Читать книгу Couloirs et coulisses - Adolphe Badin - Страница 8

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–Entrez!–Tiens! c’est vous? c’est gentil! Mettez-vous là. Laissez-moi finir ma figure, voulez-vous? Cinq minutes, je ne vous demande que cinq minutes! Justement, je ne suis que du deux, et nous pourrons tailler une bonne bavette. Et comment ça va, depuis le temps? J’ai cru que vous me boudiez. C’est vrai, avec vous, on ne sait jamais sur quel pied danser. Tantôt on ne voit que vous pendant huit ou dix jours; tantôt on reste un mois sans vous voir. Quel mauvais caractère vous avez! On ne vous l’a jamais dit? Enfin, puisque vous voilà, je vous pardonne. Et, tenez, vous allez m’aider. Je suis en retard, ce soir. Je ne fais que d’arriver. Voulez-vous prendre ce bouquet, là, derrière vous?–Oui, pas mal! De chez Labrousse, n’est-ce pas? Mais ce n’est pas pour vous le faire admirer que je vous en parle. Voyez donc s’il n’y a pas une lettre piquée après le papier. Cherchez bien! Vous l’avez? C’est cela. Passez-la-moi. Ah! oui, je sais qui.

Écoutez-moi ça:

« Mademoiselle,

Puisque vous ne jouez qu’à neuf heures et demie, voulez-vous accepter mon modeste dîner demain soir chez Bignon, avenue de l’Opéra? Au dessert, si vous le voulez bien, nous causerons de votre avenir. Et surtout, ne voyez rien que de respectueux dans tout ceci.

P.-S. Prière d’adresser la réponse au Jockey.»

Tout à fait délicat, n’est-ce pas? Vous avez un crayon? Vous seriez bien gentil de répondre pour moi. Tenez, comme ça, en travers de la lettre. Vous y êtes?

«Monsieur,

Je suis vraiment désolée de ne pouvoir accepter votre aimable invitation. Justement, je dîne avec mon père demain, comme tous les soirs, du reste. Au surplus, je ne vous cacherai pas plus longtemps que c’est avec lui que j’ai l’habitude de causer de mon avenir.»

Et vous signez de mon nom. Parfaitement! Si l’infortuné collectionne les autographes!

Il n’y en a plus, pendant que nous y sommes? Ah! si, tenez, là-bas, cette boîte de chez Boissier! ouvrez-la. Pas de lettre? pas de carte?–C’est bien étonnant, A moins que. oui, ça doit être cela. Est-ce que je n’ai pas jeté en entrant sur le guéridon, à côté de mes gants, une petite lettre avec une enveloppe chamois? Vous l’avez? Voyons:

«Mademoiselle,

Vous savez que, le jour où il vous plaira, vous avez votre hôtel qui vous attend, tout prêt, tout meublé, depuis le grenier jusqu’aux écuries? Et vous savez aussi ce qu’on vous demande en échange? Une heure de conversation par jour. Pas une minute de plus! Le plaisir de vous voir et de vous entendre, voilà tout! Et la permission d’habiter un tout petit pavillon au fond du jardin!»

Répondez, voulez-vous?

«Monsieur,

En fait d’hôtels, je préfère ceux qui n’ont point de pavillon, si petit qu’il soit, au fond du jardin. Quant à l’heure de conversation par jour, c’est encore beaucoup pour moi. Je suis si occupée!»

Et vous signez. Merci! Et voilà, mon cher, ma petite besogne de tous les soirs. Vous voyez, d’ailleurs, que ça ne m’embarrasse guère. Que voulez-vous! l’habitude. Et encore, ce n’est rien aujourd’hui. Il y a des soirs où les bottes de fleurs arrivent à la file, et les boîtes, et les potiches, etc., chacune avec son poulet, bien entendu.

Et puis, après les lettres, les visites! Oh! les jolis jeunes gens! Tous les mêmes, mon cher, le même sourire aimable, les mêmes yeux en coulisses, les mêmes serrements de main expressifs, et, quand il n’y en a qu’un à la fois, là, sur la chaise où vous êtes, les mêmes protestations, les mêmes déclarations! Oh! je la connaîtrai cette chanson, depuis le premier couplet jusqu’au dernier, avec l’éternel refrain: «Jamais je n’ai aimé comme je vous aime,» ou celui-ci: «Je vous aime comme jamais personne ne vous aimera.»

Il y en a par centaines qui me menacent de se tuer si je ne réponds pas immédiatement à leur flamme. D’autres m’offrent de partager leur avenir: ils ne sont rien encore, mais, soutenus par leur amour, où n’arriveront-ils pas? etc., etc.

Et puis, il y a les gens sérieux, les gens mariés. «Oui, c’est vrai, je ne suis pas libre. Mais, si vous saviez!… J’ai souffert toute ma vie, et mon intérieur est un enfer! Ah! être attaché pour toujours à quelqu’un qui ne vous comprend pas, quel supplice! Du reste, on est d’une mauvaise santé, on n’en a pas pour longtemps, maintenant! Ah! le jour où je serai libre...» Ou bien encore: «Dans un an, vous savez, nous aurons le divorce, et alors il ne tiendra qu’à vous…»

Il y en a même qui me confient, avec des larmes plein les yeux, que leur femme les trompe indignement, qu’ils sont les plus malheureux des hommes, et que ce serait une véritable charité que de les consoler dans leur misère.

Et cet autre, un homme grave, qui ne pense qu’à moi, à mon intérêt, à mon avenir; un véritable père, quoi!

Voyons, ma chère enfant, causons un peu sérieusement, voulez-vous? Votre idée fixe est bien de faire votre carrière au Théâtre? de vous créer une situation, un nom? de devenir une véritable artiste, de jouer les grands rôles, avec la Comédie-Française comme but et comme horizon? C’est une ambition très légitime, que je comprends parfaitement. Seulement, vous n’arriverez à rien, croyez-moi, si vous restez… ce que vous êtes. Vous ne voulez pas vous marier, et je vous approuve: au Théâtre, un mari, quand il n’est pas vil ou ridicule, est un obstacle, un embarras, une gêne de tous les instants. Mais alors… voyons, vous n’êtes pas une enfant. Vous savez très bien que tôt ou tard, demain ou dans un mois, dans un an, dans six ans, vous aurez votre heure de folie. Vous êtes sûre de vous, soit; mais enfin, vous n’êtes pas de bois, que diable! Eh bien, tout est là: si c’est un joli jeune homme, un camarade, le premier venu, qui se trouve sur votre route, au moment en question, vous pouvez du coup gâcher toute votre vie. Puisque la chose est fatale, tâchez du moins de la faire tourner au profit de votre avenir. Ouvrez les yeux, regardez autour de vous les meilleures, les plus qualifiées de nos artistes;–et je ne vous parle pas des grues, qui ne voient dans le théâtre qu’un piédestal pour leur beauté,–je vous parle des vraies artistes, des artistes de talent, et dont la conduite même est parfaitement réservée. Voulez-vous des noms? Aux Français, est-ce que…?»

Oui, mon cher, voilà ce qu’il faut que j’entende, et bien d’autres choses, allez!

Et je ne vous parle pas du Directeur, qui vous prend le menton en passant et vous dit, tout paternellement: «Ce petit cœur n’a donc pas encore parlé?» ni de l’auteur, qui se croit des droits, et qui arrive irrésistible, son bouquet à la main. Il aurait voulu m’écrire un meilleur rôle, plus digne de mon talent; il sait que je vaux mieux que cela; mais il a cinq actes au Vaudeville, avec un rôle étourdissant de jeune première. C’est moi qui le jouerai, il me veut, il ne veut que moi. On payera mon dédit, s’il le faut!

Et les critiques influents, que j’oubliais, depuis le gros Ceysar jusqu’au redoutable Pavillon! Et les petits courriéristes, soiristes, échotistes, etc., qui vantent mes charmes et me prédisent le plus brillant avenir dans trois lignes idiotes!

Ah! mon ami, si j’écoutais le centième seulement des braves gens qui veulent absolument que je les adore, quelle aimable existence je mènerais!

Il y a encore les camarades, qui ne me pardonnent pas de n’avoir point une grande passion pour eux. Pensez donc, des gens qui ont tant de talent! et que les avant-scènes accablent, c’est le mot, de tendres billets, de fleurs, de cadeaux! C’est moi qui suis dans mon tort, évidemment! On ne fait pas sa tète ainsi. A moins que ce ne soit chez moi habileté, calcul, et qu’avec mes grands airs de vertu indomptable, je ne guette simplement l’occasion et n’attende mon heure.

Eh bien, vous savez? mon cher ami, je plaisante, je ris de tout cela; mais cette comédie perpétuelle dans la coulisse, où tout est faux, continuellement et éternellement faux, où cabotins et hommes du monde, tout le monde ment sans cesse et toujours, me lève le cœur.

Ce qui m’attriste encore le plus dans tout cela, c’est la peur qu’à force de la voir jouer autour de moi, cette stupide et monotone comédie, le jour où une véritable, une honnête affection se rencontrera sur mon chemin, je ne passe à côté sans y croire.

Couloirs et coulisses

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