Читать книгу Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid - Victor Segalen - Страница 6

III

Оглавление

Table des matières

L’HOMME MAORI ne peut pas s’oublier quand on l’a vu, ni la femme cesser d’être aimée quand on l’aime. Paul Gauguin sut aimer là-bas, et voir plus puissamment que tout être avec deux gros yeux ronds, ces vivants ambrés et nus qu’il ne faut point, pour les peindre, comparer à aucune autre espèce humaine. Qu’ils soient bien considérés en eux-mêmes: beaux athlètes aux muscles heureux, harmonieux dans un repos dynamique, avec des jointures de lignes plus souples que nerveuses, un visage au nez bien assis, nettement cerné par l’appuyé du pinceau; des veux... des yeux maoris, proches l’un de l’autre pour augmenter la portée du regard; des yeux à fleur de visage, à fleur de la surface peinte dont ils respectent le plan imaginaire, — mais prêts à fouiller les taillis ou la profondeur, ou bien à happer l’autre regard qui se confie, — des lèvres bleu-de-sang, pleines de chair; — un port auquel un fardeau ne fait peur, mais qui marche en dansant de plaisir à porter son poids seul. Beaux nageurs à travers l’étendue; plongeurs de la mer liquide ou navigateurs des étangs verticaux sur les toiles gonflées par le regard; — musiciens des jours de fêtes; — grands veneurs aux menées de l’amour, et, dans la nuit assoupie, beaux dormeurs, sachant inclure comme un dieu le sommeil en leurs membres, soufflant leur haleine comme un rite.

La femme possède avant toute autre la qualité de l’homme jeune: un bel élancé adolescent qu’elle maintient jusqu’au bord de la vieillesse. Et les divers dons animaux se sont incarnés en elle avec grâce. Ses membres ne sont pas faits des segments que balancent autour de nous les corps de nos âmes dites sœurs. De l’épaule au bout des doigts, la maorie dessine, mouvante ou courbée, une ligne continue. Le volume du bras est très élégamment fuselé. La hanche est discrète et naturellement androgyne. Les hanches ne s’affichent point comme une raison sociale de reproduction, la raison d’être de la femme. La maorie n’est point parente au «petit mammifère» de Laforgue, se dandidant, joyeux de se voir «délesté des kilogs de ses couches». Assez rare chez elle, la maternité est mieux portée. La cuisse est ronde, mais non point grasse; le genou, mince et droit, «regarde bien en face», note Gauguin. Toute la jambe est un autre fuseau mouvant; ou, immobiles, deux puissantes colonnes. Le pied, grand, élastique sur une sandale vivante, sait poser avec grâce. Des cheveux opaques, odorants, à peine ondulés, rejoignent et recouvrent les reins qui pourtant seraient vus sans impudeur. Ils sont nets, dessinés pour progresser, rythmer le plaisir ou la danse. «Epaules vastes et reins étroits»,disait Gauguin, voilà ce qui distingue la femme maorie «d’entre toutes les femmes ».

Cela, pour la joie de l’allure, en course, en marche ou en nage entre deux eaux. D’autres vertus secrètes, pures, mystérieuses révélations du corps à ce moment où il semble que Plus rien n’est à découvrir... Mais ceci n’est pas à dire avec des mots.

Et les yeux ont des phosphorescences; et le cou est parfait de sveltesse et de rondeur; les seins doivent seulement se découvrir très Jeunes, dans une première éclosion sans lendemain. Le ventre stérile est un bouclier de Pureté solide. Mais la femme maorie donne de plus en présent à son maître deux tributs incomparablés: le grain de sa peau, — son haleine.

Nue et fraîche, dépolie comme un cristal éteint, cette peau est le plus beau des manteaux naturels. De four, et sous le soleil qui l’enrichit sans la brûler ni la décomposer, sa couleur propre est ambrée-olivâtre, avec ces reflets verts qui la caractérisent. Cette peau est délicate et délicieuse à la pulpe des doigts; aussi douce que la pulpe des doigts qui se reconnaît en elle et ne souhaite ni plus de tact ni plus grande douceur, — ce qui permet la caresse indéfinie...

Enfin l’haleine. Nourrie de fruits mûrs et de poissons vifs, de peu de viandes, — ou bien légères et cuites selon les recettes naturelles, — la maorie s’exhale toute proche des éléments qu’elle absorba. Mais ceci qui ne peut être peint, n’a que faire en cet Hommage à la seule peinture. Le reste est œuvre d’amant, — qu’il soit lui-même maori, — et son apport est symétrique, — ou bien étranger, accueilli comme un dominateur dont le vouloir est bon et le désir digne d’être reçu.

Ces vivants, d’où venaient-ils? Car toutes les terres polynésiennes étaient peuplées, même surpeuplées si l’on en croit les premiers découvreurs, quand les pilotes européens les piquèrent une à une, comme de beaux insectes condamnés à mourir, sur le liège blanc des cartes. D’où venaient ces hommes et ces femmes? L’origine, peu reculée, est une énigme moins historique d’autrefois qu’un problème d’espace marin. L’espace est immense, le Plus grand du globe. Le périple maori du Grand Océan fut possible si l’on admet des émigrants nombreux, hardis; des chaînes d’îles pas très éloignées; beaucoup de hasards, les courants et les vents portant, et de bonnes pirogues doubles, inchavirables, pontées, avec juste ce qu’il faut de marins et de vivres, et de passagères aussi pour peupler... Comme départ: l’une ou l’autre lèvre, américaine ou asiatique, de la grande cuve. Ecartant l’origine américaine, on pose comme donnée l’ascendance indo-malaise. Mais alors, les vents principaux et les courants sont contraires qui mènent de l’Est à l’Ouest et du Sud-est au Noroît. On invoque les contre-courants équatoriaux, les cyclones qui renversent pour un temps l’alizé. On suppute la chance de jonction dans l’espace entre la pirogue errante et l’accore d’une falaise; quelque chose comme la fécondation d’un bolide par les germes que la grandeur des «espaces infinis» n’a pas effrayés ni stérilisés. Mais la sporadisation humaine a ses limites. Et, comme il convient en science de la faune humaine, faisant le calcul ironique des probables, y jetant son idée préconçue, on décide que les habitants de l’actuelle Polynésie s’en sont venus, à travers des centaines d’années et des milliers de milles marins, — de l’archipel malais d’Indonésie.

Peu importe. Ni blancs, ni jaunes, ni noirs, les maoris, pour être peints, même avec des mots, ne se doivent comparer à aucune autre espèce d’hommes. Ils n’ont pas, sous le soleil, la fadeur du nu européen. Ils n’ont pas la faux palpébrale, le «repli mongol», ni les pommettes fortes, ni la femme ce visage en lune ovale. Ils n’ont rien du nègre crépu. Il faut donc, — et le peintre s’y est magnifiquement résolu, les contempler sous leur sauvage énigme, celle qu’ils emporteront dans leur mort prévue, la question totalement humaine:

— D’où venons-nous — qui sommes-nous — où allons-nous?

On lira, dans les Lettres, avec quelle fureur désespérée Gauguin peignit alors, jour et nuit: et l’on verra dans son œuvre comment il s’en remit à ceux-là seuls qui pouvaient prononcer: aux dieux-ancêtres de la race. Il rêva donc d’une genèse maorie. Il dut sentir gonfler dans ses bras le geste originel du démiurge Mahui, pêchant comme des poissons les îles encore abyssales, les halant, les hissant, les émergeant toutes jeunes et nacrées.

Il ne peut être matière ici d’exposer la théogonie polynésienne. Tout dieu ne devient dieu vivant, dieu agissant, qu’au moment où il Prend figure, où il s’incarne ou s’incruste. Il n’existait, avant Gauguin à Tahiti, aucune hypostase maorie. Taaroa le Créateur s’était replongé, — fatigué sans doute, après l’œuvre — dans le rêve. Oro habitait le soleil; Hina, la lune; sans livrer d’autres traits que ceux de la lumière. Ce défaut de présence des grands dieux autochthones a certainement conduit à leur perte les Polynésiens qui meurent... de toutes maladies, mais d’abord du contage du dieu chrétien, dieu fait homme, incarné dans une peau juive.

Quant aux demi-dieux, le sculpteur indigène en avait livré des statuettes de bois, des poupées d’hommes, rien de plus; — ou, tailleur de lave à l’île de Pâques, de grandes bêtes cylindriques dressées, avec un menton anguleux et méchant, de larges yeux plats, un front écrasé sous une meule portée comme un chapeau... L’idole est ridicule et tétanique. On la rencontre, sans respect, debout ou gisant. Ce furent des poteaux-dieux, termes entre la mer et la montagne. Ils n’ont d’autres noms que des mots communs et collectifs.

Mais le jour, la lunaison, les années, — la suite des moments est là-bas presque divine et compose une palette chargée de phosphores et de feux. Il est certain que le règne du soleil de là-bas n’est point marqué des mêmes heures qui nous compartimentent, et la nuit Peut se peindre dans sa transparence visible; — et nuits et jours sont moins des contraires que le balancement, le chatoiement de la même joie déroulée, des mêmes domaines dénombrés: la montagne accueillante et la mer giboyeuse, — les pannes de nuages barrant les crêtes sur les falaises et pleuvant avec des crises attendues, — la poussée des sèves dans la tige, la fleur, le fruit, la bouche et jusqu’au fond de l’appétit repu; — le sommeil, le réveil, le bain, la fraîcheur, — la course ou la chasse, — le désir et l’étreinte de cette autre de la même chair qu’un homme, avec les mêmes jeux, les mêmes soucis, les mêmes danses, et qui n’est pas un homme, mais femme, c’est-à-dire l’autre réel, la nécessaire qu’il faut joindre à soi coûte que coûte, et dont la possession comme le boire et le manger conduit aussi au grand sommeil qui mène enfin à la mort sans angoisse dans le beau jour odorant.

Telle fut la palette offerte à Gauguin qui la saisit et la fit sienne. Avant lui, bien moins que des dieux, nulle image d’homme maori vraisemblable ne s’était montrée à l’Europe. Les voyageurs du XVIIIe siècle avaient parfois à leur escorte un dessinateur instruit à l’antique, dont les gravures étaient d’honorables burins à la mode... Plus tard, on trousse un maori comme aux Batignolles on fait dans l’italien. Il fallut l’abord de Gauguin dans ces îles pour cerner, non point d’un seul coup d’œil, mais par de lentes études soudain rassemblées, les traits mystérieux, — ou mieux, les traits du mystère de cette race, et laisser, sous l’enveloppe vivante et changeante, sourdre le visage essentiel. Parfois, c’est au prix d’une volontaire et rusée déformation des attitudes, un magistral gauchissement dont l’effet est d’atteindre au geste plus véridique que le vrai geste qui fut fait. Nul voyageur désormais ne peut se vanter d’avoir pleinement vu le pays de ces îles et les vivants de ces îles, qui n’en a point reçu, des toiles de Gauguin, la révélation et l’exégèse.

Car Paul Gauguin possédait en lui ce singulier génie d’espèce, démon d’archaïsme à l’aurore des jours. Il ne fit point effort pour remonter aux Maoris des temps oubliés: il se retrouva en eux, très proche d’eux, et naturellement peignit l’homme des anciens jours; — imposant d’un geste si décisif ces formes ancestrales que je défie tout peintre qui désormais peindra en Tahiti de ne point subir jusqu’à l’énervement et la stérilité la maîtrise obsédante du dessin de Gauguin.

Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid

Подняться наверх