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III

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Bien que je ne sois au Théâtre que depuis deux ans, j’ai déjà ou l’occasion de m’essayer dans un certain nombre de rôles; mais aucun ne m’a remuée, aucun ne m’a bouleversée, aucun ne maa laissé un souvenir poignant, inoubliable, comme le premier qu’il m’a été donné de jouer.

Et, chose particulière, celui-là était un rôle avant la lettre, pour ainsi dire; car ce n’était point sur les planches de l’Odéon, ni du Gymnase, c’était sur le parquet d’un joli salon bleu et or. que je l’avais créé d’inspiration, sans l’avoir étudié ni répété, je pourrais dire sans m’en douter moi-même.

A ce moment, je n’avais pas encore débuté; je n’étais même engagée nulle part; mais on savait que je me destinais au Théâtre, que je travaillais depuis plus de deux ans avec Regnier et madame Favart: aussi, me demandait-on souvent, dans le monde, de dire des poésies, ou de jouer quelque saynète avec un autre artiste.

Un soir, j’avais été invitée chez les S., des gens fort riches, avec qui mon père s’était trouvé en relations d’affaires.

Madame S. était jeune encore et très belle, bien qu’un peu forte déjà. Elle me reçut d’une façon charmante, me fit asseoir à côté d’elle et me présenta toutes les personnes qui venaient la saluer.

Je ne sais pas si j’étais mieux coiffée qu’à l’ordinaire, ou si ma robe m’habillait d’une façon plus heureuse: ce qui est certain, c’est que je n’étais vraiment pas mal ce soir-là. Aussi eus-je beaucoup de succès.

Parmi les plus empressés, je remarquai surtout un jeune homme fort élégant, qui se mit au piano à diverses reprises et joua, avec un talent tout à fait hors ligne, quelques jolies mélodies de sa composition.

Il était très bien de sa personne, avec une pointe d’originalité artistique qui ajoutait encore. au charme de sa figure, mâle et fine à la fois, et fort gracieusement encadrée de cheveux noirs frisés et d’une barbe courte taillée à la Van Dyck.

Ce jeune homme (j’allais vous le nommer, appelons-le Wilhelm, si vous voulez) s’occupa beaucoup de moi, me fit de grands compliments sur la façon dont j’avais dit la Vérandah, une des pages les plus exquises des Poèmes barbares de Leconte de Lisle; puis il m’offrit le bras pour me conduire au buffet, et, me ramenant ensuite à ma place, il s’assit à côté de moi et nous causâmes.

Comme son nom commençait à être très connu et qu’on le regardait beaucoup, je ne laissai pas, dans ma petite vanité de débutante, d’être flattée de ses attentions. Que voulez-vous! j’avais dix-neuf ans et n’étais point encore blasée sur ces petits triomphes.

Pendant que nous causions, je vis soudain arriver d’un salon voisin madame S… au bras de son mari. En nous apercevant assis tous deux sur le même canapé, Wilhelm et moi, elle fit un mouvement involontaire avec son éventail et, quittant son mari, se dirigea de notre côté.

–Je crois que madame S. vous cherche! dis-je tout naïvement à Wilhelm, qui se leva aussitôt avec tant de précipitation, qu’il oublia de s’excuser.

Sur le moment, je n’y pris pas garde; ce ne fut qu’un peu plus tard que tout cela me revint à l’esprit.

Cependant, madame S…, ayant pris le bras de Wilhelm et étant passée avec lui dans un autre salon, M.S… vint s’asseoir à côté de moi, à la place laissée libre par l’artiste.

Nous causâmes naturellement de la soirée et des personnes présentes, et, comme je m’extasiais, en toute sincérité, sur la beauté de madame S.

–N’est-ce pas qu’elle est encore très belle? me dit M.S… avec une joie touchante. Et si vous saviez quelle excellente femme! A la voir passer ainsi, élégante et parée, à l’aise au milieu de tout ce monde comme dans son élément naturel, on pourrait croire qu’elle n’est point une femme d’intérieur. Eh bien, on se tromperai joliment: avec moi et avec ses enfants, elle est aussi simple, aussi bourgeoise que n’importe qui. Aussi, vous allez trouver cela ridicule, nous nous adorons comme au premier jour, après douze ans de mariage.

Je protestai vivement, déclarant que ce n’était pas ridicule du tout, que c’était charmant; que, si jamais je me mariais, j’espérais bien qu’il en serait ainsi dans mon ménage.

M.-S… se mit à rire.

–Oh! vous, mademoiselle, jolie comme vous êtes, vous n’avez qu’une chose à craindre, c’est d’être aimée plus que vous ne le voudrez. Mais, croyez-moi, le premier brave garçon qui vous aimera bien, tâchez de l’aimer aussi et mariez-vous le plus tôt possible. C’est ce que vous avez de mieux à faire. C’est ce que nous avons fait, ma femme et moi. Et, vous le voyez, nous ne nous en sommes pas mal trouvés.

–Voilà un digne et excellent homme! pensai-je en moi-même, et qui méritait bien d’être heureux comme il l’était, en effet.

–Mais je suis fou, avec ma morale! reprit M.S… Je vous fais perdre votre temps, pendant que l’on danse, et je suis sûr que la valse vous fatiguera moins vite que la conversation d’un vieux bavard comme moi.

Là-dessus, il m’offrit le bras et me conduisit dans le salon voisin, où je dansai, en effet, deux heures et plus, sans songer à me reposer.

Entre autres danses, je valsai deux fois avec Wilhelm; et il venait me demander une troisième valse, lorsque madame S., qui passait à ce moment derrière nous, s’arrêta brusquement et lui dit:

–Mais ce n’est pas une valse, c’est un quadrille américain qu’on va danser, mon cher Wilhelm.

–Va pour le quadrille américain, si mademoiselle n’y voit point d’inconvénient! répondit l’artiste.

–En ce cas, continua madame S… voulez-vous de moi pour vis-à-vis?

Elle dit cela en souriant, mais, je ne sais pourquoi, ce sourire me parut sonner faux. Et de même, à plusieurs reprises, au cours du quadrille, il me sembla voir des éclairs passer dans les yeux de madame S…, lorsqu’ils se rencontraient avec ceux de Wilhelm. De son côté, celui-ci brouillait les figures comme un homme assez mal à son aise.

Aussitôt après, d’ailleurs, les salons commencèrent à se vider et je cherchais des yeux mon père pour lui faire signe que l’heure était venue de nous retirer, lorsque madame S. accourut et me priatrès gracieusement de rester,

–Ne partez pas, nous organisons un petit souper; oh! tout à fait sans cérémonie! Nous serons entre intimes, une dizaine de personnes seulement. Le rendez-vous est dans le petit salon turc. Votre père vous y attend déjà. Quant à moi, je vous rejoins dans un instant.

Je trouvai en effet sept ou huit personnes réunies dans le petit salon turc et causant gaiement entre elles avec la familiarité des fins de soirée.

Le piano était resté ouvert dans le salon voisin et Wilhelm effleurait les touches d’une main distraite.

Quant à madame S…, elle allait et venait d’un salon à l’autre, pendant que M.S… s’empressait auprès de moi et de deux autres dames qu’il avait retenues également.

Je m’aperçus tout d’un coup que mon bouquet était resté à côté du piano et je me levai pour aller le chercher.

Mais, au moment où j’écartais la portière qui séparait les deux salons, je vis une chose tellement inattendue, tellement inouïe, que tout mon sang se glaça subitement dans mes veines.

Debout derrière Wilhelm, assis sur le tabouret du piano, madame S… se penchait sur lui et, les deux bras autour de son cou, l’embrassait à pleines lèvres, au risque d’être surprise par un domestique, par un de ses invités, par son mari lui-même.

Mon saisissement fut tel à cette vue, que, si je ne m’étais point retenue à la portière, je crois que je serais tombée.

Tout d’un coup je les vis qui s’écartaient brusquement l’un de l’autre, comme si la glace placée au-dessus du piano avait trahi ma présence.

Je compris instinctivement qu’il ne fallait pas qu’ils se doutassent que j’avais pu les voir et, faisant un violent effort sur moi-même, j’entrai dans le salon et fis mine de chercher mon bouquet.

Arrivée près de madame S… et de Wilhelm, j’eus la force de sourire à madame S., sans arrêter les yeux sur elle, et de dire!

–Ah! le voici, mon bouquet! Je savais bien que c’était ici que je l’avais laissé.

Madame S. me répondit quelques mots en balbutiant et je rentrai aussitôt dans le salon turc.

J’étais si pâle, en me rasseyant à côté de mon père, que celui-ci s’effraya.

–Ce n’est rien, lui dis-je, un peu de fatigue. Mais je t’en prie, que personne ne s’en aperçoive. Dans un instant, du reste, il n’y paraîtra plus!

Bientôt après, tout le monde passa dans la salle à manger. Jamais souper ne me parut aussi long; car il me fallut nécessairement manger, écouter mes voisins, sourire!

Heureusement j’étais assise assez loin et du même côté que madame S. et Wilhelm.

Le souper terminé, je pris congé de madame S.., en lui tendant mon front, et je serrai la main de Wilhelm! Dieu sait ce qu’il m ’en coûta; mais je tins bonjusqu’au bout, et ce ne fut qu’une fois dans la voiture qui nous ramenait à la maison que je pus enfin jeter bas ce masque qui m’étouffait. Grâce à l’obscurité, mon père ne s’aperçut point trop de l’espèce de crise nerveuse qui me secouait tout entière.

Sans être avancée dans la vie, j’avais dix-neuf ans et je savais bien des choses pour les avoir devinées ou pressenties; mais je n’avais aucune idée de ces abominables dessous de la société parisienne.

L’amour si touchant de M.S… pour sa femme, sa confiance si indignement trahie; l’assurance incroyable de madame S…; la légèreté de ce Wilhelm, qui, tout en jouant ce rôle odieux auprès de la maîtresse de la maison, ne s’en occupait pas moins pour cela des autres femmes, sous les yeux mêmes de celle-ci; tout cela m’avait mis au cœur un dégoût subit et insurmontable. Il me semblait que quelque chose s’était brisé en moi. Fallait-il donc, à dix-neuf ans, ne plus croire à rien? Tout n’était-il que mensonge dans la vie?

Puis, en songeant que j’avais pu avoir assez d’empire sur moi pour cacher l’écœurement qui avait soulevé brusquement tout mon être, et non seulement pour faire bonne mine à madame S. et à Wilhelm, mais encore pour ne point me trahir devant mon père lui-même, j’eus un éclat de rire nerveux et je dis tout haut:

–Maintenant je crois que je pourrai jouer la comédie!

Couloirs et coulisses

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