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I
UNE BELLE MATINÉE

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Table des matières

Tout semblait endormi à la ferme des Houx encore enveloppée d’ombre et de silence, l’aube à peine paraissait, lorsque les deux volets d’une fenêtre, s’ouvrant avec fracas, laissèrent apparaître une fillette à peine vêtue.

Peut-être avait-elle dix-sept ans.

Pas grande, fluette, le regard empreint d’une indéfinissable douceur, elle avait gardé de l’enfance cette grâce naïve qui charme les yeux, cette voix cristalline qui enchante l’oreille et le cœur; et ce ne fut pas sans une sorte de coquetterie qu’elle écarta de son front d’épaisses ondes d’une chevelure soyeuse qui retombèrent sur ses épaules, en flottant au vent. Hélas! c’était tout; meurtrie par le travail, hâlée par le soleil, l’enfant était déjà fanée, les fleurs de son teint étaient mortes.

On vieillit vite, aux champs.

Longtemps cette sœur des bluets et des coquelicots demeura accoudée sur l’appui de pierre, contemplant, peut-être sans voir, les étoiles qui s’éteignaient dans la lumière croissante et les petits nuages rosés qui couraient dans l’azur précédant le soleil.

Enfin l’alouette chanta.

Les coqs appelant et se répondant à l’envi jetèrent leur fanfare éclatante.

C’était le jour!

D’abord émergèrent des ténèbres les bâtiments de la ferme, effondrés, décrépits, disposés tant bien que mal autour d’une cour carrée: au fond, les granges avec un hangar ouvert; de chaque côté les étables et en avant, près de l’entrée, le logis du maître, bâtisse massive à laquelle on accédait par un perron en pierres brutes.

Dans un coin un chariot.

Ailleurs, une charrue boueuse, une herse édentée, une auge.

Tout cela se mirant par-dessus un tas de fumier, dans une mare fétide et noire vers laquelle accouraient déjà les canards joyeux.

Le tas de fumier! C’est là que trônaient, tant que durait le jour, poules, poulets et pigeons, picorant à gogo, piaillant à merci, s’envolant par grands essaims quand quelque intrus, chien ou cheval, venait troubler la fête, mais ne s’envolant que pour revenir aussitôt.

Puis se montrèrent les hauts sapins de la route secouant leurs ramures puissantes.

Ensuite des champs, des prés, des plaines à perte de vue.

Et là-bas bien loin, indiquée par un panache de fumée qui tournoyait et prenait le vent, la forge d’Avrimont appartenant alors à M. Joseph Beloison.

Un homme important que ce Beloison.

Fichtre!

Grand, osseux, la tête carrée, la mâchoire agitée d’un mouvement convulsif et comme mâchant à perpétuité quelque parole amère, la main droite dans la poche de son pantalon, et comme y remuant sans cesse des pièces de cent sous, vêtu été comme hiver d’une longue houppelande et marchant automatiquement, il semblait la machine faite homme! Oh I jadis en traînant la brouette il ne portait pas le verbe si haut; mais Joseph Beloison travailleur et économe, de manœuvre était devenu ouvrier, d’ouvrier contremaître, puis il avait épousé une veuve qui était morte en donnant le jour à un fils qu’on nomma Raoul; enfin, à force de prendre sur son cœur, sur son ventre et sur tout le monde, il avait assez amassé pour acheter l’usine de ses patrons et devenir M. Joseph Beloison, maître de forges et, s’il vous plaît, maire de la commune d’Avrimont.

Si sec, si hautain que fût M.J. Beloison, maître de forges, il y avait dans le pays quelqu’un de plus guindé que lui.

C’était mademoiselle de la Ferté, dont on apercevait le château perché sur une colline opposée à la forge, au milieu d’un bois épais.

Trente à trente-trois automnes formaient son âge et la silhouette d’un porte manteau indiquerait assez exactement les charmes de sa tournure, mais quel maintien, que de dignité osseuse!

Quoi que fît le maître de forges, il ne pouvait atteindre à l’air de suprême arrogance que savait prendre la donzelle; il en rageait tout bas et feignait d’en rire; mais son rêve le plus cher, disaient les malins de l’endroit, était de la jeter insidieusement dans le plus incandescent de ses fourneaux, ou de la marier à Raoul.

Mademoiselle de la Ferté vivait seule avec quelques domestiques dans son castel, ne recevant de temps à autre qu’un vieil oncle qu’on appelait,–personne n’a jamais su pourquoi,– M. le Commandeur, une vieille tante nommée madame des Poirieux et quelques hobereaux du voisinage.

Un peu plus sur la gauche, se montrait encore la flèche d’un clocher.

C’est l’église des Blaviers, humble village de quelques cahutes, enfoncé dans un vallon.

Longtemps la fillette considéra ces choses, laissant errer son regard du zénith à l’horizon lointain, à la forge, au château, mais quand elle l’arrêta sur le clocher des Blaviers.

… Une larme tomba sur sa lèvre tremblante…

–Eh! Toinon! cria une voix.

–Hein… quoi? répondit la jeune fille honteuse d’être surprise dans sa contemplation.

–Quoi que tu fais à bayer aux astres, oublies-tu la soupe des gars?

–On y va, notre maître.

–On y va! Il est bien temps. cristi!… Nom de nom de nom! A quoi donc pensent les filles! Que le bon Dieu les patafiole toutes tant qu’elles sont.

Et bientôt Toinon dégringola l’escalier réveillant, au bruit de ses sabots, les échos d’alentour.

Elle gravit lestement les degrés du perron, poussa une porte qui se trouvait devant elle et entra dans une salle obscure encore, malgré le soleil qui commençait à percer de ses rayons ardents les vitres irisées de spirales verdâtres et les toiles d’araignées toutes chargées de poussière.

C’était la cuisine.

Une grande salle au sol raboteux, aux murs noirs; élevée avec des solives apparentes au plafond; longue avec une grande table entre des escabeaux, un dressoir chargé de vaisselle et une haute cheminée où grésillaient encore sous la cendre quelques tisons restés de la veille.

Toinon ramassa dans un coin une brassée de branches sèches, qu’elle jeta dans l’âtre, souffla dessus et la pièce s’éclaira aussitôt d’une lueur mélangée de fumée.

Éternuant, toussant, éperdue dans son nuage, Antoinette allait, venait, rangeant les escabeaux, essuyant la grande table et plaçant dessus dans un ordre parfait des assiettes ébréchées, des gobelets d’étain et des miches d’un pain monumental qu’on aurait cru pétri avec du mortier. Jugeant que le feu était suffisamment pris, au risque d’être asphyxiée, elle pénétra de nouveau dans l’âtre, accrocha à la crémaillère une marmite en fonte toute noire dans laquelle tombèrent pêle-mêle toutes sortes de choses copieuses et substantielles et la soupe se mit à bouillir, murmurant sa petite chanson. Qui a jamais traduit en langage humain la chanson de la soupe? et pourtant que de jolies choses là dedans, pour un estomac affamé! Tandis que la soupe chantait, Toinon se remit à torchonner à grands tours de bras en faisant voltiger dans l’air des myriades d’atomes mêlés de fétus de paille et d’épluchures qui retombaient tout tranquillement dans les assiettes.

Et bientôt les gens de la ferme commencèrent à arriver, un à un, lentement, se détirant les bras, comme des gens qui auraient bien dormi encore un brin.

Pendant que se terminaient les apprêts du déjeuner on se mit à causer de la pluie, du beau temps et de Jacqueline dont la vache venait de mettre bas un veau mort-né.

–Pauvre Jacqueline!

–Pauvre vache!

–Il y a des familles qui n’ont pas de chance!

Puis on raconta l’aventure du grand François qui, la veille, au cabaret, avait poché un œil au petit Baptistin, sous prétexte que ce dernier l’avait regardé de travers.

–François est trop susceptible.

–Pas sa faute, au petit Baptistin, s’il regarde les gens de travers, il louche.

–C’est vrai, ça, il louche même devant le rôti.

–Et c’est bien assez désagréable de déclancher d’un œil sans qu’on vous y cogne encore dessus.

–Aussi, j’y ai dit, moi, à François, t’es trop susceptible.

–C’est vrai, il est trop susceptible… il l’est trop.

–Toinon?

–Hein!

Toinon?

–Quoi?.. qu’on vous dit?

–Il y a du crottin dans mon écuelle!

–C’est Germain qui l’y aura fait tomber en enjambant par-dessus.

–Ah! alors…

Tout en devisant de la sorte, ces gens s’étaient assis, l’un à cheval sur son escabeau, l’autre les deux coudes sur la table.

L’odeur de la bonne soupe commençait à se répandre dans l’air; à ces âcres parfums les narines de chacun se dilataient, les yeux s’écarquillaient de plaisir et, tout à fait mis en gaieté, Germain saisit Toinon par la taille au moment où la jeune fille approchait de lui, la cuillère à pot remplie jusqu’aux bords.

–Toinette, faut que je t’embrasse!

–Voulez-vous finir!

–Il n’y a pas, là… faut!…

–Finissez donc!

–Pour la peine que tu nous fais d’aussi bonne soupe, faut que je t’embrasse!

– Je ne veux pas!

–Moi j’veux!

–Non!

–Si!

–Non… ou je vous flanque la cuillère…

L’effet suivit de près la menace. Soit que la jeune fille eût fait comme elle le disait, soit par malheur, elle heurta le trop galant Germain, l’inondant d’un brûlant liquide mêlé de carottes et de tranches de pain.

Chacun éclata de rire.

On se tordait, Étienne en cassa le pied de son escabeau et Scholastique roula jusque sur les cendres du foyer.

Germain, seul, ne riait pas.

–Nom de nom! Credié! Oh!

–Pourquoi que vous ne finissiez pas!

–Je te vas flanquer…

–Viens-y donc!… exclama Toinon en brandissant sa cuillère à pot!…

–Mijaurée du diable!…

–Je ne veux pas qu’on m’ennuie1

–Tu fais bien ta tête…

–C’est comme ça.

–Voyez-vous cette princesse! continuait Germain en s’essuyant le visage.

–Pourquoi que tu l’obstines? objecta un gars qui jusqu’alors s’était contenté de rire.

–Je l’obstine!… Oh! là là… je l’obstine! oh! ça me cuit-il… Je l’obst…

–Tu sais bien qu’elle reçoit tout le monde comme ça.

–Oh! là là… quel malheur… une enfant trouvée sans père ni mère, nourrie ici par charité.

–Dites donc! je gagne mon pain comme vous et les autres, répondit Toinette indignée, et c’est justement parce que je suis toute seule qu’il faut bien que je me défende moi-même.

–Se défend… Si ça ne fait pas de la peine… On ne te mangerait pas, t’es trop sèche pour ça…

–A boire! à boire! crièrent à la fois tous les gars en frappant la table avec leurs gobelets. Toinon! t’as oublié le pichet.

Enchantée de voir la conversation changer d’objet, la fillette, qui achevait d’emplir les assiettes, s’empressa de courir à la cave,

–Dites donc? Savez-vous la nouvelle?

–Nom de nom! continuait Germain, j’ai un œil incendié.

–Quelle nouvelle?

–Vous savez bien, M. Raoul.

–M. Raoul Beloison?

–Oui.

–Je l’ai rencontré l’autre jour près de la forge.

–Qué mine qu’il a, bon Dieu!

–C’est-y vrai qu’il a mangé tout le bien qui lui revenait de sa mère?

–Sans compter qu’il a joliment ébréché celui qui lui reviendra de M. Beloison.

–On le dit.

–Eh bien, ça ne lui a guère profité. Il est maigre comme un échalas, il tousse comme un pulmonique, et avec ça, plus de cheveux sur la tête… Oh! là là…

–Vraiment. lui qui était si beau, si brave!

–Eh! eh… la vieille Mathurine!… Vous en savez donc quelque chose?

La vieille Mathurine fit un soubresaut.

–Apprenez que je suis honnête! répliqua-t-elle aigrement.

–Pardi… à soixante-quatre ans!…

–Que je l’ai toujours été.

–Et de plus bossue.

–Ah! ah! ah!

–Jamais M. Raoul ne m’a tant seulement regardée.

–Toutes les filles du pays n’en sauraient dire autant… En a-t-il eu… en a-t-il eu…

–Pardi, quand elles ne veulent pas de bonne volonté il les prend de force.

–Si on ne tarabustait pas un tantinet les filles, à quoi que ça nous servirait d’être les plus forts? observa judicieusement Germain.

–C’est vrai, ça.

–Eh bien, M. Raoul?

–M. Raoul…

–M. Raoul se marie…

–Ah! bah!

–Vraiment!

–Il se marie… C’est-y Dieu possible… Et il épouse?…

–Il épouse…

–Dis donc?

–Il épouse mademoiselle de la Ferté.

En ce moment on entendit du côté de la cave un cri… et l’on vit Antoinette tomber sur le parquet, inanimée, comme morte.

Chacun s’empressa autour d’elle pour la relever.

–Eh bien, qu’est-ce qu’elle a? demanda le maître de la ferme.

A force de l’inonder d’eau fraîche et de lui taper dans les mains, on finit par ranimer la fillette qui murmura:

–Oh!… Raoul se marie!…

–Elle aussi, répondit-on dans l’assistance… Ah! ah!… voyez-vous ça… Voilà donc pourquoi mamezelle rudoyait si fort les gars… Lui faut des fils de maîtres de forges… Ah! ah! ah!

Toinon ouvrit démesurément les yeux, se releva d’un bond, et s’enfuit…

L'homme à Toinon

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