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II
UNE VALSE INFERNALE

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me et Mlle d’Armaillac avaient été conduites par le duc de*** dans le salon où on dansait. Il n’y avait plus une seule place à prendre, mais la beauté fait des miracles: deux femmes laides se levèrent et disparurent comme si elles avaient eu peur d’être en trop grande lumière à côté de la jeune fille. De toute part on se disait: Quelle est donc cette nouvelle venue? On la connaissait à peine parce qu’elle n’aimait pas le monde et qu’elle s’obstinait contre toutes les fêtes, savourant le coin du feu avec un roman d’un côté et un piano de l’autre, deux amis qu’on prend ou qu’on repousse selon la fantaisie du moment. On répondait çà et là aux curieuses qu’elle s’appelait Jeanne d’Armaillac.–

–Il est bien’ heureux qu’elle soit belle, dit une de ses voisines, car sa mère est sans le sou.

–Ma foi, dit une autre, la beauté c’est de* l’argent comptant; la donneriez-vous à votre fils?

–Non, mon fils n’est pas assez riche pour épouser une femme sans dot.

Celle qui parlait ainsi ne donnait à son fils que 100,000francs de rentes, aussi était-il à la chasse de quelques millions. Depuis que tous les hommes mariés ont des maîtresses, que leur importe la beauté de leur femme? 1

Vingt danseurs s’étaient précipités pour promener dans les quadrilles cette beauté incomparable. Ils avaient le sourire sur les lèvres comme l’enfant qui va cueillir un fruit de pourpre ou d’or; mais Mlle d’Armaillac leur répondait un–Je ne danse pas–avec un dédain si superbe qu’ils se retournaient soudainement avec le sourire en moins.

Jeanne causait avec sa mère, sans même paraître se douter qu’on dansât devant elle.

–Tu es étrange, ma chère Jeanne, lui dit la comtesse d’Armaillac, on dirait que tu n’es pas de ce monde.

–Qui sait? répondit Jeanne d’un air rêveur. Tu serais donc bien fière, reprit-elle en s’animant, de me voir faire des grâces au milieu de ces quadrilles. Regarde-moi toutes ces demoiselles, c’est la foire des filles à marier. Doit-on dire des bêtises là dedans!

–Je n’en doute pas, mais, vois-tu, ma chère, j’ai eu aussi mes quarts d’heure d’excentricité quand j’étais jeune.

Jeanne interrompit sa mère.

–Mais tu es encore plus jeune que moi.

–Peut-être. Je voulais te dire que dans le monde, il faut faire comme tout le monde. Il ne faut pas que l’orgueil nous aveugle jusqu’à nous jeter à travers champs par horreur de la grand’– route.

–Eh bien, maman, si on me demande à valser, je valserai. Tu sais que la danse n’est pas ce que j’aime.

–Valser, valser, dit la mère en se rembrunissant, c’est bon pour les femmes mal mariées. Or, un peu plus tôt, un peu plus tard, je te réponds que tu seras bien mariée parce que j’y mettrai la main.

–Avec cela que tu as la main heureuse; tu devais me gagner ma dot dans une obligation de la Ville de Paris, tu n’as rien gagné du tout.

–Il faut dire qu’il ne s’en est fallu que d’un numéro.

–Vois-tu, ce sera mon histoire; au lieu de prendre un mari qui m’apportera toutes les joies du mariage, j’en prendrai un à côté qui ne m’apportera rien du tout.

Le quadrille était fini; l’orchestre jouait le prélude du Tour du monde, cette adorable valse qui –a fait tourner tout le monde.

Un valseur s’approcha qui échangea avec Mme d’Armaillac un sourire presque invisible; on eût dit qu’ils se connaissaient de longue date, ou qu’ils appartenaient à la même franc-maçonnerie.

Celui-là ne salua pas avec l’humilité épanouie des autres jeunes gens qui s’étaient en allés comme ils étaient venus: il garda sa fierté native, tout en s’inclinant un peu pour demander à Mlle Jeanne d’Armaillac si elle voulait valser avec lui. Quoique sa mère ne lui en eût pas donné la permission, Jeanne se leva et prit le bras du jeune homme comme si elle eût obéi à sa destinée.

–Vous ne me l’enlevez que pour la valse, dit Mme d’Armaillac qui aimait trop à faire des mots.

Le jeune homme lui répondit par le même sourire, et il entraîna Jeanne qui était plus belle encore, comme si une baguette de fée eût soudainement allumé son âme.

–Mademoiselle, lui dit le valseur, j’avais traversé cette fête en train express, résolu de ne pas m’y éterniser, mais voilà que je vous ai vue, et je voudrais qu’elle durât toujours.

–Toujours! monsieur. Combien de minutes?

–Combien y a-t-il de minutes dans une nuit?

Et il avait entraîné Jeanne dans le tourbillon.

C’était la première fois qu’elle se sentait emportée jusqu’à l’enivrement. Il lui était arrivé çà et là de valser, depuis deux hivers qu’elle était dans le monde, mais sans s’abandonner à l’ivresse de la valse. Elle sentait sa fierté tomber sous les regards brûlants de M. de Briançon; elle s’irritait contre elle-même de se sentir à demi vaincue, mais c’est en vain qu’elle voulait retrouver son air superbe. Un nuage passait sur ses yeux, une force invincible agitait son cœur.

Tous ceux qui regardaient valser ne voyaient que M. de Briançon et Mlle d’Armaillac; les autres valseurs n’étaient que les satellites de ces deux astres éblouissants.

On remarquait que le jeune homme et la jeune fille se ressemblaient beaucoup. C’était la même nature indomptable, la même fierté de race, la même impertinence inscrite aux coins des lèvres; ils étaient grands tous les deux, tous les deux avaient le même air dominateur. Il eût été bien difficile de prédire alors en les voyant qui resterait maître du champ de bataille entre l’homme et la femme. N’y a-t-il pas toujours un combat, un vainqueur et une victime?

Il est rare que le hasard mette en présence un homme et une femme de la même force, du même type, du même caractère. Le proverbe «Qui se ressemble s’assemble» est faux comme tous les proverbes; ce sont les contrastes qui vont l’un à l’autre: le brun aime la blonde, le nerveux aime l’indolente, le railleur aime l’ingénue, le raffiné aime la bête.

M. de Briançon et Mlle d’Armaillac risquaient donc beaucoup de ne pas s’entendre. En attendant, ils se trouvaient fort bien ensemble pendant cette valse tour à tour poétique, amoureuse et violente.

Les femmes continuaient à discuter sur la beauté de Mlle d’Armaillac. Comme les femmes sont petites presque toutes dans les salons de Paris, on la trouvait trop grande, mais on reconnaissait qu’elle avait un profil sculptural, ce qui voulait dire: une beauté de statue. On s’entend très-peu sur la beauté. Pour beaucoup de gens, les femmes qui ne chiffonnent pas leur figure pour deux sous de sentiment et quatre sous d’expression sont déjà hors concours. Il faut savoir jouer des yeux et du regard, faire des mines à tout propos, en un mot endimancher son visage. Grâce à Dieu, Mlle d’Armaillac avait trop le sentiment du grand air pour faire des mines; la dignité simple ou la simplicité digne était pour elle le véritable cachet. Elle avait un autre caractère de la beauté, bien rare chez les blondes, c’était la pâleur doucement rosée que n’ont presque jamais les blondes, mais elle n’en était pas pour cela moins vivante; le sang s’accusait par les lèvres, le feu de l’âme par les yeux: ce n’était pas un regard, c’était un éclat de lumière. Les mains étaient d’une forme parfaite, mais elle gantait 63/4, pour ne pas dire7. On pouvait en dire autant des pieds. Il y avait bien encore quelques autres imperfections: le cou se détachait avec grâce, les épaules étaient nourries de chair, mais les bras étaient un peu longs. Aussi, comme on parlait de son intimité avec la femme d’un ministre, une méchante femme qui passait par là ne manqua pas de dire: «Cette demoiselle a les bras longs.» On l’accusait de n’être pas étrangère à un grain de beauté qu’elle avait sur la joue au coin de l’œil comme la duchesse ***; on avait tort d’accuser la pierre infernale, car Jeanne avait fait tout au monde pour effacer ce qu’elle appelait le concetti de sa figure. Elle aimait l’esprit trouvé, mais non l’esprit cherché. Je ne sais si elle avait beaucoup de mauvaises habitudes, mais elle avait celle de plisser son front, comme Junon dans les absences de Jupiter. En ces moments-là, elle altérait sa beauté jusqu’à l’effacer presque. Non-seulement le charme s’évanouissait, mais la discordance altérait la pureté des lignes. Quand elle se voyait ainsi dans un miroir, elle se fâchait contre elle-même, ce qui achevait de la défigurer un peu; mais le plus souvent cette beauté souveraine gardait sa sérénité au point qu’on disait souvent: «Elle a mis un masque sur sa figure pour être impénétrable.»

Rien ne transperçait de son âme; jamais ses yeux ne disaient les battements de son cœur.

Cependant la valse était finie. M. de Briançon reconduisit Jeanne vers sa mère, mais non par le chemin, espérant se perdre un peu en route pour garder plus longtemps sa valseuse à son bras. Elle ne paraissait pas bien pressée elle-même de retrouver Mme d’Armaillac.

–Vous savez, mademoiselle, lui dit le jeune homme, vous savez que si vous voulez valser encore, je suis votre homme.

Cette manière de parler, qui aurait dû l’offenser, la remua jusqu’au cœur; un peu plus elle répondait: «Eh bien! si je valse encore, je suis votre femme.» Mais elle arrêta le mot sur ses lèvres.

–Quand je pense, reprit M. de Briançon, que je ne suis venu ici que pour être poli envers la duchesse et que me voilà emprisonné dans une féerie. Figurez-vous, mademoiselle, que je vais manquer à tous mes devoirs.

–Je n’en doute pas, dit Jeanne avec une fine moquerie. Je suis bien sûre que vous êtes attendu à quelque souper du café Anglais, ou à quelque bal du demi-monde!

–Tout juste, il y a à cette heure un souper d’actrices au café Anglais et un cotillon à perte de vue chez une demi-mondaine; or je suis attendu des deux côtés.

M. Martial de Briançon–regarda doucement Mlle d’Armaillac.

–Si vous voulez valser trois fois avec moi, je n’irai ni d’un côté ni de l’autre.

–Valser trois fois avec vous, jamais! Ce serait alors une vraie prison. Je serais d’ailleurs desespérée d’être une entrave à vos plaisirs nocturnes; je ne me jette pas ainsi à travers la destinée d’autrui; dépêchez-vous d’aller retrouver ces dames ou ces demoiselles: elles sont plus amusantes que moi.

–Elles sont peut-être plus amusantes que vous, parce que c’est leur métier d’être amusantes, mais ce qui n’est pas douteux, c’est que je m’ennuierai beaucoup cette nuit dans leur compagnie, si vous me condamnez à ne pas rester ici.

–Je ne vous condamne à rien du tout, monsieur: si vous avez l’amour de la valse, vous trouverez des valseuses chez la duchesse. Voyez ces deux demoiselles bleues et roses.

M. de Briançon regarda autour de lui, après avoir vu l’adorable impertinence du sourire de Jeanne.

–Des valseuses! ces femmes-là! J’aime mieux les autres.

A ce moment même on rencontra Mme d’Armaillac. M. de Briançon salua gaiement et remit la fille à la mère, avec l’air dégagé d’un homme qui ne veut pas perdre son temps.

Qui fut bien attrapée, c’est Jeanne.

La figure du diable exprimait, sous son sourire railleur, la colère, l’amour, la jalousie.

Mlle d’Armaillac avait vu s’éloigner M. de Briançon sans retourner la tête. On sait que les femmes ont des yeux derrière les oreilles. Suivez l’une d’elles dans la rue–vieille habitude parisienne qui ne mène pas à grand’chose,–elle verra que vous la suivez, elle verra que vous avez des prétentions, elle verra que vous perdez patience, elle verra que vous bifurquez, le tout sans avoir tourné la tête une seule fois.

Jeanne soupira et murmura:

–Il est parti.

En effet, Martial ne s’était pas arrêté aux bagatelles de la porte, il avait fait signe à un camarade de club; ils étaient sortis tous les deux du grand salon comme des gens qui vont prendre leur manteau en toute hâte. Ce camarade, c’était René Marbois, un auditeur au conseil d’État qui n’écoutait pas beaucoup de ce côté-là; il vivait trop la nuit pour être bien éveillé le jour.

–Dis-moi donc, demanda-t-il à Martial, que vas-tu faire de cette belle fille, avec qui tu valsais si éperdument?

–Oh! mon Dieu, répondit Martial, c’est peut-être la première et la dernière fois que nous faisons ensemble le tour du monde. Je ne l’avais jamais tant vue. Je connais vaguement sa mère qui aime les conversations à remporte-pièce. Je lui ai parlé de ceci, de cela, un soir que je m’ennuyais chez le ministre des cultes. C’est une femme honnête qui a une langue du diable.

–Elle a mis au monde une fille superbe. Tudieu, la belle créature!

–Oui, mais ce n’est pas là mon idéal: il y a trop de la déesse dans cette fille: tout à l’heure je m’imaginais que je valsais avec une statue.

René se récria:

–Une statue, Dieu merci, tout à l’heure tu l’as joliment fait descendre de son piédestal! Un peu plus cette Galatée chantait Évohé, comme Mme Ugalde.

–Non, elle aura des éclairs d’emportement, mais elle retournera à son piédestal cinq minutes après. Tu sais mon goût, j’aime la vraie Parisienne, moins haute et moins grave, la Parisienne fleur et oiseau qui sourit toujours et qui ne médite jamais. La vie n’est pas un livre sérieux.

–Oui je te connais, tu aimes la Parisienne chiffonnée ou à chiffonner.

–Tu y es! Que diable veux-tu que j’aille perdre mon temps avec ces grandes demoiselles à marier?

–D’autant plus que celle-ci n’a pas de dot.

–Tu es bien renseigné, toi?

–Oh! mon Dieu, sa mère n’en fait pas un mystère. Elle m’a dit à moi-même qu’elle donnait à sa fille pour50,000 francs de diamants, pas un radis–je me trompe,–pas un rubis de plus! Mme d’Armaillac est réduite depuis la mort de son mari à12,000livres de rente, avec quoi il faut qu’elle fasse figure.

–Faire figure et faire sa figure avec12,000livres de rente, c’est bien peu.

–C’est égal, Mlle d’Armaillac est si jolie qu’on la prendrait pour rien.

–Je crois bien, on lui donnerait même de l’argent.

–C’est un mot! Tu aimerais mieux cela toi?

–Peut-être.

Les deux camarades avaient descendu l’escalier, traversé le vestiaire et pris un coupé pour aller achever la soirée au café Anglais.

Les larmes de Jeanne : histoire parisienne

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