Читать книгу Les Noces de Coquibus - Albert Humbert - Страница 5
II
DANS LEQUEL HENRI MOUTONNIER DÉPLOIE DES RAISONNEMENTS SÉDUISANTS POUR DÉCIDER L’OFFICIER DU COBELET A L’ACCOMPAGNER CHEZ SA TANTE COINCHOTTE.
Оглавление–Il est charmant, mon père, se dit Henri quand M. Moutonnier l’eut quitté. Je vois bien qu’il ne tient pas à aller chez ma tante, il aime mieux rester à Paris, et c’est moi qu’il voudrait y envoyer. Bien obligé!… Avec ça que c’est drôle chez ma tante Coinchotte! c’est à peine si l’on ose rire, plaisanter. Je sais bien qu’on y est parfaitement reçu, quant à ça, oui. La tante est une bonne femme, malgré tous ses ridicules, et au fond je crois qu’elle a de l’affection pour moi. Seulement elle est gaie comme un enterrement de huitième classe, et d’une vertu si rigide qu’elle ferait peur à un chartreux… Si encore sa fille était jeune et jolie. Mais je t’en moque! un petit laideron de trente-deux ans; allez donc cousiner avec ça!… Et puis, continua-t-il en roulant une cigarette entre ses doigts, l’inévitable Blagomard est là qui vous prend par un bouton de votre paletot, qui vous entraîne dans un coin et qui vous dit d’un air mystérieux: «–Monsieur, il y en a treize cent quarante-quatre!–Treize cent quarante-quatre quoi?– Oui, monsieur, je les ai comptées, je suis sûr de mes calculs; treize cent quarante-quatre persiennes depuis telle rue jusqu’à telle autre rue…» Et puis Coquibus qui s’accroche au pan de votre habit et qui vous glisse à l’oreille: «–Épluchez et faites blanchir vos champignons, mettez dans une casserole deux oignons, avec persil, laurier, sel, poivre, épices et une demi-bouteille de vin de Bordeaux, réduisez, joignez vos champignons, et vous m’en direz des nouvelles…» Et puis encore Beaupertuis, l’ex-associé de papa, aussi bête qu’un de ses pots de moutarde, mais beaucoup moins intéressant. Il est vrai que sa femme est fort gentille, ma foi! agaçante au possible et singulièrement affriolante, du moins si elle est toujours telle que je l’ai vue il y a cinq ans.
Le jeune homme suspendit un instant le cours de ses pensées, suivant de l’œil dans l’espace la fumée de sa cigarette qui s’envolait en spirales bleues, puis il reprit:
–Vrai Dieu! un drôle d’entourage tout de même que celui de ma tante! Quelle superbe collection de grotesques! Oh! les bonnes têtes! Ma parole d’honneur! on dirait qu’elle les fait faire exprès… La vérité est que ça ferait une riche étude pour un vaudevilliste… C’est vrai; mais si j’y allais, cela pourrait peut-être m’être utile… Oui, mais tout seul, on ne peut communiquer ses impressions à personne, et ça manque totalement de charme… à moins que… oui, c’est cela, si Charles voulait venir avec moi; justement il ne joue pas dans ce moment.
Henri Moutonnier avait pour ami intime un jeune acteur nommé Charles Longueval, esprit rieur, railleur même, sans fiel cependant et sans méchanceté, grand ami de la joie et habile faiseur de farces et de charges d’atelier, mais bon et brave cœur, capable de tous les dévouements pour obliger un ami.
–C’est dit! s’écria Henri; je vais lui proposer l’affaire, et s’il accepte, nous partons. Tout seul, la chose est impossible; à deux, on pourra rire un peu, et même beaucoup.
Sans plus tarder, il se rendit chez son ami, qui, peu soucieux des somptuosités d’un bel appartement, avait établi ses pénates dans un petit logement de deux pièces, directement sous les toits, au cinquième étage d’une maison de la rue Martel. Henri fut bientôt arrivé, et trouvant la clef sur la porte, il frappa pour la forme et entra sans en attendre la permission; il n’y avait personne ni dans l’une ni dans l’autre pièce.
–Charles! cria-t-il.
–Voilà! fit une voix qui venait du dehors.
–Où diable es-tu?
–Par ici, répondit la voix, par ici!
Henri se dirigea vers la fenêtre d’où la voix lui arrivait, mit la tête à la croisée et aperçut son ami, accroupi sur le toit, dans la position d’un pêcheur à la ligne, et tenant à la main une rapière Louis XIII au bout de laquelle pendait une ficelle.
–Dis donc, interrogea Henri, qu’est-ce que tu fais pour le moment?
–Tu vois, mon ami, je pêche… je pêche des bottines.
–Quel idiot tu fais! Je te demande si tu joues, si tu as un engagement.
–Explique-toi. Je ne joue qu’au mois de septembre, au Châtelet, dans la grande machine de Chose, et d’ici là…
Liberté, libertas! j’ai le bonheur insigne
De pouvoir me livrer à la pêche à la ligne.
–Ainsi pour le moment tu as ta liberté complète?
–Aussi complète que l’ompibus de la Bastille en temps de pluie; mais attends une minute.
–A quelle espèce de pêche te livres-tu donc là? demanda Henri.
–A la pêche aux bottines, t’ai-je dit. C’est le crapaud de la voisine qui est venu rôder chez moi,– et ce galopin-là s’est amusé à jeter mes bottines dans la gouttière. Mais chut! ça mord… Ah! enfin, je les tiens.
Et Charles, les bottines qu’il vient de repêcher d’une main et sa rapière de l’autre, sauta dans la chambre en disant:
–Va, maintenant, je t’écoute.
C’était un grand garçon, brun, bien fait de sa personne, dégagé d’allures, portant gaillardement un nez qui paraîtrait peut-être un peu long chez un autre, mais auquel notre artiste savait imprimer un certain air de hardiesse qui devait lui gagner le cœur de bien des femmes. Un œil vif et spirituel éclairait son visage rasé de frais.
Henri s’était assis sur le pied du lit, à côté d’un vieux chapeau tromblon contemporain de la naissance du roi de Rome, lequel avait dû servir à l’acteur dans quelque rôle comique; il roula une cigarette, l’alluma et dit:
–Veux-tu venir avec moi? Je t’emmène.
–Où?
–A la campagne.
–Où ça? à Asnières?
–Oh! plus loin.
–A Pondichéry, alors?
–Non, à Auxerre.
–Auxerre, Yonne, connu, observa Charles. Seize mille habitants, beau pays, bon vin… et jolies filles, dit-on. Mais que diable veux-tu que j’aille faire à Auxerre?
–Nous sommes au mois de juin, dit Henri, il commence à faire chaud à Paris, c’est le vrai moment pour aller à la campagne.
–D’accord, riposta son ami; mais pourquoi à Auxerre plutôt qu’ailleurs?
–J’y ai une tante qui m’invite à l’aller voir.
–Ah! tu as une tante par là, toi?
–Oui, ma tante Coinchotte!
–Coinchotte! oh! là, là, Coinchotte! s’exclama Charles en riant depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux. En voilà un nom! Je le retiens pour le faire encadrer, Coinchotte! mais c’est tout simplement splendide.
–Et c’est un bon type, va; ça mérite d’être vu. Figure-toi une femme longue comme un sermon, maigre comme le carême en personne, priseuse enragée et dragon de vertu; telle est ma vénérable tante Pélagie Coinchotte. Comme tante, je la respecte.
–C’est ton devoir.
–Mais comme type je la trouve étourdissante.
–Je la vois d’ici, ta tante.
–Et puis il y a ma cousine; autre type.
–Ah! se récria l’acteur. Si tu m’avais dit qu’il y avait une cousine!
–Oui, un bouton de rose de trente-deux ans qui attend son papillon. Il n’y a pas à batifoler avec elle, ah! bigre non! ma cousine Suzette est élevée en pensionnaire de quinze ans. Il lui est interdit de se mêler à la conversation; elle doit écouter et se taire. Elle appelle sa maman «petite mère», et ma tante la soupçonne de croire encore que les enfants viennent sous les choux.
–Mon ami, déclara Charles en se tordant, ta tante Coinchotte fait mon bonheur. Si tu la montrais dans une baraque, tu gagnerais des sommes.
–Et puis, poursuivit Henri, tu verras Coquibus,
Coquibus et son gilet blanc.
–Qu’est-ce que c’est que ça, Coquibus?
–Coquibus est un monsieur dont toutes les pensées sent pour la victuail; si la mode des devises n’était passée depuis Longtemps, la sienne serait: Tout pour la tripe! vive la tripe!
–Parfait aussi, dans ce cas-là, ton Goquibus.
–Tu l’as dit. Et il porte, hiver comme été, un immuable gilet blanc.
–C’est peut-être un vœu.
–Tu verras aussi papa Beaupertuis, l’ex-associé de mon père; c’est le moins drôle de la bande; il n’ouvre presque jamais sa bouche que pour dire des bêtises. Par exemple, sa femme est charmante. Pauline, c’est le nom de madame Beaupertuis, doit avoir trente ans environ, si je ne me trompe; elle est fraîche, accorte et bien en point. Quand j’étais au collège, j’étais amoureux d’elle comme un fou. Tu sais, une femme ne se gêne guère devant un collégien, cela ne tire pas à conséquence, et bien des fois, sans se soucier de ma présence, ne prenant pas plus de précautions que si elle eût été seule, elle rattachait sa jarretière devant moi, et tu comprends si les trésors qu’elle me laissait apercevoir enflammaient mes nuits de gamin. Oui, mon cher, j’en rêvais!
–Corbleu! tu m’enflammes à mon tour, déclara l’artiste. Mais alors je pars. Ta madame Beaupertuis me décide.
–Ah! mais non! s’écria Henri en se levant brusquement. Ah! mais non, celle-là, je me la réserve. Je l’ai revue il y a cinq ans; j’étais alors à l’âge où les jeunes gens sont devant une femme aussi bêtes que des oies, et ma maudite timidité m’a empêché de lui dire toutes les tendresses que le souvenir de ses charmes avait accumulées dans mon esprit. Mais cette fois je compte bien me rattraper. Donc, si tu le veux bien, je me la réserve; en revanche, je t’abandonne le Blagomard.
–Merci bien! observa Charles en allumant une pipe turque d’une longueur démesurée, tu es bien bon. Qu’est-ce que c’est encore que celui-là, Blagomard?
–Blagomard est l’incarnation de la statistique, le chiffre fait homme. Tout sujet lui est bon: la mouche qui vole, le grain de poussière qui tombe sur la manche de son habit, le caillou qui roule sous le talon de sa botte, lui sont un motif suffisant pour édifier ses interminables colonnes de chiffres, et il te dira, à une demi-douzaine près, combien il faudrait de haricots mis en ligne droite pour égaler la distance de Paris à Moscou, ou combien on devrait empiler l’une sur l’autre de feuilles de papier à cigarettes pour atteindre à la hauteur du mont Blanc ou des tours Notre-Dame.
–Mais alors ton Blagomard est un abominable raseur; je plains sa femme, à celui-là.
–Blagomard est garçon. Voué corps et âme à la statistique, il n’a jamais eu le temps de songer au mariage. Il serait capable, la première nuit de ses noces, de faire de la statistique avec sa femme…
–Ce qui compromettrait singulièrement l’avenir de sa prospérité, interrompit Charles avec un sourire. Et tu veux que je t’accompagne au milieu de tout ce monde-là?
–Oui, parce que je suis sûr qu’ensemble nous rirons comme des insensés; d’autant plus que ce voyage nous fournira l’occasion d’étudier des types sur le vif, d’après nature, et que ça peut nous servir à tous deux.
–Tu me tentes, séducteur, déclara l’artiste qui s’arrêta un instant comme pour réfléchir et qui reprit bientôt après:–Mais à quel titre veux-tu que je me présente devant toutes ces têtes-là? D’abord je ne suis pas invité; puis en province les acteurs sont généralement mal vus, on les prend pour des hérétiques. Les vieux préjugés existent toujours contre nous dans les petites villes, et je ne suis nullement soucieux d’aller me faire recevoir comme un pestiféré.
–L’invitation ne signifie rien, répliqua Henri; j’amène un ami, et voilà tout. Quant à ce qui concerne ta profession, tu as raison, ma tante croirait l’excommunication suspendue sur sa tête, si elle touchait la main d’un acteur. C’est une difficulté à tourner.
–Tourne la difficulté, mon ami, essaie de tourner, ensuite nous verrons.
–Il me vient une idée.
–Déjà!
–Tu te rappelles que c’est toi qui faisais l’officier du Gobelet dans ma pauvre pièce de cet hiver, un Souper chez Louis XIV.
–Qui a été sifflée, que c’en était une bénédiction, remarqua l’acteur. Après?
–Je te présente comme un ami à moi, très haut placé, «l’officier du Gobelet». Ça prendra parfaitement.
Charles éclata de rire à cette proposition et répliqua:
–C’est une folie, c’est insensé, mais c’est justement pour cela que ça me plaît. Je suis ton homme. Quand partons-nous?
–Quand tu voudras; demain, par exemple, répondit Henri en jetant dans la cheminée sa cigarette éteinte. C’est-à-dire non, pas demain; j’ai rendez-vous avec la petite Clémentine, de Déjazet; mais après-demain, si cela te va… et tu sais, nous partons à pied.
–Comment, à pied! se récria l’artiste. Pourquoi pas tout de suite par étapes, avec un passeport d’indigent et trois sous par lieue?
–Mais non, nigaud, en touristes, en promeneurs.
–Tu es charmant, toi, ma parole! une promenade de cinquante lieues, bien obligé!
–Quarante-cinq, rectifia Henri. Et puis nous pourrons toujours prendre le chemin de fer quand nous voudrons. Et qui sait? en route, nous rencontrerons peut-être des aventures.
Eh bien, soit! c’est entendu, j’accepte, conclut Charles.
Et il entonna à pleins poumons:
–Viens, viens dans une autre patrie... viens chercher le bonheur… heur, viens chercher le bonheur!