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LES LETTRES MAORIES de Paul Gauguin à Georges Daniel de Monfreid, au nombre de quatre-vingt trois, existent en autographes sur un mauvais papier vulgaire, même pas «commercial ». Le reproche tangible, adressé par Monfreid à Gauguin, qui le cite, au sujet de quelques-unes de ses toiles: «Vous ne soignez Pas assez votre matière», je le reprendrai avec le même dépit à propos de ces feuillets d’une texture médiocre. Gauguin, qui dominait la Substance dure, la pliait entre ses mains, la creusait de ses doigts et affirmait avoir inventé (sans qu’on sache exactement lequel) un «nouveau procédé d’impression», dédaigna, même écrivant à un peintre, de se choisir une trame, un format, une mise en page, une justification calligraphique. Son renoncement allait jusqu’à user parfois d’un papier à en-tête public, un papier de fonctionnaire! C’est alors que, forcé au hard-labour abominable des doigts, — des mêmes doigts qui tenaient le pinceau, Gauguin portait en exergue, comme un bagnard sur l’épaule, l’incrustation, l’infamie du travail. J’ai reproduit la devise de ces Lettres. Elle marque le temps neutre où Gauguin ne peignait pas.

D’autres se décorent de croquis à la plume vivement relevés d’aquarelle, illustrant les descriptions que faisait le Peintre de ses toiles. Quelques-unes sont estampées de gravures sur bois empruntées au périodique «Sourire» que Gauguin pour se dérider, plutôt qu’en polémiste, faisait paraître au scandale des pouvoirs coloniaux.

D’une lettre à l’autre, l’écriture est nuancée, changeante, fidèle à l’heure, à la détresse, à l’espoir, — mais toujours déroulée sous une belle volute. Elle devient vigoureuse dans les moments d’explication d’art, les moments testamentaires. Elle se fait emprunteuse, littéralement pauvre, quand il s’agit d’argent à gagner, ou plus souvent à escompter. Une seule page de ce ton est pleine et nourrie, solide sur ses jambages marchant à grande allure dépensière sans économiser les blancs. C’est qu’il vient de toucher son «petit héritage ». On sent, on voit qu’il l’a en poche.

Etendues sur les douze dernières années, ces Lettres forment un récit homogène, un drame qu’il est rare de voir aussi conclu dans l’édition d’une correspondance. Le premier acte est daté du 11 avril 1891, «En route pour Mahé ». Au retour, en 1893, divers billets de Marseille, Paris et Pont-Aven, attestent le continuel échange. Durant le second séjour à Tahiti, les envois se font réguliers, et, dans leur succession logique, de mois en mois, ne Permettent aucune incertitude.

Sans doute, il existe d’autres lettres, timbrées des mêmes cachets, adressées à d’autres «amis», — mais peu nombreuses, car ceux-là se montraient peu fidèles. Gauguin, parmi Ses plaintes, répète sans cesse à Monfreid:

— «Je reçois une seule lettre, la vôtre...

— «Comme tous les mois, votre lettre arrive seule...»

Que les autres publient donc ce qu’ils héritèrent du Gauguin-maori. Les lettres qu’ils en possèdent, bien que précieuses, demeureront épisodiques, — celles-ci gardant l’essentiel.

La dernière est tragique à tenir entre les mains. C’est un feuillet simple, daté en haut et à droite, du mois d’Avril 1903, — c’est-à-dire de l’avant-dernier mois de sa vie. L’écriture est petite, humiliée. Gauguin dès lors est condamné. — «Je viens, dit-il, d’être victime d’un traquenard épouvantable», et il raconte en quelques mots son procès; il s’en remet une dernière fois à Monfreid, termine par la formule, chez lui sincère: «Toujours tout à vous de cœur», signe, et ajoute «tournez la page».

On obéit, on saute d’instinct à la ligne extrême... On lit: «Toutes ces préoccupations ME TUENT.» Un trait renforce les deux derniers mots. Enfin le nom: P. Gauguin, — et c’est fini.

Ces lettres, je me suis donné le devoir de les livrer, intégrales malgré les redites, regrettant un fac-similé que l’état du document rendait impossible. J’ai, çà et là, repris la ponctuation, afin de ne pas obliger le lecteur à Un effort inutile; mais respecté les tirets systématiques dont la phrase est appuyée. Moins par discrétion que pudeur à ne pas encombrer de noms vulgaires ce texte où seuls les grands vivants ou disparus — Degas, Van Gogh ou Mallarmé — ont droit de citation, et quelques débiteurs pittoresques, — j’ai remplacé par des initiales fausses la présence de quelques autres. Les anonymes ainsi traités ne Pourront m’en vouloir: ils étaient là en mauvaise posture. Et d’ailleurs tous ceux qui les Approchèrent les nommeront sans hésiter.

... Un grand scrupule se pose au moment de livrer ces Lettres. Paul Gauguin, en les écrivant, réclamait autour de son nom du silence: «Je crois qu’il a été dit sur mon compte tout ce qu’on devait dire et tout ce qu’on devait ne pas dire... Je désire uniquement le silence, le silence, et encore le silence. Qu’on me laisse mourir tranquille, oublié.»

Gauguin est mort. Nous sommes relevés de la promesse taciturne. On peut tout dire maintenant: il nous appartient. Mais à nous de le faire revivre de nos lèvres, parlant de lui, surtout de nos yeux reflétant au fond de leur joie sa peinture. Dans son agonie superbe et pitoyable, il nous lègue, — non pas comme un martyr sa dépouille charnelle, — mais ses œuvres, son œuvre. Et tout scrupule à l’entour est puéril et superflu: Daniel de Monfreid, possesseur légal de ces Lettres, en autorise le don aux lecteurs, c’est-à-dire à ceux-là dignes d’être les correspondants, mais à travers un voyage posthume où les courriers ne passent plus, — de ce fier sauvage Gauguin, que j’ai tenté, moi-même sans jamais l’avoir vu, de faire apparaître, tel.

VICTOR SEGALEN.

Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid

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