Читать книгу Le palais de l'Isle à Annecy - Aimé Burdet - Страница 5
CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеPalais de l’Isle, aperçu historique. — Disposition et destination des bâtiments. — Prisons. — Régime alimentaire. — Aumônes en. faveur des prisonniers. — Appel des Sœurs de St-Vincent de Paul. — Soins moraux. — Surveillance. — Organisation du travail. — Personnel des fonctionnaires. — Nombre de détenus.
L’ÎLE. sur laquelle est bâtie la prison d’Annecy ressemble à la projection d’un fuseau aux pointes écourtées, le grand axe, bien entendu, dans le sens du courant du Thioux, qui coule de l’Est à l’ouest.
Un vieux manuscrit dit que c’est une maison forte à forme de galère, appelée l’Isle. D’une pointe à l’autre elle a 71 mètres et 20 dans sa plus grande largeur, de sorte qu’elle est un peu plus courte et d’un quart plus large qu’un vaisseau de ligne.
Elle divise la rivière en deux bras inégaux. Celui du nord, large, profond, navigable, est traversé par un pont à talon; celui du sud est étroit et le pont en pierre sur lequel on le passe est assez large pour les voitures. La moitié Est de l’Isle est couverte par les bâtiments de la prison; l’autre moitié, à l’ouest, forme une cour, servant de passage public, et entourée de maisons appartenant à divers particuliers.
La prison comprend un ensemble de bâtiments construits à des époques bien différentes. L’ancien manoir des premiers propriétaires se distingue facilement des constructions plus récentes dont les dispositions dénoncent évidemment le motif de leur érection.
Comme dans tous les anciens châteaux, le massif des bâtiments est dominé par la tour contenant l’escalier circulaire autant que séculaire et couronnée par la pigeonnière seigneuriale.
La pointe Est de l’Isle est surmontée d’une tourelle élégante; elle avait sur la pointe ouest une sœur plus grande et plus haute. Mais voici qu’un jour les amis de la liberté y aperçurent une girouette qui avait échappé jusque-là à leur surveillance révolutionnaire. Vite on met en réquisition maçons et charpentiers, au nom du salut de la patrie, et en quelques heures les bois de la tourelle flottent sur la rivière, tandis que les débris des murs et du hardi cul-de-lampe qui les portait vont en obstruer le lit. Ces débris l’obstruaient encore il y a peu de temps. Ainsi, pour atteindre les girouettes, on renversa la tourelle.
Malgré cette mutilation vandale, malgré que les humbles fenils des anciens possesseurs aient été transformés en constructions par trop régulières, l’ensemble de l’Isle, de quelque côté qu’on la regarde, n’en présente pas moins au peintre un sujet gracieux d’étude, quoiqu’ayant beaucoup perdu de son aspect gracieux, depuis qu’on a abattu les vieux marronniers, dont les têtes arrondies étaient le bruyant et joyeux asile de milliers de moineaux.
Cette île pittoresque est placée au milieu d’un cadre digne d’elle. La rivière l’entoure amoureusement de son flot pur et tranquille. Ses rives sont couvertes de maisons d’une admirable variété de formes et de couleurs. Il est rare de trouver réunis, dans un espace aussi étroit, plus de constructions de toutes formes, plus de toits enchevêtrés les uns dans les autres, plus de façades à baies de toutes grandeurs et de toute forme, plus de galeries étranges aux planches colorées par le soleil et la pluie, tous objets qui, par leurs lignes tourmentées et leurs accidents introuvables, font les délices des artistes et enrichissent leur palette de tons inconnus.
A l’ouest est le pont Morens avec ses quatre vieilles arches inégales, ses maisons de toutes les époques, son épi du milieu qui supporte l’antique et gracieuse chapelle de Saint-Georges . Il encadre admirablement ce coin précieux du monde où le peintre vient s’inspirer et où il trouve les sujets de ses études les plus goûtées.
A l’Est est le pont de la Halle, aux trois arcades élégantes. La ville le doit à la munificence du sieur de la Bretonnière, abbé de Saint-Evreux en Normandie, qui le fit construire dans le XVIIe siècle. Ce noble abbé était intendant de la maison de Henri de Savoie, duc de Nemours. C’est tout ce que nous avons pu recueillir sur cet homme généreux.
Au milieu du pont, la piété du donateur avait placé une élégante pyramide en pierre, surmontée d’une croix en fer. Elle avait échappé à la révolution; il y a peu d’années qu’on a fait disparaître l’une et l’autre, sans qu’on ait pu deviner le motif de cette mutilation.
Par-delà ce pont, entre la façade de l’ancien premier monastère de la Visitation et le pavillon élégant élevé sur la culée de l’arc de Boringe, qui autrefois fermait le port de ce côté, est une échappée délicieuse sur la Louia de la Capite, le lac et les montagnes qui l’encadrent.
L’Isle entière et ses bâtiments appartenaient à l’illustre et ancienne famille des comtes de Monthoux et du Barioz, dont la descendance masculine vient de s’éteindre dans la personne du vaillant capitaine Charles, qui avait fait les campagnes des huit dernières années de l’Empire et qui en était revenu couvert de gloire et de blessures .
Les seigneurs de Monthoux exerçaient la juridiction dans l’Isle, «et afin que dans cette ville, dit le vieux ma-
«nuscrit déjà cité, il n’y eut d’autre juridiction que celle
«du seigneur duc de Genevois et de Nemours, on advisa
«de la faire acheter par Henri Pelard, pour lors audi-
«teur à la Chambre des comptes du Genevois, qui la
«revendit à monseigneur Jacques, duc de Genevois,
«ensemble la juridiction qui s’exerçait dans la maison
«du sieur Guirod et en une salle encore de présent (1640)
«appelée le bureau; l’establit en ce lieu de l’Isle, dans
«l’enclos duquel sont du présent les auditoires et bu-
«reaux du conseil, chambre des comptes et juge-mage
«du Genevois, les archives, le greffe, les prisons et ca-
«chots, et toute ceinte de petites banches soit boutiques
«fermant à clef, pour la résidence des procureurs, etc.»
C’est sans doute depuis cette acquisition que la Maison forte achetée au seigneur de Monthoux a pris le nom de Palais de justice.
Nous n’avons pu trouver la date de cette vente, même dans les papiers des Pelard que nous avons entre les mains. [Vers 1570.]
L’illustre Jacques de Nemours, l’un des plus grands capitaines de son temps, né en 153 1, perdit son père le 11 novembre 1535, et sa mère Charlotte d’Orléans le 20 septembre 1549. Lui-même mourut le 18 juin 1585. La vente n’a pu donc avoir lieu que depuis qu’il a succédé à son père, ou depuis la mort de sa mère, si elle a été régente au nom de son fils, ou enfin depuis que Jacques s’étant retiré dans son duché, après l’insuccès de son expédition contre le duc de Deux-Ponts, en 1569, put plus particulièrement s’occuper de ses propres affaires, car jusqu’alors il avait passé la première partie de sa vie dans les camps et dans les cours.
La grande cour publique de l’Isle était autrefois une cour de service et par conséquent entourée des écuries et chenils des seigneurs de Monthoux. C’est dans ces humbles locaux que pour se rapprocher du siège de la justice, les hommes de lois s’établirent dans ces banches fermant à clef dont nous avons parlé précédemment. C’est dans ces modestes échoppes que nos pères trouvaient des notaires désintéressés, des procureurs à la main légère, dont la fortune, fruit lent de l’ordre et d’un travail assidu, était bénie de Dieu.
Lorsque la judicature-maje fut transférée ailleurs, aux hommes de plume succédèrent des percepteurs, des buralistes, des greffiers, des industriels.
Une de ces banches fut pendant longtemps le rendez-vous des dilettanti d’Annecy. Elle était occupée par Favre Charles, ancien commandant de la place d’Avignon, au commencement de la Révolution, et chef dévoué de toutes les musiques d’amateur républicaines, impériales, nationales, royales, et de toutes les réunions philharmoniques qui sont nées et mortes pendant cinquante ans dans notre bonne ville d’Annecy. C’était bien l’âme la plus belle et la plus candide qu’on pût rencontrer. Il avait le talent éminent de traduire sur sa flûte et de faire partager à ceux qui l’entendaient tous les sentiments de son noble cœur. Son triomphe était la romance. C’était une chose délicieuse de l’entendre quand, par une belle soirée d’été, il s’abandonnait à son inspiration, sur son instrument chéri. Le peuple s’assemblait devant sa maison et l’émotion était si douce que lors même que les sons perlés et suaves ne tombaient plus de sa fenêtre, l’oreille croyait les saisir encore. Nous l’avons entendu dans un duo avec le célèbre Tulou. Le jeu de celui-ci avait plus de travail et de brillant; mais Favre seul rendait les paupières humides.
Le massif des constructions occupées par les détenus et le service des prisons couvre le centre de l’Isle. La partie du nord paraît être la plus ancienne et probablement celle qui a été vendue par les comtes de Monthoux. L’aile du midi semble être d’une construction postérieure, vu qu’elle est en pierres de taille, élevée d’un seul jet, et que sa disposition intérieure annonce évidemment sa destination actuelle.
L’ancienne porte d’entrée donnait dans l’escalier de la tour; elle est maintenant murée; mais on voit encore au-dessus et intactes les armoiries des ducs de la Maison de Savoie, que la révolution a oublié de détruire.
Sauf une pièce, le rez-de-chaussée tant du nouveau que de l’ancien bâtiment est voûté. Il est occupé par le logement du concierge, la cuisine et ses dépendances, les caves et les cachots. Les voûtes sont basses; les pièces de service sont humides, sombres et ne reçoivent jamais un rayon de soleil. L’été, la température en est si basse que toute personne venant du dehors se sent saisie comme si elle entrait dans une glacière. On ne peut y introduire ni chaleur, ni air pur, en ouvrant les fenêtres; car les eaux de la rivière sont ordinairement si basses dans le petit canal, que ce serait faire pénétrer un air infecté qui, mêlé aux miasmes ordinaires des prisons, augmenterait les chances de maladies endémiques.
Un séjour prolongé dans ces bas offices affecte la santé et la vue, rend triste et morose; et quand ceux qui les habitent quittent un instant cet affreux séjour, leur poitrine souffre de la vivacité de l’air et leur œil ne peut supporter la clarté du jour.
Aussi toute intelligence qui ne serait pas soutenue par le dévouement de la plus sublime charité, par les douces et ineffables satisfactions du devoir accompli, et par les aspirations de la foi vers une autre patrie, ne tarderait pas à succomber sous l’influence multiple de l’humidité, de l’air insalubre et de la privation de chaleur et de lumière, ainsi que des peines morales inévitables dans ce récipient des misères humaines.
Au premier étage, sont l’atelier, quelques pièces de service pour les magasins des vivres et des fournitures, pour le travail et la lingerie, plus deux cachots.
Au deuxième étage, sont l’infirmerie, les dortoirs dits la pistole et trois cachots.
Au troisième est l’appartement des femmes auquel on parvient par un escalier particulier.
La chapelle semble dater du temps des sires de Monthoux. Elle est voûtée, les anciennes fenêtres en sont murées et elle ne reçoit de jour et d’air que par le grillage qui est au-dessus de la porte d’entrée. En hiver comme en été, c’est un séjour glacé.
Cette chapelle occupe la pointe Est de l’Isle. Son plan est par conséquent un triangle: il a 6 mètres 5o de base sur 7 mètres de hauteur, ce qui lui donne une surface d’environ 20 mètres carrés, diminuée encore de l’emplacement occupé par l’autel. C’est là que, chaque dimanche, sont entassés, pour assister à la messe, jusqu’à cent vingt-cinq détenus. Cependant le silence le plus parfait règne dans cette foule pressée, et peu d’églises paroissiales offrent l’exemple d’un tel recueillement. Cela semble provenir de ce que la plupart de ces détenus ne sont pas des demi-savants, des docteurs de villages, des raisonneurs de ville. Ce sont des prisonniers pour dettes, pour contrebande, pour délits forestiers, pour vols, pour rixes, pour vagabondage, toutes choses qui méritent bien certainement une juste répression, et que doivent éviter tous ceux dont la religion éclaire la conscience, mais qui n’arrachent pas tout-à-fait du cœur la crainte de Dieu.
A ces pauvres victimes de leurs passions, auxquelles une intelligence bornée ne découvre pas l’abîme où elles se jettent par des actions plus irréfléchies que sciemment coupables, leur présence dans ce lieu saint, la vue de l’autel du sacrifice, de l’image du Dieu offert en holocauste pour leur salut aussi bien que pour celui des autres hommes, et l’audition de la parole sainte, rendent souvent le sentiment du devoir, leur montrent, à travers les sombres nuages des vices, une éclaircie du ciel, et souvent apportent à ces âmes, mortes sous le poids du mal, une vie inespérée.
C’est que les crimes contre la société n’excluent pas la foi à un pardon divin. La corruption du cœur n’est pas la corruption de l’esprit, cette peste sociale qui, en ce temps, fait tant de ravages dans les meilleures intelligences, en ôtant à l’homme précisément ce qui le distingue de la brute.
Oh! combien sont criminels les auteurs d’écrits contre la religion et les dogmes sacrés, quand ils enlèvent au peuple le principe des douces consolations qui charment ses peines, et de la force qui lui fait braver sans plier les tempêtes de la vie; quand ils arrachent de son cœur cette foi en un avenir meilleur, cette espérance en la clémence céleste et cette divine loi qui, commandant d’aimer tous les hommes, répand parmi nous le parfum d’une vie digne du ciel!
Entre la chapelle et la prison est le préau, ou cour intérieure, fermée au nord et au midi par des murs très élevés. Ce préau est un trapèze de 11 mètres de hauteur sur une moyenne de 10 mètres. C’est là seulement qu’il est possible de faire respirer un peu d’air aux prisonniers.
La prison, telle qu’elle est distribuée en ce moment, peut contenir 80 détenus; lorsqu’on dépasse ce nombre, on impose de la gêne aux prisonniers et l’on nuit à l’accomplissement régulier du service.
Cependant la population moyenne des prisons est depuis longtemps de 100 individus, quatre-vingts hommes et une vingtaine de femmes. Elle s’est élevée quelquefois à i3o individus. Dans les pièces du rez-de-chaussée sont déposés seulement les passagers, les vagabonds, les condamnés pour quelques jours, ceux qui sont mis au secret et ceux qui ne veulent pas travailler. Ils couchent sur une paillasse posée sur un lit de camp. Au moyen de quelques sous, les détenus qui ne sont pas nommément consignés peuvent se faire admettre à la pistole.
Pendant le jour, l’atelier reçoit les travailleurs, les détenus dont la position mérite des égards, les vieillards, les enfants et ceux qui sont indisposés, mais pas assez gravement pour entrer à l’infirmerie. Ils jouissent ainsi de la vie en commun et d’un bien-être relatif.
Les prisonniers n’ont ni feu ni lumière, même en hiver; ce qui oblige à les faire coucher à la tombée de la nuit en toute saison et à ne les faire lever qu’au point du jour.
Ils prennent successivement l’air pendant quelques heures du jour dans l’unique préau de la prison. Il s’y trouve un puits de très bonne eau, et par conséquent ils peuvent se tenir proprement.
Le gouvernement donne à chaque détenu une soupe composée de quatre onces (125 grammes) de riz de Piémont, ou de pâtes de froment, et de deux onces de légumes secs, ou de quatre onces de légumes verts, assaisonnés d’un cinquième d’once (6 grammes) de lard, beurre ou huile; de manière que la ration pèse 24 onces (740 grammes). Tous les deux jours, chaque détenu reçoit un pain pesant 24 onces (740 grammes), fait avec de la farine de froment bien émondée, bluttée et dégagée de son à raison de dix pour cent.
L’expérience prouve que cette alimentation est suffisante pour la plupart des hommes condamnés à la vie inactive des prisons. Dehors, elle ne suffirait pas à une vie laborieuse.
Le règlement permet, en faveur des malades, des adoucissements à la sévérité de ce régime. Les détenus, confiés maintenant aux soins des sœurs de Saint-Vincent de Paul, ne pourraient trouver personne qui surpassât ces bonnes religieuses en soins, attentions de toutes sortes, et en services plus humbles et plus repoussants.
Ceux qui ont quelque argent peuvent se procurer chaque matin, pour un sou, du bouillon, de l’eau-de-vie ou du lait, même sucré s’ils le demandent. A onze heures, ils reçoivent la soupe légale; à deux heures, ils peuvent acheter, pour deux sous, une portion composée de viande et de légumes; et le soir, pour un sou, encore du lait ou du bouillon. La soupe est épaisse et très nourrissante. Les portions vendues sont copieuses à proportion du prix, et aucune autre entreprise ne les donnerait ni plus abondantes ni meilleures.
Les crésus de la geôle peuvent obtenir, pour 20 centimes, un demi-litre de vin, quantité que le règlement défend de dépasser par homme et par jour.
L’intérieur de la prison est régi par un règlement qui, par l’étendue de ses prévoyances et la sagesse de ses dispositions, est un vrai chef-d’œuvre en cette matière. Il a été calqué sur celui rédigé naguère pour les prisons de Chambéry, et approprié avec intelligence à celles d’Annecy.
La charité des habitants d’Annecy n’oublie pas les pauvres prisonniers. Un tronc pour les aumônes est placé sur le passage public qui traverse la cour centrale de l’Isle, et peu de personnes passent sans y jeter leur obole. On recueille environ une soixantaine de francs par an. Cet argent est employé en aliments délivrés aux détenus pauvres pour qui la ration réglementaire est insuffisante, et en vêtements pour couvrir leur nudité.
Les âmes charitables envoient quelquefois à la prison des aliments, du vin et des linges. Ceux qui la visitent n’en sortent pas sans y laisser quelques marques de leur passage, et nous avons vu des sommes assez fortes remises par des mains habituées depuis longtemps, il est vrai, à secourir toutes les misères.
Une douce et ferme confiance dans la puissance de la charité attire quelquefois d’assez fortes aumônes dans le tronc des pauvres prisonniers. Lorsque le travail de l’enfantement se prolonge au-delà du terme fixé, lorsque des douleurs stériles fatiguent la mère outre mesure et menacent l’enfant qui se présente à la vie, pour le délivrer de sa prison, des mères pieuses envoient verser une offrande dans le tronc des prisonniers, et un grand nombre attribuent à cette aumône leur prompte et heureuse délivrance.
Comme on l’a vu précédemment, le noble château de Monthoux n’était pas bâti pour une prison. Aussi, malgré les plus ingénieuses combinaisons, on n’a pu remédier à ce vice primitif. Jusqu’à ces derniers temps les prisonniers étaient visités par les Dames de charité, association qui a fait tant de bien dans notre ville, mais leur bonne volonté se brisait contre des obstacles de toutes sortes. Aussi les prisons d’Annecy étaient-elles célèbres entre toutes par leur insalubrité.
Deux années ne sont pas encore écoulées depuis que le régime intérieur est confié exclusivement aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, et déjà tout a changé d’aspect; tant est puissant le dévouement uni à une volonté énergique.
Lorsque la sœur Félix, après avoir organisé les prisons de Chambéry et d’Albertville, vint prendre possession de la direction du service des prisons d’Annecy, elle comprit de suite, avec le coup d’œil si juste et le haut jugement qui la distinguent, que nul bien ne se pouvait opérer là sans une réforme radicale.
Le gouvernement obéré refusant de fournir les fonds suffisants, elle emprunta en son propre et privé nom, à ses risques et périls, la somme de 13,000 livres, en se confiant, pour les rendre, à la grâce de Dieu.
Avec cette somme et quelques fonds donnés par le gouvernement, elle fit gratter, piquer, recrépir et badigeonner tout l’intérieur des bâtiments, depuis la cour jusqu’aux galetas, et, après six mois de travail, elle parvint à faire disparaître les couches épaisses de fumier et de vermine que trois siècles avaient accumulées dans cette nouvelle étable d’Augias.
Elle acheta pour trois mille livres de lits en fer, sur lesquels l’oïdium des prisons ne parvient plus à se loger. Faisant un auto-da-fé des vieux lits, des vieux bois, dans lesquels prospérait une immense population, elle délivra à jamais les malheureux détenus d’un supplice qui n’est point prévu par le Code pénal et auquel ils ne sont point condamnés; car il n’est plus dans nos mœurs de livrer les chrétiens aux bêtes.
Chaque détenu qui n’est pas l’objet de mesures particulières couche donc maintenant seul dans un lit de fer, pourvu de garde-paille, traversin, drap et couverture. La paille est renouvelée tous les trois mois et le drap changé tous les mois.
Ceux qui sont détenus dans les pièces basses n’ont qu’un garde-paille posé sur un lit de camp et une couverture.
Tous les détenus reçoivent chaque samedi une chemise propre et un mouchoir. Tous ont aussi une capote chaude.
La somme empruntée, augmentée de quelques mille livres fournies par le gouvernement, a donc été employée en réparations intérieures, à la construction d’un dortoir pour les sœurs, d’un magasin de vente; à des acquisitions de lits en fer, de draps, couvertures, garde-paille, chemises et mouchoirs; approvisionnements de vivres, de vin, de matières premières, etc.
Disons encore ici que les sœurs n’ont que leur nourriture, et quant à la somme de 140 livres due à chacune pour leur entretien, elles ne pourront en jouir que lorsque la cantine donnera des bénéfices, ce qui ne peut avoir lieu de si tôt, vu les intérêts à payer, les capitaux à rembourser et la cherté actuelle des vivres.
Après avoir pourvu autant que possible au bien-être matériel du détenu, la sœur Félix s’est occupée de l’amélioration morale ou au moins des moyens d’empêcher la contagion du vice. La base de sa réforme a été l’instruction religieuse et le travail. Ainsi, faire la prière du matin et du soir, des lectures instructives et intéressantes; donner des paroles de consolation aux uns, d’encouragement et de direction aux autres; calmer les exaspérés et les furieux; faire naître ou maintenir les bons sentiments, les bonnes résolutions, fortifier dans le bien les volontés défaillantes; enfin être à la fois pour tous ces hommes, à qui la société outragée demande satisfaction, des mères, des sœurs, des amies, des soutiens, des infirmières, des bienfaitrices et des servantes, dans les fonctions les plus humbles et les plus pénibles, tel est le résumé des actes admirables de dévouement, d’abnégation et de sacrifices auxquels ces bonnes sœurs consacrent tous les instants de leurs jours et de leurs nuits.
Oh! la religion catholique seule peut former ces âmes d’élite; elle seule peut porter une faible femme à se faire ainsi victime volontaire vouée à une immolation qui commence le jour de la profession et qui ne finit qu’avec sa vie.
Tout prisonnier a le juste droit de gémir sur sa trop longue détention; voilà cependant dix ans, vingt ans, trente ans, en un mot une vie entière que dure la détention de ces héroïnes de la charité, et elles ne se plaignent pas. Souvent atteintes dans leur santé par l’influence des miasmes délétères qu’elles respirent, surtout auprès des. malades, elles n’en continuent pas moins leur sainte œuvre avec courage, jusqu’au moment trop lent, selon leurs désirs, où elles iront recevoir une couronne que la terre ne peut leur offrir ni aussi glorieuse, ni surtout immortelle.
Les sœurs n’ignorent pas que la paresse et le désœuvrement sont non seulement la cause principale qui peuple les prisons, mais que, même en ces lieux, ces vices. élargissent encore la voie de corruption. Aussi, elles combattent ces sources d’infirmités morales par l’occupation, à laquelle elles ajoutent avec une admirable sagacité, l’ascendant que leur donnent leurs bons procédés et leurs bienfaits, la récompense et la punition.
La récompense consiste à admettre les détenus dans l’atelier, à leur apprendre le métier pour lequel ils semblent avoir quelque aptitude. Le travail leur fournit des garanties pour l’avenir par le double avantage d’un denier de réserve et de l’acquisition d’un état. Outre que l’occupation désennuie les détenus, le profit qu’ils font leur-permet d’ajouter quelques suppléments de vivres à la ration légale. Un autre encouragement, c’est de les faire admettre dans les dortoirs de la pistole, où ils sont pourvus d’une literie complète et logés plus sainement que dans les bas-offices.
Les punitions sont l’expulsion de l’atelier et des bons dortoirs, et l’assujétissement rigoureux au régime réglementaire de la prison. Les plus fortes peines sont la privation des aliments qu’ils voudraient acheter, la condamnation à la corvée, à la réclusion et au pain et à l’eau.
L’emploi judicieux et ferme de ces divers moyens d’action sur les détenus, et surtout la douceur de ces anges de paix, obtiennent des succès merveilleux. Ces nombreux détenus au caractère irrascible et souvent méchant obéissent comme des enfants dociles obéiraient à la voix d’une mère; un signe suffit pour faire expirer sur les lèvres une plainte impatiente ou une velléité de rébellion. Bien plus, ces malheureux regardent comme un sujet d’affliction pour eux d’avoir mécontenté les sœurs.
Mais, assurément, le triomphe le plus phénoménal pour la propreté, c’est d’avoir obtenu que dans les ateliers et les dortoirs, ces hommes de tout âge, depuis le gamin mal lavé et mal élevé, habitué à la boue et au sans-façon des rues, jusqu’à l’homme affaibli par l’âge, dont la poitrine expectore sans cesse le catarrhe sénil, aucun ne salisse le parquet.
Parmi les détenus, il en est quelques-uns que le libertinage conduit en ces lieux; leur corps est atteint de tristes maladies, leur cœur et leur esprit sont pétris de vices qui s’exhalent par les pores, l’œil et la bouche. Eh bien! est-ce un ascendant magnétique donné à la vertu sur l’être dégradé ? Est-ce que l’esprit du mal devient muet en quelque sorte devant l’esprit de Dieu? C’est vraiment un miracle perpétuel que pas une parole déplacée, pas une expression grossière ne vienne souiller la chaste oreille des filles de la charité, des servantes du pauvre et du pauvre vicieux.
Les êtres même les plus dégradés se sentent obéir à un mouvement de reconnaissance et d’affection qui les pousse vers elles et les rend respectueux à leur égard; il en est peu qui, au moment de les quitter, ne leur promette de leur rendre, à l’occasion, tout le bien qu’ils en ont reçu.
La population des prisons d’Annecy est très mobile; la plupart des détenus sont passagers ou simples prévenus, et, tant pour le moral que pour le matériel, le bien s’y perpétue difficilement. Les ateliers sont souvent privés tout-à-coup des détenus exemplaires, des chefs de métiers, des instructeurs qui aidaient les sœurs; les travaux sont alors suspendus jusqu’à ce qu’elles aient formé d’autres maîtres et d’autres ouvriers, ou que le mouvement des prisons en ait amené de nouveaux.
Les ouvrages qui sont le plus facilement confectionnés dans la geôle sont les chapeaux de paille, les paniers, les babouches, les souliers, l’épluchage de la laine, les meubles de fil grossier, les vêtements, la lingerie. Tous ces objets sont plus ou moins bien exécutés, selon l’aptitude des ouvriers du moment. La supérieure fournit les matières premières, paie la façon et vend comme elle peut pour rentrer dans ses fonds et obtenir quelque léger profit. Ce profit, elle l’emploie sans cesse à des améliorations dans la tenue de la prison, à augmenter le bien-être des détenus, en secours aux nécessiteux, et au paiement des intérêts des capitaux dont sa générosité lui a fait assumer la responsabilité. N’est-ce pas une chose déplorable que, sur tant de millions qui s’engouffrent on ne sait où, l’Etat n’ait pu prélever quelques mille francs pour les consacrer à la santé et au soulagement de malheureux que la société a le droit de séquestrer pour les punir ou les empêcher de lui nuire, mais qui ne sont condamnés ni aux infirmités qu’ils contractent dans un séjour humide et infect, ni à la mort lente dont ils prennent le germe dans une détention prolongée, au milieu des éléments morbides qui les enveloppent dans ces affreuses prisons?
C’est bien ici que l’humanité et l’équité devraient faire entendre leurs voix à l’oreille du juge, et lui persuader que, tant que les prisons seront aussi malsaines, c’est pour lui un devoir d’humanité et de conscience d’autant plus étroit d’abréger, en tant que la loi le permet, pour les prévenus comme pour les condamnés, le temps de séjour dans ces royales demeures. Les détenus ne sont pas plus hors de l’humanité qu’ils ne sont hors de la loi. Or, la loi protège toute existence dont elle ne limite pas la durée, et on ne peut admettre, sans barbarie, que cette existence puisse être abrégée en fait sans que la loi l’ait ordonné. C’est un assassinat rétroactif, opéré entre les quatre murs d’un cachot; et pourtant la loi poursuit l’assassinat d’un forçat à l’égal de celui du plus honnête citoyen!
Qu’il ne se répète plus cet horrible supplice d’un prévenu qui a été tenu au cachot et au secret pendant quatorze mois et qui après cet atroce supplice a été reconnu innocent! Comment son corps a-t-il pu supporter ce long martyre? Comment son moral ne fut-il pas affecté d’une si longue privation de tout rapport avec ses semblables? Ah! c’est que sa conscience était en paix; c’est qu’il avait mis sa confiance dans le Dieu qui protège l’innocence; c’est que tous les jours et toutes les nuits de sa séquestration furent consacrés à la prière; ses doigts usèrent les grains de son chapelet. Quand, maigre et hâve, il passa le seuil de son cachot, ses pieds refusaient de marcher; il trébuchait comme un homme ivre: son œil habitué à l’obscurité ne pouvait soutenir l’éclat de la lumière du jour. Mais son esprit ni son intelligence n’avaient point fléchi, parce que son âme était tranquille et que Dieu avait soutenu sa confiance et sa résignation pendant son long martyre.
Pour contenir tant de mauvaises passions, pour suffire à un tel labeur, combien faut-il de personnes?
La supérieure (sœur Félix) dirige l’ensemble de la maison; elle s’occupe spécialement des travaux et passe la plus grande partie de la journée dans l’atelier. Trois fois par jour elle fait une lecture, matin et soir la prière.
Une seconde religieuse (sœur Colombe) soigne les malades à l’infirmerie des hommes, les détenus qui ne sont pas admis dans la salle de travail, et ceux qui, sans être indisposés au point de garder le lit, ont cependant besoin de quelques petits soins.
Une troisième (sœur Virginie) a le département des femmes, et cette belle moitié du genre humain, sous le rapport de la docilité, de la propreté, de la moralité et de l’amour du travail, lui donne plus de soucis et de tracasseries que les cent hommes détenus.
Une quatrième (sœur Eloise) suffit pour préparer les aliments de tous les habitants de la prison royale.
A cette surveillance incessante, à ce travail de tous les jours, ajoutez les rigueurs des observances de l’ordre de Saint-Vincent-de-Paul: le lever à quatre heures du matin, prières et méditations jusqu’à l’heure du lever des prisonniers; pendant la journée, quelques moments de recueillement, et le soir, depuis le coucher des prisonniers jusqu’à neuf heures, encore des prières et des méditations. Prenez là-dessus les courts instants de repos et vous connaîtrez l’emploi régulier de la journée d’une sœur de charité, non pas pendant un mois ou une année, mais pendant toute sa vie. Tout est si bien ordonné, tout se fait d’une manière tellement invariable, que là les occupations se succèdent et les travaux s’exécutent aussi régulièrement que les évolutions d’un cadran.
Aussi le silence le plus profond règne dans la prison: point de rixe, point de cris. Sans les verroux, les barreaux et les grosses clefs, on se croirait plutôt dans un couvent que dans une maison habitée par des condamnés et des prévenus.
Le concierge seconde merveilleusement cet ordre de choses. C’est un de ces hommes rares dans cet emploi, qui, par son intelligence et sa probité, mériterait d’avoir les clefs d’une maison royale plutôt que celle d’une geôle.
Avant la Révolution, l’Isle suffisait, ainsi que nous l’avons dit, pour les détenus, les juges, les greffiers, les secrétaires et les gardiens. Vingt ou trente malheureux formaient le contingent des vices d’alors. Il y a trente ans, il s’élevait déjà à une soixantaine; en ce moment, la moyenne est voisine de cent, et le plus souvent elle dépasse ce nombre.
De cette augmentation progressive de la population des prisons dérive la nécessité absolue d’en construire de plus vastes, où la disposition facilite le service et où la santé des employés et des détenus ne soit pas perpétuellement compromise.
C’est un fait avéré et malheureusement trop constaté par les chiffres que le nombre des prisonniers augmente en raison de la diffusion parmi le peuple de principes hostiles à la propriété et à la morale: en raison de la diminution des influences du principe catholique dans les masses, et en raison inverse de la destruction des couvents. Les maisons religieuses étaient un asile toujours ouvert, où les cœurs souffrants et ceux qui se défiaient d’eux-mêmes, allaient abriter leur débile nature contre les tentations et les mauvais penchants.
Chose remarquable! la société actuelle élève de somptueux établissements pour toutes les maladies du corps; elle étudie profondément la démence et la syphilis; elle cherche à créer une statistique des passions, en comptant les bosses de la tête humaine: elle note et note sans cesse des faits de plus en plus menaçants pour son avenir, à tel point qu’elle s’en épouvante elle-même. Mais quand vous lui demandez des asiles pour les infirmités du cœur et de l’âme, où la faiblesse serait soutenue, où les mauvais penchants seraient redressés, contenus, transformés en bonnes qualités, la société se borne à vous jeter un regard interrogateur et stupide. Elle sourit à ses propres misères comme un crétin heureux dans l’abrutissement de son intelligence et tout glorieux du goître monstrueux qui tombe par étage sur sa poitrine. Ainsi font les hommes de ce temps. Ils ont perdu le sens des bonnes choses; ils se ruent sur les jouissances matérielles; ils s’enorgueillissent de leurs difformités morales. Que le mot de couvent retentisse à leur oreille, leur prétendue sagesse ne comprend pas, et la vraie sagesse déconcertée se tait et se voile la face.
Que les ennemis des institutions catholiques viennent visiter les prisons; qu’ils interrogent les malheureux dont elles sont remplies, et tous répondront avec une effrayante unanimité que, dans les époques orageuses de leur vie, ils ont manqué d’une direction, d’un bon conseil, qu’ils ne savaient où aller prendre.
C’est en effet dans les couvents que le peuple trouvait tous les secours. C’était bien dans les cloîtres que les trésors de la morale évangélique, arrosés du parfum de la foi et des bonnes œuvres, s’élaboraient et se distribuaient avec générosité, s’appropriant aux besoins du peuple, à ceux qui trébuchaient dans le chemin de la vie. C’était bien là encore que le pauvre, honteux de tendre la main en public, allait découvrir sa misère à la charité discrète qui ne l’humiliait pas de ses investigations.
L’âme et le corps trouvaient donc là une nourriture aussi délicate qu’abondante; on ne les envenimait pas par l’aumône altière, par l’indifférence et le dédain. Puis, quand la cure était assurée, on rendait à la société des esprits rassainis, des cœurs guéris, des âmes rafraîchies et réconfortées aux banquets célestes.
Mais à présent la société ne sait pas prévenir; elle ne sait que punir. Par un aveuglement inconcevable, elle a détruit de ses propres mains les moyens puissants de restauration morale dont la religion l’avait si splendidement, si largement dotée; elle ne connaît plus maintenant pour se soutenir que la prison, le gibet et la puissance délétère de For.