerables, parmi lesquels brillent chastement trois femmes, anges austeres, qui ont dans la saintete cette majeste que les femmes romaines avaient dans l'heroisme! Belle et savante ecole qui substituait, comme maitre et docteur de l'intelligence, saint Augustin a Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville, qui forma le president de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puise tout ensemble dans saint Francois de Sales l'extreme douceur et dans l'abbe de Saint-Cyran l'extreme severite! A vrai dire, et qui le sait mieux que vous, monsieur (car dans tout ce que je dis en ce moment, j'ai votre livre present a l'esprit)? l'oeuvre de Port-Royal ne fut litteraire que par occasion, et de cote, pour ainsi parler; le veritable but de ces penseurs attristes et rigides etait purement religieux. Resserrer le lien de l'eglise au dedans et a l'exterieur par plus de discipline chez le pretre et plus de croyance chez le fidele; reformer Rome en lui obeissant; faire a l'interieur et avec amour ce que Luther avait tente au dehors et avec colere; creer en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe intermediaire, saine, stoique et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chretienne; fonder une eglise modele dans l'eglise, une nation modele dans la nation, telle etait l'ambition secrete, tel etait le reve profond de ces hommes qui etaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd'hui par le resultat litteraire. Et pour arriver a ce but, pour fonder la societe selon la foi, entre les verites necessaires, la plus necessaire a leurs yeux, la plus lumineuse, la plus efficace, celle que leur demontraient le plus invinciblement leur croyance et leur raison, c'etait l'infirmite de l'homme prouvee par la tache originelle, la necessite d'un Dieu redempteur, la divinite du Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce cote, comme s'ils devinaient que la etait le peril. Ils entassaient livres sur livres, preuves sur preuves, demonstrations sur demonstrations. Merveilleux instinct de prescience qui n'appartient qu'aux serieux esprits! Comment ne pas insister sur ce point? Ils batissaient cette grande forteresse a la hate, comme s'ils pressentaient une grande attaque. On eut dit que ces hommes du dix-septieme siecle prevoyaient les hommes du dix-huitieme. On eut dit que, penches sur l'avenir, inquiets et attentifs, sentant a je ne sais quel ebranlement sinistre qu'une legion inconnue etait en marche dans les tenebres, ils entendaient de loin venir dans l'ombre la sombre et tumultueuse armee de l'Encyclopedie, et qu'au milieu de cette rumeur obscure ils distinguaient deja confusement la parole triste et fatale de Jean-Jacques et l'effrayant eclat de rire de Voltaire!

On les persecutait, mais ils y songeaient a peine. Ils etaient plus occupes des perils de leur foi dans l'avenir que des douleurs de leur communaute dans le present. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n'ambitionnaient rien; ils travaillaient et ils contemplaient. Ils vivaient dans l'ombre du monde et dans la clarte de l'esprit. Spectacle auguste et qui emeut l'ame en frappant la pensee! Tandis que Louis XIV domptait l'Europe, que Versailles emerveillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait Moliere; tandis que le siecle retentissait d'un bruit de fete et de victoire; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand regne, eux, ces reveurs, ces solitaires, promis a l'exil, a la captivite, a la mort obscure et lointaine, enfermes dans un cloitre devoue a la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges, perdus dans un desert a quelques pas de ce Versailles, de ce Paris, de ce grand regne, de ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, etudiant les textes, ignorant ce que faisaient la France et l'Europe, cherchant dans l'ecriture sainte les preuves de la divinite de Jesus, cherchant dans la creation la glorification du createur, l'oeil fixe uniquement sur Dieu, meditaient les livres sacres et la nature eternelle, la bible ouverte dans l'eglise et le soleil epanoui dans les cieux!

Leur passage n'a pas ete inutile. Vous l'avez dit, monsieur, dans le livre remarquable qu'ils vous ont inspire, ils ont laisse leur trace dans la theologie, dans la philosophie, dans la langue, dans la litterature, et, aujourd'hui encore, Port-Royal est, pour ainsi dire, la lumiere interieure et secrete de quelques grands esprits. Leur maison a ete demolie, leur champ a ete ravage, leurs tombes ont ete violees, mais leur memoire est sainte, mais leurs idees sont debout, mais des choses qu'ils ont semees, beaucoup ont germe dans les ames, quelques-unes ont germe dans les coeurs. Pourquoi cette victoire a travers ces calamites? Pourquoi ce triomphe malgre cette persecution? Ce n'est pas seulement parce qu'ils etaient superieurs, c'est aussi, c'est surtout parce qu'ils etaient sinceres! C'est qu'ils croyaient, c'est qu'ils etaient convaincus, c'est qu'ils allaient a leur but pleins d'une volonte unique et d'une foi profonde. Apres avoir lu et medite leur histoire, on serait tente de s'ecrier: – Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de grandes idees et faire de grandes choses? Croyez! ayez foi! Ayez une foi religieuse, une foi patriotique, une foi litteraire. Croyez a l'humanite, au genie, a l'avenir, a vous-memes. Sachez d'ou vous venez pour savoir ou vous allez. La foi est bonne et saine a l'esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut croire. C'est de foi et de conviction que sont faites en morale les actions saintes et en poesie les idees sublimes.

Nous ne sommes plus, monsieur, au temps de ces grands devouements a une pensee purement religieuse. Ce sont la de ces enthousiasmes sur lesquels Voltaire et l'ironie ont passe. Mais, disons-le bien haut, et ayons quelque fierte de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos ames pour des croyances efficaces, et la flamme genereuse n'est pas eteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd'hui comme autrefois l'identite meme de l'ecrivain. Le penseur, en ce siecle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le repete, a la patrie, a l'intelligence, a la poesie, a la liberte. Le sentiment national, par exemple, n'est-il pas a lui seul toute une religion? Telle heure peut sonner ou la foi au pays, le sentiment patriotique, profondement exalte, fait tout a coup, d'un jeune homme qui s'ignorait lui-meme, un Tyrtee, rallie d'innombrables ames avec le cri d'une seule, et donne a la parole d'un adolescent l'etrange puissance d'emouvoir tout un peuple.

Et a ce propos, puisque j'y suis naturellement amene par mon sujet, permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, apres vous, monsieur, un souvenir.

Il est une epoque, une epoque fatale, que n'ont pu effacer de nos memoires quinze ans de luttes pour la liberte, quinze ans de luttes pour la civilisation, trente annees d'une paix feconde. C'est le moment ou tomba celui qui etait si grand que sa chute parut etre la chute meme de la France. La catastrophe fut decisive et complete. En un jour tout fut consomme. La Rome moderne fut livree aux hommes du nord comme l'avait ete la Rome ancienne; l'armee de l'Europe entra dans la capitale du monde; les drapeaux de vingt nations flotterent deployes au milieu des fanfares sur nos places publiques; naguere ils venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de maitres en route. Les chevaux des cosaques brouterent l'herbe des Tuileries. Voila ce que nos yeux ont vu! Ceux d'entre nous qui etaient des hommes se souviennent de leur indignation profonde; ceux d'entre nous qui etaient des enfants se souviennent de leur etonnement douloureux.

L'humiliation etait poignante. La France courbait la tete dans le sombre silence de Niobe. Elle venait de voir tomber, a quatre journees de Paris, sur le dernier champ de bataille de l'empire, les veterans jusque-la invincibles qui rappelaient au monde ces legions romaines qu'a glorifiees Cesar et cette infanterie espagnole dont Bossuet a parle. Ils etaient morts d'une mort sublime, ces vaincus heroiques, et nul n'osait prononcer leurs noms. Tout se taisait; pas un cri de regret; pas une parole de consolation. Il semblait qu'on eut peur du courage et qu'on eut honte de la gloire.

Tout a coup, au milieu de ce silence, une voix s'eleva, une voix inattendue, une voix inconnue, parlant a toutes les ames avec un accent sympathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour les heros. Cette voix honorait les vaincus, et disait:

Parmi des tourbillons de flamme et de fumee,

O douleur! quel spectacle a mes yeux vient s'offrir?

Le bataillon sacre, seul devant une armee,

S'arrete pour mourir!


Cette voix relevait la France abattue, et disait:

Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,

Je depose a ses pieds ma joie et mes douleurs;

J'ai des chants pour toutes ses gloires,

Des larmes pour tous ses malheurs!


Qui pourrait dire l'inexprimable effet de ces douces et fieres paroles? Ce fut dans toutes les ames un enthousiasme electrique et puissant, dans toutes les bouches une acclamation fremissante qui saisit ces nobles strophes au passage avec je ne sais quel melange de colere et d'amour, et qui fit en un jour d'un jeune homme inconnu un poete national. La France redressa la tete, et, a dater de ce moment, en ce pays qui fait toujours marcher de front sa grandeur militaire et sa grandeur litteraire, la renommee du poete se rattacha dans la pensee de tous a la catastrophe meme, comme pour la voiler et l'amoindrir. Disons-le, parce que c'est glorieux a dire, le lendemain du jour ou la France inscrivit dans son histoire ce mot nouveau et funebre, Waterloo, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et eclatant, Casimir Delavigne.

Oh! que c'est la un beau souvenir pour le genereux poete, et une gloire digne d'envie! Quel homme de genie ne donnerait pas sa plus belle oeuvre pour cet insigne honneur d'avoir fait battre alors d'un mouvement de joie et d'orgueil le coeur de la France accablee et desesperee? Aujourd'hui que la belle ame du poete a disparu derriere l'horizon d'ou elle nous envoie encore tant de lumiere, rappelons-nous avec attendrissement son aube si eblouissante et si pure. Qu'une pieuse reconnaissance s'attache a jamais a cette noble poesie qui fut une noble action! Qu'elle suive Casimir Delavigne, et qu'apres avoir fait une couronne a sa vie, elle fasse une aureole a son tombeau! Envions-le et aimons-le! Heureux le fils dont on peut dire: Il a console sa mere! Heureux le poete dont on peut dire: Il a console la patrie!

Actes et Paroles, Volume 1

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