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IV
UN VILAIN SOIR

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Table des matières

Le train fumeux dévorait l’espace laissant derrière lui les prés, les bois à peine entrevus, déjà passés, toujours renaissants, les villages et les montagnes.

Aux stations, des gens descendaient, d’autres montaient, se cahotaient, ébranlés par les brusques a-coups de la machine…

En route on liait connaissance, on jacassait de choses et d’autres.

Sans que, blottie dans un coin, son enfant serré dans ses bras, Toinon prît garde à rien. Cette menace! En prison! pesait sur elle comme un plomb, étouffant toute pensée. Elle ne se demandait même pas quel était son crime; habituée à souffrir, ne connaissant de la vie que la douleur, elle se laissait rouler au fond du précipice sans chercher même à se raccrocher aux broussailles, fermant les yeux, broyée, anéantie par la fatalité qui lui apparaissait, sous la forme de M. Joseph Beloison.

La fatalité en houppelande.

De longues heures se passèrent ainsi.

L’enfant se mit à pleurer.

–Qu’as-tu? demanda Toinon éveillée comme d’un rêve.

–J’ai faim!

–Faim!

Toinon n’avait rien, elle répondit simplement.

–Dors!

L’enfant enfouit sa petite tête dans les vêtements de sa mère et essaya de s’endormir, mais quelques instants après, elle répéta:

–J’ai faim, moi!

–Donnez-y donc quelque chose, s’écria une bonne grosse mère, à la face réjouie qui, un grand panier sur ses genoux et les bras appuyés sur son panier, considérait la scène depuis quelques instants, un bout de n’importe quoi?

–Faudrait avoir!

–Ah! bonnes gens!… Est-ce qu’avec un enfant on s’embarque jamais sans provisions? Il y en a qui disent: Il faut régler les enfants; moi je dis que non. Un enfant a toujours quelque boyau vide, laissez-les donc manger à bouche que veux-tu, ces pauvres mignons. J’en ai élevé dix-sept, des enfants, tant à moi qu’aux autres bien entendu et je m’y connais. Aussi les enfants aussitôt qu’ils m’aperçoivent se disent: Voilà maman Grelot qui a quelque chose pour nous dans son panier! pas vrai, ma Bichette, que tu as dit, comme ça, que j’avais quelque chose pour toi dans mon panier… Eh! eh… Faites une risette tout de suite à maman Grelot… Elle est tout plein charmante, cette petite.

Églantine qui, en entendant la grosse voix de madame Grelot, avait commencé par détourner la tête, s’adoucit sensiblement dès qu’elle vit s’approcher de ses lèvres une miche de pain tartinée de fromage.

–Dis merci, murmura Toinette, merci bien, madame.

Églantine avait bien autre chose à faire!

–Laissez-la donc, continua la mère Grelot, elle m’embrassera après. Je connais ça, moi, les enfants, j’en ai élevé dix-sept, tant à moi qu’aux autres bien entendu. quel âge a-t-elle?… C’est-y à vous?… C’te bêtise… vous êtes trop jeune pour avoir une enfant comme ça. Combien de dents? Et où que vous allez?… Vous savez, moi j’en ai élevé dix-sept, tant à moi qu’aux autres bien entendu…

Heureusement, dans l’ardeur qu’elle mettait à faire ses questions, maman Grelot oubliait d’attendre les réponses; Antoinette en fut quitte pour quelques signes de tête insignifiants.

On approchait d’une station.

Madame Grelot descendit en répétant qu’elle avait élevé dix-sept enfants tant à elle qu’aux autres bien entendu et fut remplacée par un jeune gars, entreprenant et faraud, qui tout en allumant sa pipe essaya de lier une conversation à coups de coudes avec Antoinette, mais celle-ci sans lui répondre le regarda d’un air tellement effaré que croyant avoir affaire à une folle il tourna le dos et se contenta d’asphyxier la compagnie.

On n’est pas plus aimable.

Le voyage n’offrit pas d’autre incident.

Peu à peu la nuit tomba, les arbres, les maisons se confondirent dans une ombre épaisse où perçaient de rares lumières.

Églantine avait fini par s’endormir.

Puis les lumières se montrèrent plus nombreuses et pressées, de grandes masses émergèrent des ténèbres, un murmure indéfinissable annonça la grande ville et une voix cria:

–Paris!

Le train s’était arrêté.

Chacun descendant de son compartiment, Antoinette fit comme les autres, son enfant toujours endormie dans ses bras.

–Vos billets? demanda l’employé.

Antoinette ouvrit la main, montrant à la fois les deux pièces d’or et ses deux billets.

–Mettez donc votre argent dans votre poche! continua l’employé.

Toinon obéit.

Puis elle entra dans une salle éclairée par une mauvaise lampe et où un grand nombre de personnes, alignées sur deux rangs, attendaient, le cou tendu, les yeux écarquillés: qui un ami, qui un parent, un mari, un père, un fils…

Et chaque fois qu’on se reconnaissait, c’étaient des exclamations de joie et des embrassades.

–Te voilà !

–Quel bonheur!

–Avez-vous fait un bon voyage?

–Et cette santé?

–Tout le monde va bien?

… Au milieu desquelles on entendait la question traditionnelle du gabelou soupesant les bagages de chacun.

–N’avez-vous rien à déclarer?

Antoinette traversa cette salle, muette, au milieu de la joie générale, seule, parmi la foule.

Elle descendit une rampe où les voitures se croisaient en tous sens.

Puis elle se trouva hors de la gare, ayant en face d’elle une longue voie bordée de candélabres et de hautes maisons.

C’était la rue de Lyon.

Toinon s’y engagea machinalement.

Peu à peu les gens s’éparpillèrent, les voitures disparurent et le silence se fit.

Quelques gouttes d’eau larges et lourdes commençaient à tomber.

Seule, dans la nuit, dans la ville immense où toutes les portes étaient closes, tous les foyers éteints, Toinette avançait sans savoir où aller ni que devenir, usant ses dernières forces.

Elle traversa la place de la Bastille et s’engagea, toujours au hasard, dans la rue Saint-Antoine.

Au coin de la rue Saint-Paul, quatre voyous causaient à voix basse, l’oreille et l’œil au guet.

L’un d’eux, plus grand que les autres, semblait commander à la bande et donner des instructions.

–Pendant que Polyte lui demandera l’heure qu’il est, disait-il, toi Ventre-d’Osier et toi Jambe-de-Coq vous empoignerez le pante; quatre à cinq coups de poing sur son chapeau et.

Malgré l’attention que Polyte portait à ce discours, il saisit, par la taille, Toinette au moment où elle approchait et lui dit:

–Bonsoir, la petite mère!

Mais la fillette se dégagea vivement.

–Eh bien, continua Polyte, c’est comme ça qu’on paie ses dettes. des manières!

–Je ne vous dois rien, répondit Toinon.

–Si fait… un bécot… accompagné de plusieurs autres.

–Ici, Polyte! cria le plus grand… Tu ne seras donc jamais sérieux?

Polyte se rapprocha du groupe tandis qu’Antoinette effrayée s’enfuyait par cette rue Saint-Paul, plus sombre et plus déserte encore que toutes celles qu’elle avait suivies jusqu’alors.

Bientôt elle aperçut un poste, devant lequel une sentinelle se promenait d’un pas mesuré.

Antoinette avait conservé des menaces de M. Beloison une terreur secrète pour tout ce qui ressemblait plus ou moins aux gendarmes, elle tourna à gauche et se trouva sur le quai des Célestins.

D’un côté les maisons étaient muettes.

De l’autre la Seine coulait profonde et noire.

Les gouttes d’eau tombaient de plus en plus drues.

Antoinette n’avait rien mangé depuis la veille, épuisée par la faim, brisée d’émotions et de fatigue, elle allait, titubant, comme ivre, s’appuyant par intervalles au parapet du quai, trébuchant à chaque pas des trottoirs, prête à se laisser choir.

Quand le nuage qui pesait au-dessus d’elle creva tout à fait.

Antoinette aperçut alors le pont de l’Estacade, ce fantastique amoncellement de pièces de bois noires et croisées qui défend l’entrée du petit bras de la Seine, et devinant qu’elle trouverait là un abri au moins momentané, elle descendit en courant la rampe qui se trouvait devant elle et vint tomber, plutôt qu’elle ne s’assit, sous le pont, au milieu d’un tas de pierres.

A ses pieds, le fleuve coulait béant.

Bientôt accoururent, déboulant l’un après l’autre, les quatre voyous de la rue Saint-Paul, et ils se blottirent aussi sous le pont, sans remarquer la présence d’Antoinette.

–Chien de temps! fit l’un d’eux.

–Mince de bouillon!… quelle soupe!… répondit un autre.

–Rien à refrire.

–On serait mieux dans le pieu.

–Hein… qu’est-ce que c’est… qui est-ce qui cause? s’écria le grand d’une voix stridente. Avons-nous dit que nous saignerions notre pante cette nuit?

–On l’a dit.

–Oui.

–Mais…

–Zut alors.

–Eh bien, capon qui se dédit, poursuivit le Chef. Moi, il me faut mon pante, il n’y a pas! D’ailleurs, la pluie cesse, les sergots sont à l’abri, la rousse pionce, ça va-t-être un miel!

–Oh! la pluie cesse…

–Pour si peu.

–Je te dis qu’elle cesse… D’abord, quand je dis qu’elle cesse, c’est qu’elle cesse et pas d’observations. Voyons, Polyte, met le nez dehors.

–Eh bien?

–Quoi que tu vois?

–Rien.

–Tu n’aperçois pas un tuyau de poêle qui s’avance par le quai Henri IV.

–Tiens! C’est vrai tout de même.

–Eh bien, allume!

–C’est bon.

–Polyte, pour ton début, tâche de montrer que tu es un homme, et vous, Jambe-de-Coq, Ventre-d’Osier…

–On sait ce que l’on a à faire.

–Allume! allume!

Les quatre voyous disparurent.

Antoinette respira plus librement.

En entendant ces paroles étranges, sinistres, qui soufflaient à ses oreilles comme des rugissements de bêtes fauves, Antoinette avait tremblé, la pensée lui était revenue.

Ces hommes ne sont pas loin, pensait-elle.

Ils peuvent revenir.

Et quand même, quand ils la laisseraient passer comme la première fois, où irait-elle?

Qu’allait-elle devenir?

Qu’allait devenir l’enfant qu’elle portait dans ses bras?

Après?

Quand mendiant son pain, travaillant sans relâche, échappant aux cruelles exigences du lendemain, elle pouvait faire vivre son enfant et l’élever, quel sort attendait l’objet de tant d’efforts?

Et l’ombre de la nuit se faisait plus épaisse.

Et la Seine continuait de couler, léchant les quais de ses éternels clapotements.

Peu à peu Antoinette sentit son cerveau s’alourdir, et soit fièvre ou somnolence, elle oublia tout pour ne plus écouter que cette voix d’en bas qui lui disait:

La vie n’est qu’un martyre.

L’amour, le bonheur… dérision!

Mensonges de Dieu!

Épargne tout cela à ta fille.

Laisse-toi glisser… viens…

Encore… encore… un peu plus.

Mes flots te balanceront doucement, tu trouveras dans leur sein le repos et l’oubli.

Entraînée comme par une sorte de vertige, Toinon s’approchait de plus en plus du gouffre, haletante, les cheveux dressés sur la tête, mais hésitante encore.

Alors l’enfant se réveilla et cria:

–J’ai faim!

–Viens donc, répondit Toinette, puisque je ne puis plus te donner que la mort.

Et elle se laissa définitivement tomber en fermant les yeux.

Mais on ne meurt pas sans lutte; quand son pied toucha l’eau glacée, lorsquelle sentit sur sa chair palpitante le premier contact de la mort, Antoinette éprouva comme un immense et désespérant regret de ce qu’elle venait de faire et, enfonçant les ongles dans les interstices de la pierre, elle voulut, suprême effort, se rattacher à la vie.

Mais la force lui manquant, elle tomba en jetant un cri.

Et le fleuve, un instant troublé, reprit son éternel refrain.

Pendant qu’haletante, affolée, Antoinette demandait un refuge à la mort, l’homme au chapeau en tuyau de poêle traversait le pont de l’Estacade et trouvait devant lui Polyte, humblement –courbé, la casquette à la main.

Comprenant sans doute à qui il avait affaire, il s’arrêta, hésitant, et allait rebrousser chemin quand Jambe-de-Coq et Ventre-d’Osier le saisirent au collet.

Une lutte s’en suivit.

Un coup de feu retentit.

Et les quatre vauriens disparurent; le Chef, Jambe-de-Coq et Ventre-d’Osier par les quais environnants, et Polyte en se laissant glisser le long des bois de l’estacade, et de cette charpente dans un bateau qui se trouvait amarré là.

–Tiens… Un machab! fit Polyte.

Et rien qu’en étendant le bras il ramena vers lui, Antoinette, que le flot emportait.

L'homme à Toinon

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