Читать книгу Couloirs et coulisses - Adolphe Badin - Страница 5

II

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Table des matières

Ce soir-là,–je m’en souviens parfaitement,–c’était la fête de ma tante, de Tata, comme nous avions conservé l’habitude de l’appeler, depuis le temps où elle nous faisait sauter toutes petites sur ses genoux, mes sœurs et moi.

A la suite de je ne sais quelle grave maladie, elle était devenue sourde à ne pas tressaillir au bruit d’un coup de canon qui lui serait parti dans les oreilles; il est vrai qu’elle s’était si bien exercée à comprendre les gens aux mouvements de leurs lèvres, qu’elle ne perdait pas un mot de ce qu’on lui disait. Je vois encore aujourd’hui son bon et cher visage, sensiblement épaissi et déformé, mais sur lequel il n’était point difficile de retrouver les traces d’une beauté remarquable.

Dès ma naissance j’avais été sa préférée et elle avait conservé pour moi une tendresse quasi maternelle. A table, si mon couvert n’était pas à côté du sien, rien ne lui semblait bon, et elle faisait grise mine aux inventions les plus savoureuses d’Anna, la cuisinière.

Ce soir-là, me voyant un peu songeuse, et rendue elle-même plus expansive qu’à l’ordinaire par un verre ou deux d’un vieux rivesaltes que mon père avait fait monter pour la circonstance, elle m’attira dans ses bras à la fin du dîner, et, m’embrassant sur les cheveux, elle me dit:

–Sais-tu bien que te voilà grande fille, Marie, et que tu vas maintenant sur tes vingt ans?–Vingt ans! Tout de même, comme ça nous pousse! Dis, est-ce qu’un de ces jours, tu ne vas pas nous faire aller à la noce?

–Moi, me marier? jamais!

Cela m’était parti si brusquement, si violemment, que tout le monde me regarda avec stupéfaction.

–Qu’est-ce que tu dis là? me demanda ma tante, tout effarée de l’accent amer et résolu avec lequel j’avais parlé.

–Est-ce qu’une fille sans dot se marie, ma pauvre Tata? répondis-je. Qui veux-tu qui m’épouse? Un ouvrier, un pauvre diable d’employé à cent cinquante francs par mois? Merci. Autant rester vieille fille que de prendre un mari au-dessous de moi comme éducation, comme famille, et de traîner la misère toute ma vie!

–Et pourquoi ne se rencontrerait-il pas un homme riche, bien posé, bien élevé, qui te prendrait pour tes beaux yeux? ils sont assez beaux pour cela, je suppose.

–Oh! c’est dans les romans que cela se passe ainsi. La vie, je commence à la connaître, vois-tu? Et ce n’est pas tout à fait comme cela qu’elle s’arrange. D’ailleurs, sois tranquille, ma bonne Tata, si je le trouve sur mon chemin, ton monsieur riche et bien élevé, et s’il veut de moi pour mes beaux yeux, je ne ferai pas la fière et je l’épouserai tout de suite; pourvu, bien entendu, qu’il ne soit pas un monstre de laideur. Mais je crois que nous avons le temps d’attendre!

–Tu ne veux pourtant pas finir tes jours dans un couvent?

–Le couvent! Non. J’ai autre chose, j’ai mieux que cela, en vue.

–Autre chose? dit mon père en dressant l’oreille. Et peut-on savoir ce que c’est?

–Ah! voilà! C’est une chose à laquelle je pense depuis bien longtemps; mais maintenant je suis tout à fait décidée. Je te raconterai cela un de ces jours.

–Et pourquoi ne le raconterais-tu pas tout de suite? Nous sommes en famille, et, du reste, il n’y a pas à faire de mystère, je suppose?

–Aucun, et, puisqu’il faudra bien que tu le saches un jour, autant te l’apprendre dès ce soir. Je te préviens que tu seras un peu surpris, tout d’abord. Mais je suis sûre aussi qu’en réfléchissant tu me donneras raison. Tu comprendras que je n’ai qu’une idée, qu’une préoccupation en prenant ce parti: c’est de t’enlever un souci, une charge. Tu en as bien assez, pauvre père, et voilà assez longtemps que tu te tues à travailler pour mes sœurs et pour moi. Il est bien juste, n’est-ce pas, maintenant que je suis en âge de me suffire…

–Tu veux me quitter, Marie? interrompit mon père en se levant tout pâle.

–Mais non, père! jamais je ne vous quitterai, ni mère ni toi!

–A la bonne heure! mais alors où veux-tu en venir et que veux-tu faire? continua mon père en se rasseyant.

–Gagner ma vie tout simplement.

–Gagner ta vie! c’est bientôt dit; mais comment?

–Oui, je sais bien ce que tu vas me dire! Que les travaux de femme ne rapportent presque rien; que les ouvrages de couture, de broderie ou autres, sont payés des prix dérisoires; qu’avec tout ce que j’ai appris, avec mon instruction, mon piano, je n’arriverais pas seulement à gagner le pain que je mangerais, alors même que tu consentirais à me laisser courir le cachet, en omnibus, en tramway, de sept heures du matin à huit heures du soir. Aussi n’est-ce pas à cela que j’ai pensé.

–Et à quoi as-tu pensé?

–Au Théâtre.

–Au Théâtre? tu veux entrer au Théâtre? dit mon père en se levant de nouveau. Cela n’est pas sérieux, n’est-ce pas?

–Très sérieux, au contraire. J’ai bien réfléchi, avant de me décider; crois-le, père, et, en entrant au Théâtre, je sais parfaitement ce que je fais.

–Mais c’est absurde! c’est de la folie! Qui diable a pu te mettre ces idées-là dans la tête? Au Théâtre! toi au Théâtre! J’aimerais mieux cent fois te voir morte, morte, entends-tu? qu’au Théâtre! Mais je m’emporte, j’ai tort. Voyons! Marie, écoute-moi. Tu dis que tu sais ce que tu fais en parlant d’entrer au Théâtre. Tu n’en sais pas le premier mot. Oh! laisse-moi parler à mon tour. Ce n’est pas d’hier que je suis à Paris et j’ai assez longtemps pratiqué les théâtres pour savoir ce qui s’y passe. La première chose qu’il faut faire, quand on prend ce métier-là, c’est d’abdiquer tout sentiment honnête, tout respect de soi-même, toute pudeur. Voilà la vérité. Ceux qui t’ont dit le contraire ne savaient pas ce qu’ils disaient; ou plutôt c’est qu’ils avaient leurs raisons pour te pousser dans cette voie.

Mon père me parla longtemps ainsi, pour me démontrer qu’il était insensé de s’imaginer qu’on pût rester honnête au Théâtre. J’eus beau lui donner des exemples bien connus, lui citer des noms, il ne voulut jamais en démordre.

–Mais tu n’as donc pas songé, malheureuse enfant. continua-t-il, , à ta mère el à moi au supplice de tous les instants auquel tu nous condamnerais, en nous mettant dans la nécessité de trembler continuellement pour toi? Crois-tu que nous aurions une minute de tranquillité en te sachant livrée sans défense à toutes les convoitises, , à toutes les tentations, vivant dans ces milieux louches où le sens moral n’existe pas, el respirant cette atmosphère factice et viciée, qui peu à peu alourdit les têtes les plus solides, vous affole, vous fait perdre la juste notion de ce qui est bien et de ce qui est mal. et finalement, dans une heure d’égarement, vous laisse perdue à jamais? Écoute, je te connais bien, je sais que tu es une nature droite et honnête. Eh bien, malgré cela, du jour où lu aurais mis le pied sur les planches ou dans les coulisses d’un théâtre, je ne vivrais plus!

–Allons donc! m’écriai-je avec violence. Tu n’as pas le droit de me parler ainsi. Une fille comme moi reste honnête, quoi qu’elle veuille faire, où qu’elle veuille aller, au Théâtre comme ailleurs. Et je ne permets à personne, pas même à toi, de dire le contraire. Au Théâtre, du reste, celles qui ne sont pas honnêtes savent parfaitement ce qu’elles font, et peut-être ne s’y sont-elles pas mises pour autre chose. Mais il y en a d’autres; il y en a qui n’y sont entrées que pour gagner honorablement leur vie, et celles-là savent se faire respecter.

–Se faire respecter! Tu te feras respecter de tes camarades, habitués de naissance à se moquer de tout ce qui est respectable? et de directeurs, qui ne t’offriront d’engagement qu’à des conditions trop faciles à deviner? et de tes auteurs, qui ne t’écriront des rôles que si tu les payes d’un sourire et du reste? et du dernier petit courriériste, du plus infime reporter, qui viendront te mettre le marché à la main et refuseront de te reconnaître la moindre valeur, si tu as le mauvais goût de ne pas les écouter?

–Parfaitement! Tout cela ne m’effraye point. Si j’ai du talent, je suis sûre que j’arriverai quand même et malgré tout, sans rien oublier de ce que je me dois à moi-même. J’arriverai moins vite, mais j’arriverai. Si je n’ai pas de talent, c’est autre chose.

–Alors, c’est une idée bien arrêtée chez toi? Tu es bien décidée?

–Oui. mon père.

–Eh bien, sache-le, jamais, tu m’entends? jamais tu n’auras mon consentement.

–Mon père, je ne suis pas une petite fille.

–Une petite fille ou non, tu es ma fille. Quand tu serais majeure quand tu aurais le droit de me désobéir, je te défie bien de faire ce que je ne voudrais pas te laisser faire.

–Eh bien, dis-je en me levant et en regardant mon père bien en face, écoute-moi à mon tour. Tu es mon père, je t’aime et je le respecte comme tel mais ni toi ni personne ne m’empêcherez d’exécuter ce que j’ai résolu.

A ce moment, en voyant la discussion tourner décidément au tragique, ma mère et ma tante se jetèrent entre mon père et moi, et mes sœurs se mirent à pleurer.

Mon père était le meilleur des hommes et le plus tendre des pères; mais il n’admettait pas qu’on lui résistât. Il avait la tète chaude des gens du Midi, et, quand la colère le tenait, il ne connaissait plus rien.

De mon côté, j’avais exactement la même nature. En me prenant par la raison, par le cœur, on faisait de moi ce qu’on voulait. Mais, quand on me tenait tête, on me mettait hors de moi; je n’écoutais plus rien, je voyais rouge.

–Je te donne jusqu’à demain matin pour revenir sur ta résolution! me cria mon père.

–C’est peine inutile, lui répondis-je sur le même ton. Demain comme aujourd’hui, je te dirai ce que je t’ai dit. Ma résolution est prise.

–Malheureuse! dit mon père ne se possédant plus; et, écartant violemment ma mère et ma tante, qui s’accrochaient désespérément à lui, il me prit le bras et dit:

–Tu vas rentrer dans ta chambre, et tu n’en sortiras que lorsque tu m’auras déclaré que tu renonces à ta folie.

Cette fois, je ne répondis rien et me laissai conduire à ma chambre.

Exaspéré, mon père ouvrit brusquement la porte et me poussa si violemment, que j’allai me heurter la tête contre la boiserie de mon lit et tombai tout étourdie sur le arquet.

Mon père, aveuglé par la colère, n’avait rien vu. Il mit la clef de ma chambre dans sa poche et sortit aussitôt pour se dérober aux supplications de ma mère et de ma tante.

Il rentra vers les minuit, passa chez lui, sans vouloir écouter personne, et se coucha.

Ma mère et ma pauvre Tata passèrent la nuit dans le couloir, me parlant à travers la porte fermée, pleurant, et cherchant à m’’attendrir, à me persuader de ne pas résister plus longtemps à mon père.

Mais j’étais butée. Loin de me briser, la brutalité de mon père n’avait fait que m’ancrer plus profondément dans ma résolution. On m’aurait tuée plutôt que de m’en faire changer. Mon cœur et mon esprit étaient absolument fermés à toute autre idée que celle de ne point céder.

Je laissai donc ma mère et ma tante pleurer jusqu’au matin et m’appeler, me supplier, sans leur répondre; et, lorsque, à huit heures, mon père entra dans ma chambre, il me trouva exactement dans la même position où. il m’avait laissée la veille, c’est-à-dire accroupie par terre, la tête contre le pied de mon lit. Je n’avais pas fait un mouvement pour essuyer le sang qui avait coulé de ma blessure, et qui s’était coagulé sur mon front et sur mes cheveux sans. que je m’en rendisse compte moi-même. Cela, et aussi la fatigue d’une nuit tout entière passée sans fermer l’œil, me faisaient sans doute une physionomie effrayante; car, en m’apercevant, mon père s’arrêta brusquement, comme foudroyé.

Évidemment il arrivait, espérant que la nuit et les réflexions que j’avais pu faire avaient eu raison de ma résistance, et plus décidé que jamais, quant à lui, à ne pas se laisser attendrir.

Mais, quand il me vit ployée sur moi-même contre mon lit et le visage ensanglanté, il oublia tout en une minute pour ne plus se souvenir que d’une chose, qu’il était père; vaincu, il se jeta à genoux à côté de moi, et, me prenant dans ses bras, il m’embrassa en pleurant, sur les yeux, sur les cheveux, sur les mains, et me dit:

–Je ferai tout ce que tu voudras, ma chérie; mais dis-moi que tu ne m’en veux pas, que tu me pardonnes, que tu m’aimes.

En voyant pleurer cet homme si violent, une brusque détente se fit dans mon être. Moi que tous ses emportements n’avaient pu entamer et qui n’avais pas eu une larme depuis la veille, je sentis fondre en un instant l’orgueil et l’énergie qui m’avaient soutenue; et, laissant aller ma tête sur l’épaule de mon père, je lui rendis caresses pour caresses et baisers pour baisers, en lui disant tout bas:

–Mon père, mon bon père, oui, je t’aime! je t’aime!

Nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps à pleurer dans les bras l’un de l’autre, sans songer seulement à nous relever du parquet où nous étions accroupis; et toute l’amertume dont mon pauvre cœur était gonflé s’en alla doucement avec mes larmes.

Dans l’après-midi de ce même jour, mon père me conduisit chez M. Regnier, où je pris ma première leçon.

Couloirs et coulisses

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