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DANS LEQUEL LE LECTEUR, QUI VOUDRA PÉNÉTRER DANS LE SALON DE MADAME BEAUPERTUIS, AURA OCCASION DE VOIR M. COQUIBUS LE DERRIÈRE PAR TERRE, ET DE LIER EN MÊME TEMPS CONNAISSANCE AVEC DES PERSONNAGES IMPORTANTS NON ENCORE APPARUS DANS LE RÉCIT.

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Table des matières

Laissons les deux amis continuer leur voyage et précédons-les à Auxerre, où ils sont attendus, Henri ayant écrit à la tante Coinchotte pour lui annoncer sa prochaine arrivée en compagnie d’un ami du meilleur monde, Charles Longueval, officier du Gobelet.

Le jour où nous pénétrons dans le chef-lieu du département de l’Yonne est la veille du29juin, fête de sainte Pauline, patronne de madame Beaupertuis, et c’est dans le salon de cette dame que nous allons introduire le lecteur.

Cette pièce, éclairée par deux fenêtres, ou plus exactement par une fenêtre et une porte vitrée donnant sur un jardin, est meublée avec plus de lourde élégance que de véritable bon goût. Des sièges en acajou, recouverts de velours jaune, à l’aspect massif et d’une élasticité de bronze, sont répandus çà et là, luttant de froideur avec un vénérable guéridon sur lequel est posée une espèce de carafe colossale, à l’intérieur de laquelle on a collé une multitude de petits dessins chinois, et que le ménage Beaupertuis prend de bonne foi pour un potiche authentique du Japon. Dans le fond, un grand canapé, également en velours jaune, fait vis-à-vis à un piano passé de mode, qui repose mélancoliquement entre les deux croisées, attendant avec résignation, mais sans impatience, les attouchements d’un amateur. Une pendule dorée, surmontée d’un chasseur doré en train de tirer un coup de fusil imaginaire, le tout escorté de deux flambeaux en cuivre doré, et quatre gravures d’un goût détestable, mais pourvues de beaux cadres supérieurement dorés aussi, concourent avec les meubles à l’ornement du salon.

Telle est la décoration habituelle de la pièce de réception des époux Beaupertuis; mais aujourd’hui le regard peut se reposer en outre sur une table placée au milieu du salon, laquelle est surchargée d’une moisson de fleurs: ce sont des bouquets envoyés ou apportés à madame Beaupertuis à l’occasion de sa fête.

La croisée et la porte vitrée sont ouvertes, et les effluves du dehors pénètrent dans le salon, apportées par l’air embaumé tout chargé des parfums du jardin. Il est huit heures du soir.–Près de la croisée, trois personnes sont assises: ce sont monsieur et madame Beaupertuis, les maîtres de céans, et madame Coinchotte qui vient d’apporter à Paulin ne son bouquet de fête. Suzette Coinchotte, dont la présence nous est ravie pour l’instant, est au jardin, où elle promène ses rêveries le long des bordures de buis des allées.

M. Cyprien Beaupertuis est un homme de45ans. vigoureux, bien conservé, haut en couleur et taillé en pleine chair. D’une furce peu commune, il est en même temps, comme cela se rencontre souvent chez les natures athlétiques, d’une extrême douceur, surtout pour les choses de son ménage, et sa femme est fortement soupçonnée de le conduire par le bout du nez. La chronique locale ajoute que le crâne de M. Beaupertuis abrite peut-être une intelligence supérieure et des pensées d’une grande élévation; mais il faut croire que la matière osseuse qui constitue ce crâne est d’une telle épaisseur, qu’elle ne laisse rien échapper au dehors des choses précieuses dont elle a le dépôt; si bien que M. Beaupertuis est classé par ses concitoyens dans la catégorie de ces êtres disgraciés qu’on appelle vulgairement des imbéciles.

Quoi qu’il en soit, M. Beaupertuis a eu l’intelligence de gagner une respectable aisance en fabriquant de la moutarde avec son associé Moutonnier, et depuis cinq ans qu’il est retiré des affaires, Cyprien vit à Auxerre en bon et paisible bourgeois.

Madame Beaupertuis, «sa légitime,» comme disait Cyprien,–ce qui aurait pu faire supposer qu’il avait des illégitimes, si on ne l’avait pas si bien connu,– Madame Beaupertuis, née Pauline Robinet, était une adorable créature. Ses cheveux noirs, son œil brillant et sa lèvre rouge, sa peau fraîche et rose comme celle d’une toute jeune femme, en faisaient une créature extrêmement désirable; ajoutez à cela qu’elle était d’un embonpoint qui faisait plaisir à voir, et que sa poitrine, hardiment accusée, n’avait nul besoin que les ressources de la couturière vinssent perfectionner les formes attrayantes dont la nature s’était plu à l’orner dans une large mesure.

Il suffisait de voir madame Beaupertuis pour comprendre la profonde impression qu’avait dû produire une aussi séduisante personne sur le cœur impressionnable d’un collégien comme l’était Henri Moutonnier, alors qu’il passait ses nuits à rêver de la belle moutardière.

Cependant il ne faut pas que les charmes de l’agréable madame Beaupertuis nous absorbent au point de ne pas prêter l’oreille à la conversation qui va son train dans le salon; nous allons donc y revenir. Toutefois il nous reste encore à ébaucher auparavant la description de madame Coinchotte, entreprise intéressante que nous ne devons pas négliger, en raison du caractère du personnage et de son importance dans cette histoire.

Madame veuve Pélagie Coinchotte était une grande femme de cinquante-cinq ans, sèche, roide, anguleuse et pointue, au nez écorniflé et à l’air grognon, dontla peau parcheminée avait une vague ressemblance avec la couleur du pain d’épice. Ses joues étaient tellement creuses qu’il fallait qu’elle fût toujours à les sucer par dedans, et son long cou, semé de deux ou trois verrues très apparentes et où les veines et les tendons se tordaient en faisant des saillies considérables, ressemblait assez à un paquet de ficelles enveloppées dans un vieux chiffon de peau ridée. Ses oreilles, qu’elle avaitde grande dimension et très sensiblesau vent d’est, étaient intérieurement garnies d’une végétation broussailleuse en forme de poils et frémissaient à la moindre parole un peu légère, indice évident d’une vertu austère et d’une grande roideur de principes.

Détail important, madame Coinchotte ne pouvait pas dire trois phrases sans se fourrer une prise de tabac dans les narines, et on lui voyait presque toujours au bout du nez une goutte menaçante, ce qui ne contribuait pas à rendre son voisinage attrayant; car il arrivait souvent que cette aimable dame projetait sur les personnes assises à côté d’elle une petite pluie brune des moins agréables.

Voilà pour le physique. Quant au caractère de la vieille dame, nous aurons amplement occasion d’y revenir plus tard, sans que nous soyons obligé d’en retracer dès maintenant toutes les aspérités.

–Vous disiez donc, articula madame Beaupertuis en s’adressant à madame Coinchotte, que vous attendez prochainement votre neveu, M. Henri?

–Je l’attends d’un jour à l’autre, répondit cette dernière, qui appuya ces paroles d’une prise de tabac bruyante et prolongée.

–C’est le jeune homme que nous avons vu il y a cinq ans. Que fait-il maintenant? demanda Cyprien. Son père voulait le mettre dans la commission en gros; où en est-il aujourd’hui?

–Ah! ne m’en parlez pas! son père est désolé. Figurez-vous que mon neveu refuse de mordre au commerce, oh! mais complètement; monsieur veutfaire des pièces pour les théâtres, des machines de comédies, des bêtises enfin. C’est dommage, vraiment, car c’est un bien gentil garçon, bien poli, bien aimable.

–Oui, effectivement, approuva madame Beau-’ pertuis; je me rappelle qu’il y a cinq ans il était déjà bien galant, très empressé, quoiqu’un peu timide. Ce serait malheureux qu’il tournât mal; mais après cela, il est encore jeune. Quel âge a-t-il bien maintenant?

–Vingt-trois ans.

–Savez-vous qu’il doit faire un gentil cavalier, s’il a tenu tout ce qu’il promettait étant jeune? dit en souriant madame Beaupertuis. Ma foi! je suis bien contente qu’il vienne vous voir; cela nous fera de la distraction, car vous nous l’amènerez, n’est-ce pas?

–Comment donc, ma bonne! pouvez-vous me le demander!

–Plutôt que de le laisser machiner des bêtises de théâtre, pour amuser les gens, remarqua ici M. Beaupertuis, Moutonnier ferait bien mieux de le flanquer dans la moutarde; c’est plus positif, on y gagne de l’argent.

–Et M. Moutonnier, son père, vient sans doute avec lui? s’informa madame Beaupertuis.

–Non, il est retenu à Paris par je ne sais quelles affaires, répliqua son interlocutrice qui aspira voluptueusement une nouvelle prise. Mais Henri nous amène, paraît-il, un jeune homme très bien et d’une excellente famille, et qui occupe un emploi très conséquent… Mais chut! n’en parlez pas. Henri m’écrit de n’en rien dire à personne.

–Ne craignez rien, chère, dit madame Beaupertuis.

–Nous serons muets comme des pots de moutarde, appuya son mari.

Madame Coinchotte emmagasina dans ses narines une notable quantité de tabac et répondit en baissant la voix, comme s’il s’agissait d’une confidence étonnamment mystérieuse:

–Figurez-vous que l’ami de mon neveu s’appelle Charles Longueval et qu’il est officier du Gobelet.

–Une belle position! fit madame Beaupertuis qui ignorait absolument ce que pouvait bien être un officier du Gobelet, mais qui ne voulait pas en avoir l’air. Et un titre qui n’est pas bien commun!

–Je crois bien, répliqua la vieille priseuse en se rengorgeant. Et c’est l’ami de mon neveu!

–Faudra-t-il l’appeler capitaine? demanda Cyprien qui n’en savait pas plus que sa femme là-dessus.

–Oh non, je ne pense pas; d’ailleurs il veut garder l’incognito. Surtout soyez discrets.

–Comme si on nous avait coupé la langue. La discrétion en chair et en os.

Un coup de sonnette interrompit la conversation.

La bonne ouvrit la porte et introduisit un petit monsieur courtaud, mais très large, dont le vaste estomac s’étalait sous un’ magnifique gilet de la plus éclatante blancheur.

C’était M. Coquibus, qui arrivait chargé de deux énormes bouquets.

Il entre en faisant une quantité de révérences à madame Beaupertuis, à Cyprien, à la maman Coinchotte, à la table, aux fauteuils, à la cheminée, au piano, en murmurant:

–Monsieur… serviteur… Madame… de tout mon cœur… certainement… trop heureux… L’appétit va bien?

Il semble que ce monsieur ait reçu pour mission spéciale, à son entrée dans le monde, de faire des pirouettes et des salutations, car il en distribue de tous côtés, à tout le monde et à tous les objets de volume qui lui tombent sous la vue.

Enfin, dans une de ses révérences, il va donner du derrière contre le guéridon chargé de la grande carafe japonaise, et le potiche du Japon roule par terre et se brise en une multitude de morceaux. A ce choc inattendu, Coquibus fait un brusque haut-le-corps et glisse surle parquet ciré; pour se retenir, il lâche ses deux bouquets, étend les bras et se cramponne aux rideaux de la croisée; mais ceux-ci, trop faibles pour résister à la secousse, se déchirent et tombent sur la tête de Beaupertuis comme un filet de pêcheur sur le poisson, tandis que Coquibus va s’étaler, le nez sous les jupes de madame Coinchotte.

Cette scène imprévue jette un peu de désarroi dans le salon. M. Beaupertuis se débarrasse des rideaux sous lesquels il est enseveli, en exhibant un visage aussi peu satisfait que possible; madame Beaupertuis jette un regard douloureux sur les débris de la grande pièce japonaise qui gisent à terre, et Pélagie Coinchotte, surprise de voir un homme sous ses jupons, se relève brusquement du fauteuil dans lequel elle s’était plongée, avec une célérité dont vous ne l’eussiez jamais crue capable.


M. Coquibus fait son entrée dans le salon de madame Beaupertuis. (CHAP. V.)

Cependant Coquibus parvient à se relever; il ramasse ses deux bouquets, en offre un à madame Beaupertuis et dit, en essayant de sourire et en continuant de remplacer le discours par des révérences.

–Belle dame… permettez, sainte Pauline… je suis confus, vraiment… ce malheureux vase… heureusement qu’il était vide… Acceptez ce faible témoignage… ainsi que mes vœux… j’aurais voulu apporter un melon… c’est préférable à un bouquet… mais ils ne sont pas encore assez mûrs.

Puis il s’approche de madame Coinchotte et continue son discours entrecoupé de révérences:

–Excusez-moi, belle-maman… car vous m’avez permis de vous donner ce nom… par anticipation… Excusez-moi… je suis un maladroit… mais l’émotion… Tenez, j’ai pensé à vous… voici également un bouquet. Veuillez l’accepter. Oui, c’estl’émotion… le plaisir de vous voir… et de voir mademoiselle Suzette… Mais où est-elle donc, la charmante Suzette?… au jardin, sans doute… Voulez-vous me permettre d’aller la rejoindre, belle-mère anticipée?

–Non pas, Timoléon, non pas! grogna madame Coinchotte. Pour la compromettre, n’est-ce pas? Laissez ma fille où elle est. Quand elle sera votre femme, vous pourrez causer avec elle tout à votre aise. En attendant, restez près de moi.

Le désordre causé par Coquibus est à peu près réparé; la bonne est venue enlever les fragments du potiche du Japon, Cyprien a jeté sur une chaise les rideaux déchirés. Les Beaupertuis ne sont pas contents, mais ils ne le font pas trop voir: ce qui vient de leur arriver est un de ces mille petits désagréments fréquents dans la vie commune et dont il ne faut pas garder de ressentiment, si l’on veut conserver ses relations. Cyprien dissimule donc sa contrariété sous un sourire et dit:

–Baste! ce n’est rien, ça vaut mieux qu’une jambe cassée. Du reste, nos moyens nous permettent d’en avoir un autre, plus beau et plus grand.

Et sa femme ajouta:

–Avec deux points pour remonter la tête du rideau et en défaisant l’ourlet du bas, il n’y paraîtra plus.

–A propos, insinue madame Coinchotte pour changer la conversation, et M. Blagomard, comment se fait-il qu’il ne soit pas ici, qu’il n’ait pas encore apporté son bouquet?

–Oh! fait madame Beaupertuis d’un air pincé, M. Blagomard est tellement enfoui dans ses chiffres!... il aura sans doute oublié… on ne peut pas penser à tout.

A ce moment, un nouveau coup de sonnette retentit, et on voit apparaître à la porte du salon un monsieur très grand, mais d’une facture malheureuse, maigre et sec, étalant avec franchise deux grandes jambes pourvues d’un capital énorme dans les genoux et dans les pieds. Son nez appartient à cet ordre d’architecture que l’envie humaine appelle «camard», et semble s’éloigner avec affectation d’une bouche insignifiante; le collier de barbe clairsemé qui entoure parcimonieusement safigure forme avec les cheveux blonds aplatis sur les tempes le cadre de ce visage sans expression. Nez, barbe, genoux, longues jambes et facture malheureuse, tout cela s’appelle Philopémen Blagomard.

En entrant, il paraît gauche et embarrassé.–Ce monsieur, à l’esprit engourdi et aux coudes pointus, n’a positivement pas plus de quarante ans, bien qu’il en paraisse aisément quarante-huit. Il n’a plus de famille, jouit de deux mille livres de rente et vit dans le célibat; ce qui le fait regarder d’un œil tendre et engageant par les mamans de la localité qui ont encore à jeter dans la circulation matrimoniale des filles d’un placement difficile.

Mais, nous l’avons dit, Philopémen est dominé, envahi par la passion de la statistique; une quille ou tout autre objet d’apparence inanimée ne resterait pas plus insensible que lui aux œillades des mamans encombrées. C’est déjà bien admirable de sa part quand il a de temps à autre quelque maîtresse éphémère. Les cancans de la ville, qui se disent à l’oreille et passent de bouche en bouche, qui s’en vont voletant dans les rues, tourbillonnant dans le coin des portes, voltigeant contre les vitres des croisées, semblables à ces brins de paille que le vent d’orage agite furieusement, les cancans lui avaient tout récemment prêté madame Beaupertuis comme complice dans ses rapides excursions sur les terres de la volupté. Il ne nous appartient pas de démêler ce qu’il y avait de vrai ou de faux dans ces assertions; nous enregistrons ces bruits afin de prouver avec quel soin jaloux nous avons recueilli tous les renseignements intéressant les divers personnages de cette histoire importante. Quant aux esprits méticuleux, qui pourraient trouver étrange que madame Beaupertuis se fût laissé entraîner hors du sentier conjugal par un homme d’un extérieur aussi peu séduisant que l’était M. Blagomard, nous répondrons que les caprices des femmes sont inexplicables, que du reste M. Blagomard n’était pas très vraisemblablement le premier qui fit perdre à cette dame le souvenir de ses devoirs, et que dans tous les cas nous n’avons jamais prétendu vous donner madame Beaupertuis comme le modèle des épouses fidèles.

Blagomard s’approche de la maîtresse de la maison, lui offre son bouquet d’une main tremblante, et après avoir jeté les yeux sur le parquet, comme s’il y avait là une collection devisages parmi lesquels pût figurer celui de madame Beaupertuis, il mâchonne un compliment dont on n’entend pas un mot.

Madame Beaupertuis, dont les coins de la bouche se relèvent d’un air profondément dédaigneux, prend le bouquet, le jette sur la table, au hasard, parmi les autres fleurs, et tourne le dos au malheureux Blagomard en disant:

–Dites-moi, monsieur Coquibus, vous qui êtes toujours si bien informé, que dit-on de nouveau par la ville? Sait-on ce qu’est devenu ce commis-voyageur qui.

–Non, belle dame, non, s’empresse de répondre Coquibus du ton d’un homme qui a hâte de se débarrasser d’un sujet de conversation désagréable, j’ignore ce qu’il est devenu.

C’était avec un sentiment d’humiliation profonde que l’infortuné Blagomard avait vu l’accueil qui lui était fait; il était allé s’asseoir, accablé dans un fauteuil, sans oser lever les yeux sur madame Beaupertuis, et il s’était renfermé dans un désespéré mutisme.

Quelques mots d’explication sont ici nécessaires pour initier le lecteur à la cause déterminante de l’embarras de Blagomard et de la glaciale réception de madame Beaupertuis.

Huit ou dix jours auparavant, un dimanche, à la sortie de la grand’messe, Philopémen avait sollicité de madame Beaupertuis l’honneur de lui servir de cavalier et lui avait offert son bras. La belle Pauline avait accepté, et tous deux cheminaient bras dessus bras dessous, à la grande joie des commères qui voyaient là matière abondante à dissertations et à conclusions, quand tout à coup, au coin d’une rue, un commis-voyageur en goguette, qui sans doute avait trop libéralement arrosé son déjeuner, s’approcha du couple et s’écria:

–Nom d’une pipe! la belle femme! Ça doit être fameusement bon à embrasser. Voulez-vous permettre?

Et joignant le geste à la parole, l’ivrogne s’était avancé, les bras ouverts, pour étreindre madame Beaupertuis.

Au lieu de protéger sa compagne comme c’était son devoir, en repoussant l’insolent, Blagomard était resté silencieux et immobile comme une borne, et ce fut un sergent d’infanterie, qui passait par hasard, qui vint au secours de madame Beaupertuis.

L’affaire fit beaucoup de bruit en ville, et il n’y eut qu’une voix à Auxerre pour traiter comme il convenait la conduite de Blagomard. Le statisticien tenta bien de se disculper en prétendant qu’au moment de l’agression, il était plongé dans les sombres arcanes d’un calcul gigantesque ayant pour but de déterminer d’une manière précise combien, étant données la longueur et l’épaisseur d’un cheveu et la quantité de cheveux d’une tête humaine, il faudrait dépouiller de crânes pour établir, en cheveux, un câble allant de Calais en Angleterre. Mais ses efforts furent inutiles, et de ce jour Blagomard passa dans sa ville natale pour le plus achevé des trembleurs

Madame Beaupertuis avait été particulièrement blessée de la conduite de son cavalier et elle ne lui avait pas’pardonné sa poltronnerie. De là l’embarras de Blagomard, qui n’avait pas osé se présenter encore devant madame Beaupertuis depuis le jour néfaste; de là également le froid accueil que lui fit cette dernière et la question posée par elle à Coquibus au sujet du commis-voyageur, question faite évidemment dans le but de rafraîchir dans l’esprit de Philopémen le souvenir de son valeureux exploit.

D’autre part, Coquibus, qui n’était pas sensiblement plus courageux que le statisticien, avait éludé la question dans la crainte de se faire un ennemi de Blagomard par quelque mot imprudent. Aussi s’empressa-t-il de changer la conversation, et il répondit à madame Beaupertuis:


M. Coquibus reconduit mesdames Coinchotte. (CHAP. V.)

–Vous demandez, belle dame, ce qu’il y a de nouveau en ville? Mon Dieu! pas grand’chosc. Je sais seulement qu’il y avait quarante-deux colis sur l’omnibus du train de midi.

–Vous êtes sûr? objecte M. Beaupertuis, que ce détail paraît fortement intéresser. Quarante-deux, c’est beaucoup,

–Tout autant, affirme le monsieur en gilet blanc; du reste, c’est Caterinet qui me l’a dit, et Caterinet les a comptés.

–Ah diable! fait observer l’ex-moutardier; ça prouve qu’il y a beaucoup de circulation dans ce moment-ci.

–Et, continue M. Coquibus, il est arrivé, ce matin, à la gare, un train de marchandises qui avait soixante-treize wagons,

–Soixante-treize wagons! s’exclame M. Beaupertuis. Il a joliment fallu de bois pour faire tant de wagons que ça.

–Et après? interroge madame Beaupertuis.

–Après, riposte M. Coquibus, je crois que c’est là tout mon contingent de nouvelles.

Puis se reprenant:

–Ah! si, je connais bien un petit fait. Mais je ne sais si je dois.

–Qui vous retient? Parlez donc!

–C’est que c’est un peu piquant.

–Comme la moutarde? remarque Beaupertuis.

–Un peu. risqué, poursuit Coquibus qui ne cesse de papillonner autour de madame Coinchotte, et, devant ma belle-mère anticipée, je n’oserais.

En effet, madame Coinchotte était d’une pruderie méticuleuse et affichait une vertu «une et indivisible», mais elle ne détestait pas néanmoins les petits scandales locaux; c’est pourquoi elle se bourra le nez de tabac et répondit:

–Parlez, Timoléon, Suzette n’est pas là. Cependant, soyez décent; il y a des dames.

–Ne craignez rien, belle-maman; je sais ce que je dois au sexe enchanteur. Voici la chose: vous connaissez bien la petite demoiselle Brèche?

–Cette petite blondasse qui fait tant parler d’elle? murmura madame Coinchotte.

–La fille du charcutier? ajouta madame Beaupertuis.

–Juste! dont le père confectionne de si délicieuses andouilles, reprend Coquibus en se passant la langue sur les lèvres. Eh bien! on dit qu’elle a un nouvel amant.

–Comment, encore!

–Elle va bien, la petite, dit Cyprien en riant.

–Si elle continue, remarqua madame Beaupertuis, elle dépeuplera le département.

–C’est au moins son douzième depuis que je la connais, proféra madame Coinchotte.

–Oh! riposta madame Beaupertuis, s’il fallait les compter.

–En les mettant bout à bout, articule Blagomard, qui depuis son arrivée n’a pas ouvert la bouche, ça ferait onze fois et demi le tour du département.

Un éclat de rire général accueille cette sortie inattendue, et M. Beaupertuis, secouant le statisticien totalement absorbé dans ses calculs, lui crie:

–Oh! la petite Brèche a eu bien des amants, c’est vrai; mais pas tant que ça, Blagomard, pas tant que ça; je crois que vous exagérez un peu.

–Moi! je suis sûr de mes calculs, s’écrie Philopémen.

–Oh! la pauvre enfant! soupira madame Coinchotte en baissant les yeux; mais c’est le tonneau des Danaïdes.

–Songez donc, Blagomard, combien il en faudrait, dit Beaupertuis.

–On en récolte aussi beaucoup.

–On en récolte! Mais de quoi parlez-vous donc?

–Je parle des asperges de la Bourgogne. Si l’on mettait bout à bout la récolte d’une année, cela ferait, a un quart de lieue près, onze fois et demie le tour…

–Le diable soit du statisticien! interrompit Beaupertuis. Qui vous parle d’asperges?

–Eh! eh! murmura Coquibus, à l’huile et au vinaigre, ça n’est pas à dédaigner.

–Ah! pardon, fit Blagomard confus et ouvrant des yeux hébétés, comme si son esprit s’était égaré et qu’on vint de le lui rapporter à l’instant même. Je croyais… je pensais… Je me disais aussi: Je suis sûr de mes calculs.

A cet instant, Suzette, fatiguée de promener ses rêveries le long des bordures de buis du jardin, rentra au salon.

Chantez, archanges et séraphins; déployez vos ailes sur cette aimable enfant! Parais, soleil, inonde de tes rayons son front virginal! Chantez, mésanges et fauvettes, mêlez vos notes perlées aux sons du divin concert! Naissez, roses, lis et pervenches; fleurs, épanouissez–vous; verdissez, forêts; réjouis-toi, nature! c’est une vierge qui passe.

C’est une vierge, c’est vrai; mais une vierge qui déjà trente-deux fois a vu jaunir les feuilles des bois; une vierge avec des boutons rouges sur le nez, un cou et des narines de cheval de bois, beaucoup trop de nez dans le visage et le nez beaucoup trop rcuge pour sa position; une personne petite et maigre, trop étroite de corsage, admirable comme ostéologie, sautillant sur ses pieds comme une pensionnaire et profitant des défauts de sa nature pour dissimuler ses trente-deux ans sous les apparences d’une petite fille.

A son entrée, Coquibus s’est précipité vers elle, plein de sollicitude; il lui fait une série de révérences et s’écrie en mettant la main sur son cœur.

–Mademoiselle… la joie… le bonheur… croyez-le… je vous le jure… L’appétit va bien?

–Allons! voyons, Timoléon, glapit madame Coinchotte; ne soyez pas si démonstratif, je vous prie; n’effarouchez pas la petite, et venez ici, mauvais sujet.

Une des grandes prétentions de madame Coinchotte était de considérer sa fille comme si elle avait toujours quinze ans, et pas une des paroles de la vieille dame, aucun de ses actes n’était en désaccord avec cette idée.

La conversation continua encore pendant quelque temps, puis madame Coinchotte, qui avait l’habitude de se couchèr de bonne heure, exprima le désir de se retirer.

–Nous allons rentrer, n’est-ce pas, ma crotte? fit-elle en s’adressant à sa fille.

–Comme tu voudras, petite mère, répondit Suzette.

–Et vous, monsieur Coquibus, dit la vieille dame à ce dernier, vous venez aussi? En usez-vous?

Et madame Coinchotte tendit sa tabatière ouverte à Coquibus. Celui-ci détestait le tabac; toutefois, pour ne pas déplaire à celle qui doit être sa belle-mère, il prend une prise qu’il s’administre intrépidement; mais, comme son nez n’est pas habitué à ce genre de nourriture, le tabac produit aussitôt un effet désastreux dans les narines de Timoléon; le pauvre soupirant de Suzette se retourne et éternue avec éclat dans la figure de Blagomard retombé dans ses calculs.

Celui-ci bondit comme un homme réveillé en sursaut et s’écrie en s’essuyant la figure:

–Quatre-vingt-trois mille gouttes à la minute!

–Hein! Quoi?

–Cent mille litres d’eau refoulés par une force de…

–Ah!bon. Allez-vous-en, Blagomard.

Tout le monde part. Coquibus accompagne les dames Coinchotte, pour lesquelles il est rempli des plus charmantes attentions; Blagomard serre la main de Beaùpertuis, en murmurant:

–Quatre-vingt-trois mille gouttes d’eau à la minute!je suis sûr de mes calculs.

Puis il cherche à se rapprocher de madame Beaupertuis pour lui faire ses adieux; il lui tend la main et lui jette un regard suppliant, mais la belle Pauline reste froide et dédaigneuse.

Est-ce rancune contre Philopémen, ou vagues pensées soulevées dans son esprit par la prochaine arrivée d’Henri? Toutes les suppositions sont permises, et nous laissons le lecteur libre d’admettre telle opinion qui lui conviendra.

Les Noces de Coquibus

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