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POURQUOI MADEMOISELLE ALICE SE FIT ENLEVER

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Il y avait cinq ans qu'Alice était mariée; cinq ans de curiosité et de déceptions!

Mme d'Antraygues tentait çà et là de se prendre aux distractions du monde. Elle s'amusait de sa beauté, de son éventail, de ses diamants, de ses robes et des bouches en coeur qui souriaient autour d'elle, mais elle n'imaginait pas qu'elle dût tomber «dans la gueule du loup.» Cinq ans de vertu! c'était la seule station qu'elle pût faire dans son devoir. L'heure de la première crise venait de sonner.

Voilà pourquoi elle avait écrit au duc de Parisis, voilà pourquoi elle alla à la fête des patineurs.

Il arrive souvent qu'un galant homme s'imagine avoir une femme parce qu'il est marié; mais là où est la femme, souvent la femme est absente. Son esprit et son coeur font ménage ailleurs. Il n'y a pas séparation de corps; c'est bien pis, car il y a séparation d'âmes.

Vous savez qu'en Angleterre une jeune miss bien née, qui n'aurait pas été quelque peu enlevée par son mari avant la bénédiction nuptiale, se considérerait comme la plus malheureuse des filles de la romantique Albion. Or, les Anglaises de Paris ont souvent introduit en France les plus belles traditions d'Outre-Manche.

Mlle Alice Mac Orchardson était fille unique et comptait à peine dix-neuf printemps. Elle avait vécu ses plus jeunes années à Brighton. Sa mère, une veuve de keepsake, avait obtenu du faubourg Saint-Germain ses lettres de grande naturalisation. Jusqu'à l'automne de 1867, Alice sut du monde ce qu'on en apprend au couvent, ce qui est déjà beaucoup. Mais elle avait dans ses veines du sang des héroïnes de Shakspeare et de Byron, et son esprit avait souvent erré au clair de lune sous les ombrages des parcs anglais.

Donc, le jour où elle revêtit pour la première fois la blanche robe de bal, Alice se récita quelques vers du Songe d'une Nuit d'été, et elle se jura solennellement devant son miroir qu'elle ne se marierait qu'après avoir été enlevée, comme une héroïne.

Six semaines après son premier bal, Alice était aimée de Fernand d'Antraygues, un turfiste trop beau pour faire quelque chose.

Mlle Alice ne voyait pas cet amour d'un oeil dédaigneux, mais elle tremblait à cette idée:—que son amoureux pourrait bien ne pas vouloir l'enlever.—Un beau jour, ou plutôt une belle nuit de bal chez lady Syons, Fernand profita de la solitude d'un petit salon pour déclarer à Alice qu'il était amoureux fou. «Je le savais avant vous, Monsieur, car vous avez des dettes et j'ai; un million de dot. Mais m'aimez-vous assez pour m'enlever?»

C'était un homme très prosaïque. Il fut presque effrayé de la besogne: «Vous enlever, Alice! à quoi bon? Ma mère a déjà parlé à la vôtre. J'ai espéré que tant de bonheur…—Eh bien, non; je ne croirai qu'à l'amour de celui qui consentira à m'enlever, interrompit Mlle Alice; c'est un serment que j'ai fait. Voyez si vous voulez tenir mes serments.—Vous êtes mineure, mademoiselle; on voit bien que vous n'avez pas fait votre droit, vous….—Si vous n'êtes qu'un homme de loi, épousez une Normande. Moi, je me donne à qui m'enlève.—Faut-il fréter un navire ou arrêter un fiacre?—Tous les moyens sont bons.» Il fut arrêté que le lendemain, à minuit, le héros du roman serait rue de Londres, à vingt pas de la porte d'Alice; la jeune fille descendrait par l'escalier, l'enlèvement par la fenêtre n'étant plus d'usage depuis l'invention des becs de gaz et des sergents de ville.

Fernand d'Antraygues fit bien les choses: on eut un coupé attelé de chevaux de poste à grelots. Il faut toujours des violons. Tout se passa comme il avait été prémédité: La mère dormait; sa fille descendit avec des battements de coeur, mais elle ne trouva pas d'obstacles; le suisse tira le cordon avant qu'elle ne l'eût demandé. Dans la voiture, elle se jeta tout en pleurant dans les bras de Fernand. «Je suis effrayée de mon bonheur, lui dit-elle.—Les vents sont pour nous, dit l'amoureux; voyez comme le ciel est beau et comme la lune nous fait bon visage!»

Et ils allèrent ainsi au galop des chevaux, au bruit des sonnettes et des propos amoureux.

Le rossignol chantait peut-être, mais je ne l'ai pas entendu.

Au premier relais, à Ville-d'Avray, Fernand proposa de faire une station dans un pavillon où Alice serait comme chez elle, et où elle trouverait une aile de perdreau et un pâté d'alouettes. Toute romanesque qu'elle fût, elle avait bien un peu envie de manger une aile de perdreau, de toucher au pâté d'alouettes, et de dormir sur un lit moins cahoté.

Les chevaux s'étaient arrêtés à la grille d'un petit parc, « C'est comme dans les légendes, dit-elle: il y a de la lumière au château.—C'est le feu de la cuisine, car j'ai envoyé une dépêche télégraphique pour que le souper fût cuit à point.»

Mlle Alice traversa le parc. «Quelle admirable solitude! je suis tout embaumée par les lilas.» Elle monta le perron et se trouva, sans aller plus loin, dans une salle à manger où deux couverts étaient mis. Le souper venait d'être servi. «C'est une féerie, dit Alice.—N'êtes-vous pas magicienne?» Le souper se continua sur ce temps. Alice était ravie.» Quelle nuit! soupirait elle en ouvrant la fenêtre.—Voyez, Fernand, comme la lune baigne de douces clartés les arbres du parc. Voulez-vous venir là-bas, sous les grands marronniers?—J'irais avec vous au bout du monde! répondit Fernand en ouvrant la porte.»

Une femme était sur le perron. «Je viens trop tard pour souper, dit-elle en entrant.» Alice poussa un cri et se cacha la tête dans ses mains. «Enfant, je te pardonne,» lui dit sa mère. Alice se jeta dans ses bras. «Quoi! tu étais ici?» Et se tournant vers Fernand d'Antraygues, qui riait à la dérobée: «Ceci est une trahison, monsieur, car vous aviez tout dit à ma mère.—Mais enfin, ma belle Alice, vous avez été enlevée?—Oh! si peu et si mal! Je ne vous pardonnerai jamais. J'aurai mon quart d'heure de vengeance!»

Alice comprit qu'elle n'avait plus qu'à se marier; mais, tout en donnant sa main, elle réserva son coeur.

M. d'Antraygues eut beau faire, elle ne l'aima point: il avait fermé son roman, un autre devait le rouvrir.

Octave de Parisis n'était pas homme à avertir une mère—ni un mari.—Il disait,—car il avait ses maximes comme La Rochefoucauld, «une femme qui veut se donner appartient par droit de conquête à celui qui la prend.»

Je dois dire—pour la vertu de Mme d'Antraygues—qu'elle était mariée depuis cinq ans et qu'il n'avait fallu rien moins que la haute éloquence de Don Juan de Parisis pour la rejeter dans les folies romanesques. Je dois dire aussi que son mari avait deux torts envers elle: il avait une maîtresse et il jouait.

Il croyait trop à lui-même, il croyait trop à sa femme pour ne pas la perdre. On citait de lui un mot typique: «Tu as épousé une bien jolie femme,» lui disait un ami. Il répondit: «Il faut toujours épouser une jolie femme, parce qu'on peut s'en défaire.»

Les grandes dames

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