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CHAPITRE IV.
ОглавлениеMonuments religieux. — Eglises. — Pillages et démolitions sacrilèges. — Sauvegarde des reliques de saint François de Sales et de sainte Jeanne-Françoise de Chantal. — Vandalisme dans l’église du premier Monastère de la Visitation. — Visites domiciliaires et inquisitoriales. — Destruction des 4 tourelles du clocher de Notre-Dame. — Descente des cloches. — Imprimerie d’Alexis Burdet mise à l’Index. — Honnêteté relative de quelques patriotes. — Démolition de la maison de La Fléchère.
D’APRÈS la disposition des lieux et les monuments encore existants, il paraît que la ville d’Annecy ne fut d’abord qu’une bourgade peu considérable, circonscrite entre le château et le Thyoux, défendue à l’est par le mur d’enceinte qui descendait du château à l’arc de Boringe, et à l’ouest par celui qui descend de la grosse tour à la porte Sainte-Claire. Le Pont-Morens était la seule voie de communication avec la rive droite de la rivière, une porte en défendait aussi le passage.
Plus tard, la grande Isle placée entre le grand canal et le canal du centre fut envahie par des constructions. Une nouvelle porte fut établie et un pont fut jeté pour atteindre la deuxième Isle. C’est sur son sol inhabité et marécageux que furent élevés l’église de Notre-Dame et le couvent des dominicains. Puis, des constructions l’ayant couverte, on la munit des portes du Pâquier-Maussière et du faubourg de Bœuf, qu’un mur continu reliait avec les autres portes de la vieille ville et le château, ce qui formait un ensemble de fortifications assez complet pour le temps. La porte du Sépulcre fut établie comme une fortification avancée, sans liaison avec le reste du système de défense.
Lorsque la violence chassa les catholiques de la ville de Genève, il paraît que la ville d’Annecy était de bien peu d’importance. Ce n’est guère que depuis l’établissement de l’évêque et du chapitre de Genève, et des ordres religieux qui vinrent s’y réfugier, que la ville prit une certaine extension. En effet, l’enceinte primitive renfermait seulement l’église paroissiale de la ville, sous le vocable de Saint-Maurice, patron de la ville, bâtie auprès du château, en 1132. On y conservait les reliques de saint Antoine dans une chapelle qui lui avait été érigée.
Si l’on juge de la population de la ville par l’espace occupé par cette église et le cimetière contigu, elle ne pouvait être considérable. Dans cette première enceinte existait en outre l’église et le couvent sous le vocable de Sainte-Croix, fondée, en 1490, par Charles Ier, duc de Savoie, pour y établir les religieuses de l’ordre de Saint-Dominique, et que le duc Charles III donna, en 1535, à celles de Sainte-Claire, réfugiées de Genève. Le jardin de ce couvent était même hors des murs de ville.
Sur le sol des deux Isles, nous trouvons: 1° l’église et le couvent de Saint-Dominique, fondés en 1422, par Jean Fraczon (cardinal de Brogny), bourgeois d’Annecy, sur l’emplacement des maisons, pourpris et pièces achetés par le fondateur, et de la maison des Lombards Asinari, donnée par le comte Jacques de Menthon-Dingié et ses deux fils. Cette église fut consacrée sous le vocable de Saint-Nicolas, par Barthélemy, évêque de Corneto, suffragant de celui de Genève, le 14 septembre 1445, en présence du duc Louis de Savoie et de sa cour. Les voûtes furent construites aux frais de Jean Magnin, de Cruseilles, bourgeois d’Annecy et maître en la Chambre des comptes du Genevois. C’est dans cette église qu’ont été sacrés les évêques Claude de Granier et Charles-Auguste de Sales. Notons en passant, pour l’édification de ceux qui prétendent que le Concile de Trente n’est pas reçu en Savoie, que le 15 septembre 1571, la publication solennelle en fut faite dans cette église, lors du synode diocésain convoqué par l’évêque Ange Justinien. Les princes de Martigues y avaient leur tombeau dans la chapelle qu’Hélène de Luxembourg, femme de Janus de Savoie, comte de Genevois, y avait fait construire. Proche de ce tombeau, dans la nef, était celui d’un abbé grec, que l’invasion des Turcs avait forcé de fuir et qui mourut, en 1461, à Annecy, qu’il édifia par sa sainte vie et son abstinence merveilleuse. Dans le chœur fut aussi enseveli Guillaume d’Orlvé, un des premiers religieux dominicains, mort, en 1456, en odeur de sainteté.
2° L’église sous le vocable de Notre-Dame-de-Liesse, construite sur l’emplacement d’une chapelle où le culte de Marie était déjà établi depuis longtemps; les comtes de Genève y avaient leur sépulture. Aussi, à cause de cette célébrité, le dernier rejeton de l’illustre famille souveraine de Genève, le pape Clément VII, l’érigea en insigne collégiale et y fonda un chapitre composé de douze chanoines et six enfants de chœur avec leur maître de musique. Cette érection fut confirmée par son successeur, Benoît XIII, le 5 avril 1397. L’église neuve fut sacrée en 1398, et incendiée en 1412. Clément VII y avait établi un jubilé qui se solennisait de sept ans en sept ans, depuis le soleil couché du 6 jusqu’au soleil couché du 9 septembre.
Dès le XIIIe siècle, il y avait auprès de Notre-Dame un hôpital pour loger les pèlerins; il existe encore aujourd’hui.
Ce fut dans cette église que le Saint-Suaire fut exposé le 21 juillet 1566 et les jours suivants, à la prière d’Anne d’Est, duchesse de Genevois et de Nemours; il avait été apporté de Chambéry et exposé par les cardinaux de Lorraine et de Guise, assistés de quelques autres prélats.
3° L’église sous le vocable de Sainte-Croix, avec le couvent, construits par Pierre de Lambert, évêque de Caserte. Il y établit d’abord les Célestins, auxquels, douze ans après, il substitua les frères mineurs de l’Observance qui entrèrent en possession le 23 mai 1535. Les chanoines de la cathédrale de Genève, après avoir célébré leur office, depuis 1535, dans l’église paroissiale de Saint-Maurice, s’établirent, en 1540, dans l’église de Sainte-Croix, où ils restèrent jusqu’en 1793.
4° L’église du premier monastère de la Visitation-Sainte-Marie, sous le vocable de Saint-Joseph, dédiée, le 3o septembre 1652, par Charles-Auguste de Sales. Comme celle de Saint-Dominique, elle s’étend sur les deux îles; et comme les autres couvents bâtis au-dedans des murs de ville, ses jardins étaient au-dehors. La Visitation possédait le superbe clos des Lombards Asinari, qui n’était alors qu’un marais souvent couvert par les eaux et dont elle avait déjà mis une partie à l’abri des inondations.
Tous les autres couvents étaient situés dans les faubourgs. Ainsi l’église et le prieuré du Saint-Sépulcre, desservis par des chanoines réguliers de Saint-Augustin, originairement hospitaliers de Terre-Sainte, étaient construits en dehors de la porte du Pâquier-d’Isernon, dès le XIIIe siècle . Les Annonciades célestes avaient bâti, en 1658, hors de la Perrière. Les religieuses de Saint-Bernard, ordre de Citeaux, s’étaient établies, en 1648, au faubourg de Bœuf, et firent l’acquisition, en 1753, du monastère des Bernardines du Pâquier-Maussière.
En 1674, les Barnabites bâtirent, dans des jardins, le bel édifice qui servit depuis la révolution de pensionnat à la ville, et où est actuellement le petit-séminaire. En 1634, l’église et le second monastère de la Visitation, sous le vocable de la Conception de la sainte Vierge, étaient fondés sur des rochers hors de la ville. En 1714, Mme de Scomberg lui procura le corps de sainte Justine, vierge et martyre, pris dans les catacombes de Rome. En 1594, les capucins élevaient le couvent occupé en ce moment par l’hôpital, et les prêtres de la Mission de Saint-Vincent-de-Paul construisaient, en 1664, sur une bruyère abandonnée, le magnifique bâtiment où, pendant un siècle et demi, le clergé du diocèse de Genève vint puiser l’instruction et les vertus qui le distinguaient.
Enfin, la chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, construite aux frais d’Etienne Rouph, bourgeois d’Annecy, pour ensevelir les enfants morts sans baptême, fut élevée à l’extrémité du faubourg de Bœuf.
On voit que la création de tous ces établissements dota la ville d’un bien-être immense et donna à des marais infects, à des terrains vagues, à des rochers stériles, une valeur qu’ils ne durent qu’à cette heureuse circonstance. En 1793, la plupart de ces couvents avaient peu de revenus, et cependant la ville n’avait presque pas de pauvres. La charité municipale n’existait pas, et la charité chrétienne suffisait à sa tâche.
La plupart des églises étaient pauvrement décorées. La cathédrale, nouvellement restaurée, ne possédait qu’un seul beau tableau, d’un grand mérite, il est vrai, celui du maître-autel, qu’on admire aujourd’hui encore. L’église de Saint-Dominique avait un saint Christophe colossal, vrai chef-d’œuvre, sculpté dans un seul noyer. Les révolutionnaires le renversèrent, le firent tirer par des chevaux sur la place de l’église, où il fut dépecé et brûlé. La collégiale avait une chaire en noyer, excellent morceau de sculpture ancienne; elle fut sauvée de la destruction, et en ce moment la partie supérieure de cette chaire se voit à l’église de Saint-Maurice, et la partie inférieure à la cathédrale. Les magnifiques boiseries des stalles des chanoines de Notre-Dame-de-Liesse furent détruites; les vitrières furent brisées. Les reliques de sainte Justine, déposées dans l’église du second monastère de la Visitation, furent brûlées et les cendres jetées au vent.
Les sacristies possédaient de riches ornements; tout fut pris, lacéré, brûlé pour en extraire un peu d’argent. Les ex-voto, ces témoignages de la reconnaissance publique envers Celui qui peut tout et envers de saints intercesseurs, ne trouvèrent pas grâce devant la cupidité révolutionnaire. L’église du premier monastère de la Visitation était la plus riche de toutes en dons faits à Dieu. Les rois, les grands, les riches, les pauvres avaient déposé auprès des corps de nos deux grands saints, les uns de splendides reliquaires d’or, d’argent; les autres d’humbles ex-voto. Une riche châsse renfermait les ossements de saint François de Sales; elle était en argent massif, longue de six pieds, sur deux et demi de large, et ornée de trente-deux colonnes torses accouplées, de l’ordre corinthien. Douze vases d’argent couronnaient le faîte de ce monument. C’était un don de LL. AA. RR. Christine de France et du duc son fils, en souvenir reconnaissant de ce qu’elle avait eu le saint pour aumônier lors de son mariage avec le prince de Piémont. Devant la châsse était un fort beau tabernacle avec son baldaquin et son couronnement aussi en argent. C’était un présent de l’infante de Savoie, duchesse de Bavière.
Dans la chapelle des Innocents étaient ensevelis deux jeunes princes morts au berceau, enfants de Charles-Amédée de Savoie, duc de Genevois et de Nemours, dont les corps y furent transportés de Paris en 1659. Ils étaient représentés par deux statues d’enfants de grandeur naturelle, placées dans un berceau, le tout en argent, d’une valeur considérable. Vingt-deux lampes d’argent étaient appendues devant les deux reliques. La quantité d’ex-voto en or et en argent suspendus autour des châsses des deux saints était évaluée à une somme énorme. Tout cela fut enlevé par des vandales impies et sacrilèges, et une ville entière se laissa dépouiller, sans résistance, des richesses sacrées que la piété des princes et des peuples avait confiées à sa garde!
On sait que le courage et l’adresse de quatre citoyens d’Annecy ont conservé à notre ville deux trésors plus précieux pour nous que l’or et l’argent. Par une nuit obscure, MM. Amblet, chirurgien, Balleydier, Burquier et Rochette s’introduisirent dans l’église de la Cathédrale, enlevèrent les reliques sacrées des châsses où elles étaient déposées, les remplaçant par des ossements pris dans le cabinet d’anatomie du docteur Amblet, renfermèrent ces précieux corps dans des boîtes dûment scellées, qu’ils cachèrent dans une maison détruite depuis une vingtaine d’années et qui fermait l’impasse du Four, au débouché actuel de la rue de l’Evêché dans celle des Boucheries. Ces reliques restèrent là jusqu’au 28 mai 1806, jour heureux où elles furent sorties de leur cachette et solennellement transférées, celle de saint François de Sales dans l’église de Saint-Pierre, et celle de sainte Jeanne-Françoise de Chantal dans l’église de Saint-Maurice, nouvellement rendues au culte.
Que sont devenues toutes les richesses accumulées pendant près de deux siècles autour des tombeaux de ces deux illustres saints? Allez demander aux orgies du dissipateur ce qu’il a fait des biens de son père? Allez demander au vent où il pousse le sable qu’il a soulevé ; à la mer où elle a jeté son écume? Le voleur s’en est emparé, les saturnales les ont dissipées; pertes regrettables pour la ville et pour la société ! Qui peut dire qu’elles aient profité à quelqu’un?
Lorsque les ornements de l’Eglise furent vendus ou plutôt gaspillés, ce fut le tour des bâtiments. L’industrie trouvant la voûte trop basse pour sécher ses toiles, décida de l’abattre. On en offrit l’entreprise à tous les chefs maçons de la ville; mais, à leur louange, tous repoussèrent ces offres indignes de leur conscience catholique.
La voûte était ornée de peintures magnifiques. Au centre, on remarquait surtout un saint François de Sales porté sur un nuage, accompagné d’une multitude d’anges, et s’élevant dans l’empirée, où se développaient les cercles immenses des puissances, des trônes, des dominations et des bienheureux, qui semblaient acclamer la bienvenue du saint parmi eux.
Le peintre y avait développé un talent remarquable, et toutes les figures, surtout celle de l’illustre confesseur, étaient si pleines de vie et d’éclat, qu’on ne pouvait regarder cette vaste peinture sans être saisi d’admiration.
Déjà le marteau avait fait tomber la plus grande partie de la voûte, le portrait du saint était seul resté encore intact, et, pendant plusieurs jours, il ne se trouva pas un homme assez hardi pour donner le coup qui devait achever cette destruction impie. Le propriétaire, en sa qualité de protestant, ne comprenait pas ce noble et saint respect envers ce qui n’était pour son cœur sec qu’une peinture plus ou moins estimée. Enfin, pour en finir, on noya dans le vin la conscience d’un pauvre homme qui alla d’un pas mal affermi frapper le dernier coup...
Mais, comme si le bruit de la chute des pierres, et la suffocation produite par la poussière qui l’enveloppait eussent dégagé l’intelligence de ce malheureux de la nuit dont une perfidie intéressée l’avait enveloppée, le jour se fit tout-à-coup dans son âme, et il s’enfuit épouvanté ! Descendu sur le sol de l’église, il fut encore plus frappé de la voir vide... Tous avaient fui comme pour protester par leur éloignement contre ce vandalisme impie! Le coupable maçon, saisi de terreur, fuit à son tour.... il rentre chez lui en proie à une agitation extrême, et quand on lui tend un verre de liqueur pour le réconforter, un tremblement affreux agite sa main et l’empêche d’approcher le verre de ses lèvres. En vain il espère que quelques heures de repos calmeront cette agitation; en vain il demande au sommeil d’arrêter ces mouvements désordonnés; le lendemain, le tremblement vengeur et providentiel n’a pas cessé, et il continue pendant les jours, les nuits, les mois et les années d’une longue vie!... Il ne cesse enfin que lorsque le pardon et le tombeau ont scellé le pacte de sa réconciliation pour l’éternité !
La cupidité avait dépouillé les églises, mais le génie du mal n’était pas encore satisfait. Un ordre du fameux Albite prescrivait de démolir tous les clochers de la Savoie et du département de l’Ain, et il fut rigoureusement exécuté à Annecy. C’est alors que la tour de Notre-Dame perdit les quatre tourelles et la haute flèche qui la complétaient. Le reste de la tour fut conservé pour servir de beffroi à la ville et porter son horloge. On enleva toutes les cloches, sauf celle des heures et des quarts; mais on jugea impossible de descendre le gros bourdon entier, et l’on frappa inutilement dessus pendant quinze jours avec des massues de fer pour le briser. On y renonçait de guerre lasse, lorsqu’un misérable étranger indiqua le moyen d’en faire partir des éclats, et ces débris allèrent rejoindre les 500 autres cloches, enlevées à la province d’Annecy, dans les fonderies du gouvernement, où elles furent transformées en billon. La moitié de l’église Notre-Dame fut abattue et le sol devint une place publique.
Le manque de travail et la cherté des vivres faisaient souffrir les familles auxquelles les levées, sous toutes sortes de dénominations, avaient enlevé les plus robustes soutiens. Le maximum ruinait l’industrie et le commerce. On ne cessait de requérir aux communes des vivres de toutes sortes. Les meilleurs citoyens étaient emprisonnés, ou exilés, ou errants dans les forêts et les montagnes. On conçoit que dans cette cruelle situation, le pays éprouvât un vif mécontentement, que la franchise savoyarde manifestait à tout propos.
Les administrations républicaines le savaient; mais au lieu de s’en prendre aux véritables causes de l’agitation du peuple, elles voulaient absolument l’attribuer aux écrits qui, malgré elles, arrivaient facilement de l’étranger. Aussi, pour saisir ces manifestes contre-révolutionnaires, elles déployèrent un zèle infatigable et un luxe inouï de visites domiciliaires.
Lorsqu’une maison était suspectée de posséder des imprimés coupables de lèse-république, on l’entourait inopinément, de jour ou de nuit, d’un cordon de gardes nationaux, car cette institution se prête admirablement à tout; puis les municipaux, revêtus d’une belle écharpe tricolore, soutenus par un piquet de soldats-citoyens et de gendarmes, pénétraient, sans façon, dans le domicile du citoyen, parcouraient les coins les plus reculés, fouillaient dans les meubles, les linges et les papiers intimes. On cite même la baïonnette intelligente d’un zélé garde national, qui pénétra fort avant dans le berceau d’une poupée, espérant y découvrir une conspiration.
Les imprimés, que les directeurs recherchaient le plus minutieusement, étaient ceux destinés à perpétuer parmi le peuple libre et éclairé la superstition et le fanatisme. Et il s’en répandait beaucoup de ceux-là. On sait que Mgr Paget s’était réfugié en Piémont auprès du gouvernement légitime du pays, et que MM. les vicaires généraux Bigex et Besson avaient établi la chancellerie épiscopale à Lausanne, d’où ils continuaient à administrer le diocèse. C’est de là qu’émanaient un grand nombre d’instructions, de directions, tant pour le clergé que pour les fidèles, dont l’apparition donnait le cauchemar à tous les administrateurs révolutionnaires. Notons en passant que c’est à Lausanne que parut la belle rétractation de l’abbé Panisset, et qu’elle fut écrite par M. le comte Joseph de Maistre, ce que peu de personnes savent.
Naturellement, chaque fois qu’une brochure paraissait, les recherches se dirigeaient de préférence chez les imprimeurs soupçonnés de l’avoir éditée. L’imprimerie que le zèle municipal surveillait avec le plus de soin était celle d’Alexis Burdet, imprimeur du clergé. En deux ans, vingt-huit fois sa maison fut cernée, fouillée, et lui-même obligé de fuir pour n’être pas arrêté. Il fut cependant emprisonné deux fois, comme prévenu d’avoir été détenteur d’écrits contre-révolutionnaires. Une fois qu’on le saisit pendant la nuit (c’était le 16 novembre 1793), sa femme voulut en vain sortir de sa maison pour aller implorer la grâce de son mari. Un garde national, rigoureux sur la consigne, l’en empêcha, et ce même homme, devenu plus tard ensevelisseur, enveloppa successivement, une trentaine d’années plus tard, les deux époux dans leur linceul.
Cependant, on comptait parmi les administrateurs un bon nombre d’hommes honnêtes, qui n’avaient accepté ces places que pour se mettre eux-mêmes à l’abri de la tourmente, qui s’étudiaient à empêcher le mal que voulait faire l’exaltation des autres et qui ont ainsi évité bien des malheurs au pays.
Souvent une visite imprévue à l’imprimerie catholique surprenait les planches au moment où elles sortaient de dessous la presse et toute humides encore du lavage qui se fait après l’impression; on pouvait aussi y lire les solides argumentations fulminées contre les impies, les protestations contre les oppresseurs et des instructions on ne peut plus fanatiques et superstitieuses, comme on les appelait dans ce temps de troubles. Mais alors l’excellent Joseph Jacquet, et même le procureur Burnod, seuls capables de déchiffrer les pages de caractères, poussaient sur la planche malencontreuse quelque feuille maculée, et par cette innocente malice sauvaient le père de famille. Bénie soit leur mémoire!
L’honnête et bon Miège gémissait de la nécessité où il était de servir de secrétaire au Directoire et expiait les exigences de sa place par toutes sortes de bonnes actions cachées. Lorsqu’après de fougueuses motions, des mandats d’arrêts étaient lancés de tous côtés, Miège faisait prévenir secrètement ceux qu’ils allaient atteindre. Si une visite domiciliaire menaçait Alexis Burdet, il s’arrêtait un instant, comme un simple curieux, devant l’étalage du magasin de son ami et se mettait à fredonner, sur un air républicain, un avis dont des oreilles tendues derrière la vitrine ne perdaient pas un mot. Aussitôt l’homme menacé, laissant à la garde de Dieu sa femme et ses enfants, allait demander un asile à quelque parent ou à quelque ami; puis, quand l’intensité de la tempête rouge était un peu diminuée, il venait reprendre le travail qui soutenait sa famille.
Mais bientôt, fatigués des brochures qui inondaient le pays, les administrateurs crurent en arrêter le déluge en mettant sous les scellés l’imprimerie d’Alexis Burdet. Ainsi, au nom de la liberté, un citoyen fut privé pendant plusieurs années de l’usage du matériel qui lui était indispensable pour gagner le pain de ses enfants. Cette mesure rigoureuse ne fut pas même suffisante pour calmer leurs frayeurs. Un jour qu’une brochure piquante parcourait la ville, ces dignes citoyens s’imaginèrent qu’elle sortait de l’imprimerie interdite. Ils accourent avec toute la séquelle ordinaire pour vérifier l’intégrité des scellés et ils trouvent leur cire couverte d’un tissu bien fourni. Le travail de l’industrieux insecte fut respecté, par reconnaissance sans doute, puisque c’est à lui qu’ils durent de pouvoir reposer en paix depuis ce jour, si cependant ce bienfait leur fut donné.
Il y a, en ce moment encore, au bas de la grande rampe, un terrain nu et stérile, envahi par les orties, où la génération actuelle dépose insoucieusement des débris, mais qu’elle respecte assez pour n’y jamais faire aucun acte de propriétaire. Quelle est donc la puissance mystérieuse qui protège contre tout envahissement ce sol abandonné depuis plus d’un demi-siècle?
Là s’élevait une belle maison à trois étages; sur la porte d’entrée étaient sculptées les armes de la noble et ancienne famille de la Fléchère, originaire du pays de Vaud, qu’elle avait dû fuir devant la persécution religieuse. Une branche de cette famille conserva, en apostasiant, tous les biens paternels, mais l’autre, riche seulement de sa foi, se retira dans le Genevois, où elle se dévoua, dans l’armée et dans la magistrature, au service de la Maison de Savoie. Dès les premiers mauvais jours, elle fut en butte aux vexations révolutionnaires, et elle était bien digne en effet, par ses hautes vertus, de souffrir encore une fois l’injustice et la spoliation.
Un jour donc que les armées révolutionnaires avaient subi un échec, la mauvaise humeur, cette triste conseillère, résolut d’immoler à sa vengeance une victime expiatoire. De bon matin, la générale bat, la garde nationale, avec ses deux canons, mèche allumée, s’avance silencieusement dans la rue de l’Isle, précédée de quelques soldats, et ayant à sa tête les autorités à grande écharpe tricolore. Le cortège arrive devant la maison de M. de la Fléchère: on lit un décret qui condamne ce citoyen comme traître à la patrie et ordonne que sa maison soit démolie. Aussitôt une troupe de misérables, lie de la populace, bien payés et bien repus surtout, brisent la porte de la maison, envahissent les appartements, et précipitent par toutes les fenêtres les meubles, les linges, les ustensiles qui tombent sous leurs mains.... Ensuite le toit, les portes, les croisées, tombent à leur tour, et en quelques heures cette maison, qui avait vu tant de générations d’hommes de bien, chéris de la population, n’est plus qu’un tas de décombres!
Horrible fait! déplorable résultat de la violence et du despotisme populaire, le plus cruel qui ait jamais opprimé l’humanité ! On n’ignore pas que le pouvoir public était abandonné alors à l’égoût de la société, et que tout ce qui était honnête se trouvait ou en exil ou en prison.
Jusqu’à ce jour, l’abandon et la stérilité de ce terrain souillé ont protesté contre l’iniquité et la violation de la propriété, et cette protestation ne cessera que lorsque la magnanimité du propriétaire aura levé l’anathème qui pèse sur ce sol accusateur!