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IV

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L’AGONIE DE PAUL GAUGUIN, dans sa triple période maorie, — premier séjour à Tahiti, second séjour, premier et dernier séjour aux Marquises, — a ceci de complet qui exalte une vie humaine: l’équilibre sans cesse compromis et sans cesse rétabli entre les forces destructives et les forces créatrices; entre la férocité du pain quotidien et l’impondérable nourriture; entre la prévoyance et la joie; le métier, le travail et l’œuvre. Dès son arrivée dans ces îles, soit douze ans avant son cadavre, Gauguin songeait à la mort, non point imagée, mais à la sienne. Son existence dans ces douze dernières années est donc un poignant spectacle dont la terminaison n’est pas moins belle pour être fatale: la mort attendue, parfois désirée, parfois invitée de très près, conviée au festin du suicide et qui se dérobe... puis est là. Ce fatum du drame agonique donne à tout le drame ses puissantes couleurs et sa devise.

Agonie veut dire combat. Gauguin fut un bel athlète, et de corps, et de cœur. C’est pourquoi le double jeu, la lutte engagée, furent bien menés malgré des retours, des dégoûts, des convalescences. Il doit ressortir un bel enseignement des œuvres de Gauguin, bien contemplées, mais aussi des lettres de Gauguin Pesées dans toutes leurs syllabes. Dès le début, c’est la hantise du malheur, et, bien pis, de la malchance. Les difficultés médiocres s’entassent; puis des combinaisons, des escomptes dans lesquels toute l’habileté de l’ancien agent de change a précisément disparu, — qui ne devrait ponter que sur des valeurs bien «marchandes». Or, ses toiles, — du moins, lui vivant, — ne sont pas «marchandes». Il projette alors une «association d’amateurs» qui lui assurerait deux-cents francs par mois. La combinaison échoue. Les «amateurs» ont dû maintes fois depuis s’en accuser: l’affaire était bonne, à dix ans près!

Ces calculs, cet agiotage, ce compte-courant sans cesse en déficit puis soldé victorieusement avant la balance finale, se trouveront tout au long dans ces lettres, comme on les déchiffre dans les lettres de Rimbaud, — lettres terribles pour le siècle, décevantes et coupables, insulte perpétuelle au contemporain qui n’osa point écouter le voyant. Rimbaud se lamente durant trois cents pages de ne pouvoir gagner sa vie; puis il parvient à rassembler une petite fortune, quarante mille francs en pièces d’or, que, faute de banque au désert somali, il portait toujours sur le ventre, dans une ceinture de toile, ce qui finit par lui donner la colique... Les mêmes doigts qui recopièrent Bateau Ivre ont écrit, dix ans plus tard: «Je pars pour une entreprise de pierres de taille où j’espère gagner beaucoup d’argent. »

— «Rimbaud? — me dit en 1905 l’honorable M. Rhigaz, marchand de tout à Djibouti, et qui l’avait eu à son service, Rimbaud? un grand marcheur, oh! marcheur étonnant! Bon comptable, bien qu’il ne pensât point assez aux affaires... Et tout d’un coup faisant rire, mais rire!» Voilà ce que l’Afrique a retenu de lui.

La mémoire de Gauguin demeure pure de tels Malentendus. Personne à Tahiti ni aux Marquises ne s’est avisé de juger Gauguin sur ses qualités d’ «employé ». Et cependant Gauguin qui avait jadis illustré d’affiches la gare du Nord, tel Rimbaud pilotant un cirque en Hollande et à Batavia, dut un beau jour solliciter une fonction, une place à une table devant un papier, comme dessinateur aux «Travaux Publics» à Tahiti! On lira donc cette estampille officielle en tête de quelques-unes de ses lettres; non les moins belles. Car, à l’encontre de Rimbaud, Gauguin ne se renia jamais, — mais jusqu’au bout réclamant son droit à vivre en l’honneur de son pouvoir de peindre, cette avanie lui fut épargnée: Gauguin, dessinateur à six francs la journée n’a jamais été pris au sérieux.

Non plus que cette «mission artistique» dont Ary Renan, croyant lui rendre aimable l’arrivée dans ces îles, l’avait fait surdécorer. Personne, dans la colonie, ne voulut être dupe, et le Gouverneur moins que tout autre qui ne vit en lui qu’un espion. Dès ses premiers pas antipodes, Gauguin se heurtait donc aux mêmes expertises, aux catégories qu’il voulait fuir. La petitesse du pays restreignant le fonctionnaire, amenait la petitesse des pensées. Si bien qu’à peine établi dans la capitale française d’Océanie, Gauguin se hâta de préparer un autre départ. Mais ces premiers jours lui permirent de voir, à travers une mise en scène ridicule, un événement dont lui seul peut-être, à peine arrivant, aussitôt initié, comprit la grandeur lamentable: on célébrait les funérailles de Pomaré V, dernier roi véridique de Tahiti. Il n’y eut point de sacrifices humains pour honorer cette puissante mort, et l’en-allée de l’Esprit d’un chef héréditaire vers les îles molles où tout reste impalpable aux vivants. On l’expédiait vers les cieux réformés. Cependant, avec le roi, disparaissait la dernière dépouille soumise à notre république, de ce qui fut une dynastie sur un peuple, — un état, une coutume. Gauguin le sentit profondément.

Il part ensuite pour les districts, cette couronne riante de l’île, qui n’est point ce qui touche à Papéété, débarcadère, capitale et marché. Il s’arrête à Mataïéa, y fait sa première maison, et pendant deux années... Mais ce premier séjour.Tahitien, on le trouvera solidement décrit par le Peintre lui-même dans certains chapitres, «Le conteur parle», du livre composite: Noa-Noa .

Retour en France. Exposition de vente (1893). Ce fut un désastre. Fort à propos un oncle paternel étant mort, un petit héritage compensa. Gauguin, pour quelque temps affranchi, regagne le Finistère, mais traître doublement à Tahiti, accepte pour compagne chargée d’incarner en sa couche l’exotisme, une mulâtresse issue de Java, exploreuse de Paris.. Voilà la faute, le péché, le reniement de la douce femelle maorie pour cette chienne coloniale! Il la conduisit à Pont-Aven où son teint déplut à des matelots ivres. Altercation; menaces; mêlée: un indigène, à coups de sabot, brise la jambe de Gauguin qui souffrit jusqu’à la fin de ses jours de cette jambe mal réparée. Alors le bon propos lui revint, dans la méditation allongée, et le désir de repartir, de s’en aller «vivre pour toujours en Océanie».

Et le revoici dans ces îles où l’on ne revit pas deux fois peut-être sans mourir à ta deuxième existence. Tahiti l’accueille comme l’ami retrouvé vers qui la première parole de bienvenue est dite: «Viens, toi, viens ici, manger avec nous!» Ce fut la question quotidienne posée. Gauguin écrit: «La vie sera moins chère...» et il s’aperçoit pour la troisième fois que son calcul est faux. Il persiste durant six années, et appareille enfin pour ces terres moins cadastrées, moins administrées, croyait-il, l’archipel des îles Marquises, à quatre cents milles au nord-est de Tahiti; et il Prend possession souveraine de la plus vaste, la Dominique des premiers découvreurs, Hiva-Oa, «Grande falaise» du portulan Maori.

Il est ressaisi d’un bel enthousiasme. La femme, là-bas, se montre moins atteinte du mal de pudeur; un peu plus libre, un peu Plus belle, un peu plus nue. Aucune ville sur la Grande Falaise. Gauguin, débarquant là, eut la prescience qu’il mourrait là, et offrant à cette terre l’humus périssable de son corps, bâtit sa case plus solide que toute demeure. Il l’orna comme l’abri dont s’adoucissent toutes les lignes quand nul départ, nul déménagement ne se propose plus. Dans ses lettres, il la décrit avec complaisance. Il l’habite avec volupté. Il la nomme: MAISON DU JOUIR

Puis, au moment presque où il va parvenir à l’équilibre entre ces grandes forces odieusement inégales: les ressources monnayées, la distance, la vente, la surface en toile qu’il doit fournir, et le spectacle prodigieux que lui seul au fond de sa vision contemple, — voici que tout d’un coup la peur de mourir là le saisit. Le ton de ses lettres change. Il n’y a plus de récriminations pratiques, de comptes, de soldes ni d’arriérés. Ses jours, il les dévore à peindre; ses nuits d’insomnie, à écrire un recueil de «choses terribles». Le spectacle maori, il l’a posé, dressé et livré. Repu de ce qu’il avait cru définitif, Gauguin se recueille, et dans les derniers mois s’efforce de s’enfuir. Il veut revenir en France, mais en passant, pour se réfugier en Espagne: les Espagnoles peintes «avec des cheveux plaqués de saindoux », il ne peut croire qu’on ne puisse «en tirer autre chose...»

En même temps que le renoncement maori, des cris de renoncement à son art; l’aveu plus difficile que le suicide: «Je ne peindrai plus... La peinture ne peut plus me faire vivre...» Il n’y a point de sacrilège humain à rapprocher ces mots de la douleur d’un autre homme: «Mon Père, éloignez de moi ce calice!» Ce n’est pas au hasard que Paul Gauguin s’est peint très douloureusement lui-même, accablé, de face, épaules et lignes tombantes, sous un vêtement bleu-sale, dans un fond embu et terreux, avec cette épigraphe: «Près du Golgotha».

Mais au moment de s’abandonner lui-même, de se déserter en quittant le pays maori Pour vivre quelconque quelque part, alors qu’il devait mourir là, Gauguin trouve en son correspondant, Daniel de Monfreid, le guide implacable qui le redresse dans le bon chemin — lui ferme au nez cet espoir médiocre, Cette échappée: le retour. — On accepte trop dément l’amitié comme un servage de bienfaits échangés, ou la compromission de certaines idées par avance communes... Il est un devoir d’ami moins prévu, moins habituel, plus redoutable, plus dur: celui de mener coûte que coûte l’autre ami jusqu’au bout de son destin propre, fut-ce la mort. Georges Daniel de Monfreid n’a point failli.

Dans une lettre aussi perspicace que prophétique, Monfreid expose et démontre à Gauguin qu’il ne peut pas, qu’il ne doit pas revenir en France. Cette page, la plus dévouée, est d’une décision implacable:

— «Il est à craindre, écrit Daniel, que votre retour ne vienne déranger un travail, une incubation qui ont lieu dans l’opinion publique à votre sujet: vous êtes cet artiste légendaire, qui, du fond de l’Océanie, projette ses œuvres déconcertantes, inimitables, œuvres définitives d’un grand homme pour ainsi dire disparu du monde. Vos ennemis, (et vous en avez bon nombre, comme tous ceux qui gênent les médiocres,) ne disent rien, n’osent vous combattre, n’y pensent pas: vous êtes si loin! vous NE DEVEZ PAS REVENIR! vous ne devez pas leur ravir l’os qu’ils ont aux dents... VOUS JOUISSEZ DE L’IMMUNITÉ DES GRANDS MORTS... VOUS ÊTES PASSÉ DANS L’HISTOIRE DE L’ART...»

En réponse à ce lucide regard au-delà, c’est en vain que l’agonisant exilé s’obstine, promettant bien que son retour à Paris ne sera qu’une passade... qu’il gagnera l’Espagne sans tarder, (et la presqu’île extrême-occidentale, désirée du lointain de l’île maorie, sonne au divers comme un nouvel antipode, un autre monde, l’ancien monde.) Et puis, Gauguin ne protestera plus, n’abandonnera point la Grande Falaise. Et pourtant, par ce départ, — si le départ était réalisable, argent comptant, — Gauguin eût échappé à tout ce qui va Suivre, et qui, plus sûrement que toutes les diathèses dont on l’affublait, l’a conduit à mourir en ce jour du 8 mai 1903.

Certainement Gauguin était malade. On l’a déclaré lépreux, éléphantiasique, syphilitique. La dernière de ces avaries est exacte, mais ne doit pas être imputée au pays: c’était une pure vérole parisienne. Sans doute, le cœur marquait des défaillances; mais il avait surmonté des obstacles moins liquides que le sang: le doute, l’abandon. Il y avait aussi cet eczéma des jambes, douloureux, mais non dangereux; et cette vieille fracture d’origine bretonne qui l’obligea à souffrir jusqu’à la fin. Ce n’est pour rien de tout cela que Gauguin est mort, mais comme il devait mourir là, c’est par une décision détournée que l’holocauste sur le Golgotha fut consommé. Gauguin fut tué par ses démêlés judiciaires.

Il avait pris le parti maori. La lutte est interminable et se prolongera jusqu’à la disparition totale de ce clan par mort, infécondité, métissage ou civilisation. Nulle part autant qu’aux Marquises, cette lutte ne s’est faite âpre, subtile, rusée, entre le beau cannibale converti et le gendarme importé. Ce n’était plus festins de chair, humaine ou divine, — mais beuveries de jus de fruits fermentés, dont l’indigène réclamait le droit. Il y avait donc orgie dans la montagne, puis «flagrant délit», procès-verbal et justice rendue! Gauguin, prenant parti pour l’indigène, se mit à l’affût, — tout comme le gendarme épiant le bouilleur de cru dans la montagne. Il surprit la complaisance d’un surveillant de l’île voisine, qui, dans ses fonctions à quadruple détente, faillit à ses devoirs de douanier: un «clipper» américain débarqua, au mépris de la loi française, des viandes conservées, embarqua des femmes fraîches, et par le moyen de la vente des unes et des autres, fit ripaille en toute liberté.

Historiquement, le fait est prouvé. Mais tout condamnait l’accusateur. Cette balance enropéenne, républicaine, transportée à l’autre bout du monde, a parfois de ces revers de fléaux. La Justice accusée couvrit sa pudeur de Papiers et d’arrêtés. Très inconsciemment, par habitude ou métier, un monsieur H....., juge de profession, rendit l’arrêt que tout magistrat payé par le même budget est rendu en sa place et lieux: le gendarme était innocent.

Dès lors, Gauguin devait être condamné. Il le fut: à mille francs d’amende et trois mois de Prison pour «accusation portée contre un militaire de la gendarmerie.»

«La révision du procès s’impose», déclare Jean de Rotonchamps dans la biographie déjà citée. Elle sera mélancolique et froide comme une autopsie. Gauguin tout le premier avait interjeté appel. Il eût sans doute, (mais peut-on jamais en être sûr), obtenu raison près de la Cour suprême. Pour cela, il lui fallait payer son voyage à Papéété, et aussi payer un avocat. Avant toute justice, avant toute vengeance meilleure encore, l’épuisement, le désespoir avaient tué Gauguin, — qui est bien mort de tout cela.

Je n’ai point connu Gauguin vivant; et pourtant nous avons été contemporains de Polynésie. Mais entre Gauguin et moi il y avait plus de quatre cents milles marins; aucune relation directe; aucun écho à travers les «blancs» de Tahiti. L’un me disait: — «Gauguin? Un fou. Il peint des chevaux roses!» Un autre, un marchand: — «Il est bien mieux dans ses affaires, voilà qu’il commence à vendre. Il y a des imbéciles.» Un magistrat: — «Gauguin nous donne beaucoup de mal.» Une personne pieuse: «Il fait tous les jours des prosternations devant un magot de terre cuite, et on prétend qu’il adore le soleil.» Nous étions aux premiers mois de l’année 1903. En Juin ou Juillet seulement on m’annonça: — «Ah! Gauguin est décédé.» Il me fallut attendre encore avant de pouvoir gagner les Marquises, et Parmi ces îles, cette terre qu’il avait choisie. sa maison restait debout, qu’il bâtit presque de ses mains. Elle avait tenu bon sous le grand Vent du cyclone, — mais vidée par les liquidateurs officiels comme un bulbe de cocotier par les crabes de terre. C’était une case marqué-sienne mieux façonnée, surélevée, avec le grand toit lacé de feuilles de pandanus. Aucun vestige, sinon d’arrachement. C’est là-haut, au-dessus du linteau de la porte, que se plaquait la maxime d’entrée, MAISON DU JOUIR, si pleine dans la forme substantive de son verbe, si claire qu’il est presque indécent d’en blasonner aucune autre demeure — mais qu’on peut installer en soi comme devise. Et de droite et de gauche, de longs panneaux sculptés frottés de couleurs. «Soyez amoureuses », disait l’un, «et vous serez heureuses», et l’on voyait deux sourdes figures enveloppées s’en aller comme en fuite vers l’amour; une autre, cabrée dans un saut de peur ou d’horreur ou de joie. Le second panneau enseignait: «Soyez mystérieuses et vous serez heureuses », et d’autres visions pénétrant le bois comme des larves, se coulaient de l’autre côté de l’espace, vers le pays au-delà de tout mal, de tout bien, de toute existence manifestée.

En face, à quelques pas, une autre demeure, minuscule, un petit kiosque, mais abritant un dieu. Cette statuette de terre glaise, si fendillée par la cuisson quotidienne malgré le toit, si éclatée, si fragile que je n’osai l’emporter à la mer, au roulis, pour n’avoir pas à commettre le sacrilège de la recoller ou l’indécence d’en conserver les miettes, il me parut fervent de la laisser déliter à sa place, sous le même temps des jours qui avait vu mourir son façonneur.

On hésitait à lui donner un nom. On pouvait grossièrement, comme je fis alors , la décrire; «Un bouddha qui serait né en pays maori». Ce n’est pas vrai. Sous le manteau d’une forme lourde, obtuse, obèse, cette Idole était pleine d’enseignement. C’est la réalisation massive de la remontée divine, l’émergement du créateur tel peut-être qu’il grondait en Gauguin. Le crâne est haut et domine la face au point d’englober d’une seule ligne, — bien mieux que le Grec! — l’arête du nez, la tombée de la nuque. Toute la tête est une protubérance, une poussée, une sommité. Les épaules fuient; le dos est tout droit, les mains informes, inutiles, posent sur les genoux, et le siège avorté est assis sur un plan bas. Du vertex aux orteils tombe un seul geste, une seule volonté ramassée, à peine informée, comme si cet être s’exhaussait du ventre de la matière. — Non pas le dieu passé, présent ou attendu... l’autre, l’immanent, génie d’espèce, animateur qui soulève une croûte de lave, de chair ou de membranes, en coiffe comme d’un casque sa pensée, en masque son visage encollé de méconium originel et s’accouche avec peine malgré son train d’arrière réduit: une sorte d’immonde et de puissant fœtus-dieu.

Cette statue de glaise, haute d’un pied, c’était peut-être le génie sauvage de Gauguin. On disait donc en Tahiti, qu’il accomplissait devant elle des prosternations. Ce n’est pas vraisemblable. Mais si le voyage demeurait à refaire pour la ramener, la sauver, — je le ferais et la ramènerais.

Alors, je m’informai, dans le district d’Atuona. Je dus parler à des gens sur le propos de la mort de Gauguin, comme d’un incident de politique locale. Il y avait trois témoins: le gendarme, le missionnaire, l’indigène.

Le gendarme, fort de son droit et du jugement rendu, déclarait Gauguin vivant, agitateur de l’ordre public. Mais Gauguin mort devenait peu à craindre. Le gendarme lui redonnait raison quand il apprenait aux indigènes que l’école dite, par la Mission, «obligatoire », ne l’était pas. Après le décès, et à défaut de testament, il fallait un inventaire. Le gendarme fit l’inventaire et un «état des lieux de l’immeuble Gauguin». C’est ainsi que je connus l’emplacement exact des divers «numéros de vente» du mobilier: touques à pétrole, harmonium, outils de menuiserie, sculptures «obscènes et autres» représentant ce «calotin d’évêque».

Le missionnaire était là-bas de deux sortes distinctes. Et vraiment on doit admirer qu’un maori, en face d’elles, puisse bien croire en un seul dieu! L’une espèce, dite Catholique Romaine, porte des robes longues, noires, ne Prend point femme, et, assez négligée dans sa toilette intime (chose que le maori ne néglige jamais), enseigne des vérités «universelles», mais d’une pratique locale déplacée. L’autre, l’évangéliste, apporte avec lui d’Europe sa propre femme. Il vêt un costume européen à jambes séparées, et se lave. Ses discours maoris proposent les mêmes vérités, avec des mots un peu différents. Ils sont beaucoup plus longs et, partant, bien mieux écoutés.

Gauguin fut dès son arrivée l’hôte forcé du clergé catholique. «Toutes les terres, écrit-il, appartiennent ici à la mission.»

Il eut peut-être à se plaindre du propriétaire, ou, d’avance, il se vengea puissamment de la dent de son ciseau sur un tronc d’arbre peu coupable, et fit le portrait de l’évêque sous les traits de Messire Satan. Et parmi les actes capitaux de ce patron des sept péchés, il en illustra la luxure, taillée dans un autre bois sous la forme de «Térèse». Même liberté eut prise au moyen âge le plus petit des apprentis-maçons. Mais les temps de cathédrales ne sont plus. L’Evêque le lui fit bien voir, quelques heures après sa mort...

L’autre espèce de missionnaire fut pour Gauguin beaucoup moins hostile, plus humaine.


Il échangea avec le pasteur Vernié des lettres courtoises où du moins la bonne éducation épargnait les heurts.

Quant aux maoris qu’il avait peints et défendus, ceux-là s’agitaient, comparses du drame, mais mollement. Accusés comme lui, condamnés comme lui, agonisant comme lui, ils s’occupaient à manger avec paresse, à boire avec ivresse, à mener jusqu’au bout la vie du jour sous le soleil. Ils l’entouraient sans dévotion, tantôt fidèles ou parjures. Ce beau peuple, auquel il avait donné ses dernières années, le trahit sans le vouloir, et l’abandonna sans le savoir aux derniers jours, «Auprès du Golgotha. »

(Hormis un seul, son ami, son fétii, Tioka, l’homme au «béret d’escholier», hérité de Gauguin. Il dit la parole qu’on répètera tout à l’heure, la seule qui devait être dite...)

En ce temps-là, Paul Gauguin vacillait comme un arbre. Sa condamnation, — qu’il eut la honte d’accepter comme une honte, lui, Hors-la-loi par maîtrise sauvage, — donna le dernier coup de cognée qui achève le tronc tiré par les cordes, ployant, tendu, s’arrachanl à lui-même les fibres pour céder. Il tomba.

C’était une matinée de la saison fraîche à son orée. L’hiver trop chargé de pluie chaude se fondait en un printemps d’air plus sec et plus froid, — s’il existe un printemps dans ces îles pleines d’étés! Depuis d’assez longs jours il s’enfermait dans sa maison. Ses derniers moments parmi nous, les hommes blancs, n’ont eu d’autre témoin que M. Paul Vernié,, de qui je tiens l’épilogue qui va suivre.

— «M. Gauguin, me confia le pasteur, était malade et presque impotent... Je ne puis dire avoir été son ami, mais son voisin... C’était un sauvage. Mais il était venu me voir, et, en dernier lieu,me faisait appeler chez lui.

«Il sortait rarement; on le voyait alors se traîner péniblement, avec ses jambes ulcérées, pieds nus; le torse couvert de la chemise tahitienne, un paréo autour des reins; sur la tête le «béret d’escholier» en drap vert, avec une boule d’argent sur le côté.

Vers le commencement d’Avril, je reçus le billet suivant: «Cher Monsieur Vernie, Serait-ce abuser que de vous demander une consultation mes lumières devenant tout-à-fait insuffisantes? Je suis très malade, je ne puis plus marcher. P. G.»

«J’allai chez lui. Il souffrait horriblement des jambes qui étaient rouges, couvertes d’eczéma. Je m’offris à le panser, mais il me remercia très aimablement, me disant qu’il ferait cela lui-même... Il se mit à causer, parlant de son art en termes admirables. Il me prêta quelques livres, de Jean Dolent, d’Aurier et l’Après-Midi d’un Faune, qu’il tenait de Mallarmé lui-même... Il me donna le portrait qu’il avait fait de ce dernier.

«Je le quittai et ne le revis plus de dix jours... Le vieux Tioka me disait: «Tu sais, ça ne va pas chez le blanc, il est bien malade!» Je retournai chez Gauguin et le trouvai couché, gémissant, et puis encore une fois oubliant sa douleur pour parler d’art. J’admirai ce culte...

«Le 8 mai, de bonne heure, il me fit appeler par ce même Tioka. Il se plaignait de vives douleurs dans le corps. Il me demanda si c’était le matin ou le soir, le jour ou la nuit. Il avait eu, me disait-il, deux syncopes. Il s’inquiétait de ces syncopes. Il me parla de Salammbô. Je le laissai, calme et reposé, après ce moment d’entretien.

«Vers onze heures, ce matin-là, le jeune Ka-hui, son domestique, vint m’appeler en toute hâte: «Viens vite! le blanc est mort!»

«Je trouvai Gauguin une jambe pendant hors du lit; mais chaude encore. Tioka était là, criant et pleurant et disant: «J’étais venu voir comment il allait... J’appelais d’en bas, du dehors: Kokè ! Kokè ! Il n’a pas répondu... Je suis entré... Hiè ! Hiè ! Kokè ne bougeait plus. Mata! Mata! Mata!... «Et Tioka mâchait à belles dents la peau du crâne de son ami mort... — mata — pour le rappeler à la vie... J’essayai de la respiration artificielle... Paul Gauguin n’était plus, et je pense qu’il a succombé à un brusque arrêt du cœur.»

C’est alors que Tioka ayant regardé une dernière fois son ami Kokè, dit la parole:

«Maintenant, il n’y a plus d’homme!»

Le lendemain, l’Evêque et la mission, bafoués du vivant de Gauguin, se vengeaient sur son cadavre, et, le «forçant d’entrer», escamotaient son corps bien avant l’heure, pour l’enterrer avec une pompe catholique, dans le cimetière catholique, propriété privée de l’évêché.

Puis s’accomplit la vente judiciaire, sous les formes les plus légales, les plus sordides. On liquida sur place les objets «utiles», vêtements, batterie de cuisine, conserves et vins. Une autre adjudication eut lieu à Papéété, et comprenait quelques toiles, deux albums, l’image de Satan et de la concubine Térèse, le fronton et les panneaux de la Maison du Jouir, la canne du Peintre, sa palette.

Pour acquéreurs: des marchands et des fonctionnaires; quelques officiers de marine; le Gouverneur régnant à cette époque; des badauds, et un professeur de peinture sans élèves devenu écrivain public. Le Gouverneur fit acheter discrètement puis racheta au même prix, un album. Un marchand se rendit possesseur de la canne, (la poignée enchâssait une grosse perle baroque) et des deux bois «Térèse » et «Père Paillard». Un enseigne de vaisseau ne se départit point d’une fort belle toile: trois femmes, l’une allaitant, assise aux pieds des autres posées dans un ciel jaune. Le professeur de peinture essaya, d’un air entendu, la souplesse des poils des brosses, sur l’ongle de son pouce gauche, et en acquit tout un lot pour trois francs. La palette m’échut pour quarante sous. J’acquis au hasard de la criée tout ce que je pus saisir au vol. Une toile, présentée à l’envers par le commissaire-priseur qui l’appelait «Chutes du Niagara» obtint un succès de grand rire. Elle devint ma propriété pour la somme de sept francs. Quant aux bois — fronton et métopes de la Maison du Jouir, Personne ne surmonta ma mise de... cent sous! Et ils restèrent à moi.

Revenu seul, avec une grande tristesse étonnée dans mon faré tahitien, dont les parois étaient vides, j’étendis ces trophées sacrilègement conquis au hasard de mots jetés et d’un marteau de justice que plus rien ne pouvait relever. Les bois de la Maison du Jouir, je les destinai dès lors, à l’autre extrémité du monde, à ce manoir breton que Saint-Pol-Roux se bâtissait, lui aussi, comme demeure irrévocable dominant la baie du Toulinguet, sur la presqu’île atlantique. La palette, je ne pus décemment en faire mieux hommage qu’au seul digne de la tenir, — non pas entre Ses doigts, comme une relique dont on expertise avec la foi l’origine, — mais passant dans l’ovale au double biseau le pouce qui porte et Présente le champ des couleurs,.. à Georges Daniel de Monfreid.

A la bien regarder, cette palette, avec ses roses bleu-nacrés, ses blancs de dix-mille nuances, ses montagnes de vert-émeraude ou véronèse encore mou, et d’autres tons pétris par le pinceau dont les poils avaient marqué, — cette palette était le miroir en relief de la toile qui, dans ma case, pendait au mur, le «numéro» crié sous l’étiquette «Chutes du Niagara». Retournée, mise en place et contemplée enfin sans blasphèmes ni marchandage, cette toile devenait un paysage breton, village d’hiver sous la neige: quelques maisons de chaume épaulent la ligne d’horizon et se pressent autour du clocher juste central. (Le haut du cadre coupe la pointe trop aiguë de la flèche). A gauche, une falaise violette tombe vers un ciel de crépuscule. A droite filent des arbres maigres. Tout le sol est fait de neige, ruisselant de lumières fondues, magnifique pelage bleu et rose, fourrure sur le sol froid. C’est donc cela que le Peintre, en mourant, recréait avec nostalgie? Sous les soleils de tous les jours, le suscitateur des dieux chauds voyait un Village breton sous la neige!

Cette toile, je l’ai gardée. Le don même en serait injurieux. Gauguin mourut en la peignant, c’est un legs. Seule de tant d’autres, elle se signe de l’absence du nom.

Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid

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