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LE MARIAGE

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Le retour à Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se sentit d'abord dépaysée et pleura. Sans doute elle était libre, elle pouvait dormir la grasse matinée et n'avait pas à craindre d'être réveillée par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur Marie-Josèphe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses pensées en toute indépendance: mais elle n'y trouvait aucun agrément. La règle habituelle manquait à son accoutumance. Les gens de la maison, ceux des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle était grandie, et la traitaient avec un respect cérémonieux. Deschartres l'appelait «mademoiselle». Seuls les grands chiens, ses vieux amis, après quelques instants de surprise, l'accablèrent de caresses. Il y avait des domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les carafes, répondait avec un grand sérieux: «Je n'en ai cassé que sept la semaine dernière.» Il semblait à Aurore qu'elle fût dans un monde inconnu. Elle regrettait la placidité routinière de la communauté. Elle s'ennuyait, elle avait «le mal du couvent».

Madame Dupin n'était pas faite pour égayer cette solitude et dissiper la mélancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdité, la somnolence, la lassitude intellectuelle. «Aux repas, dit George Sand, elle se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée;» puis, cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes. Pour la distraire, on jouait la comédie comme au couvent: c'était le passe-temps favori d'Aurore. Les représentations ne devaient pas se prolonger trop avant dans la soirée; vers dix heures, on procédait au coucher de madame Dupin, et cette importante opération durait souvent jusqu'à minuit. L'Histoire de ma Vie nous en décrit le cérémonial: «Des camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de manière qu'elle se reveillât sans avoir fait un mouvement.»

Après dîner, elle aimait qu'Aurore lui fît la lecture. On commença, en février 1821, le Génie du Christianisme, qui ne s'harmonisait guère avec les goûts littéraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de l'invétérée voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de l'oeuvre les appréciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et dit d'un air égaré: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans l'esprit.» Cet accès de délire fut vite dissipé. Madame Dupin réclama des cartes pour jouer au grabuge; puis, abordant un sujet qu'elle n'avait jamais effleuré, elle fit part à Aurore d'une demande en mariage formée par «un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre à travers la figure.» C'était un général de l'Empire qui ne tenait pas à la dot. Il est vrai qu'il mettait pour première condition qu'aussitôt mariée elle cesserait de voir sa mère. Malgré toute l'antipathie qu'elle éprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait eu le bon sens de refuser et d'éconduire le prétendant plus que quinquagénaire. Elle prononça même dans cet entretien quelques paroles conciliantes envers celle qui avait été l'épouse de son fils.

Le lendemain matin, pour Aurore le réveil fut lugubre. Deschartres vint lui annoncer que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie. Elle s'était levée durant la nuit, était tombée et n'avait pu se relever. Elle resta paralysée, avec un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon. C'étaient des divagations presque continuelles, un lamentable état d'enfance. Elle voulait qu'on lui lût le journal et ne pouvait fixer son attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et se plaignait qu'on ne voulût pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Et cette dégénérescence des facultés dura tout le printemps, tout l'été, tout l'automne, avec quelques rares heures de lucidité.

Autour du fauteuil, auprès du lit où s'éteignait cette belle intelligence comme une lampe privée d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantés par de mélancoliques méditations. Elle dut prendre la direction de la maison. Deschartres, fort avisé, exigea qu'elle fît chaque jour une sortie à cheval, qu'elle respirât l'air du matin, après être demeurée des après-midi ou des soirées entières dans la chambre de la malade, absorbant du tabac à priser, du café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie pour ne pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysée prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrît les volets et se croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.

Par une singulière volte-face de la pensée, Aurore, au chevet de sa grand'mère, allait insensiblement se détacher des croyances et des habitudes religieuses qu'elle avait contractées au couvent. La lecture du Génie du Christianisme et de l'Imitation, loin de la confirmer dans la certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle trouvait une contradiction irréductible entre la doctrine de Gerson et celle de Chateaubriand, et elle était incapable d'opter. «Il me fallait, dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre (de l'Imitation) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et la poésie, et le raisonnement, et l'amitié et la famille; passer les jours et les nuits en extase et en prières auprès de ma moribonde, et, de là, divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.» Il en résultait pour Aurore d'insurmontables perplexités et des points de vue différents, selon qu'elle était en pleine campagne, à cheval, ou dans sa chambre, agenouillée sur son prie-Dieu. «Au galop de Folette, j'étais tout Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson et me reprochais le soir mes pensées du matin.» Entre temps, elle se tourmentait de l'idée que sa grand'mère pouvait mourir sans sacrements, et elle n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en référa à son confesseur, l'abbé de Prémord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort sage, l'approuva d'avoir gardé le silence. «Cet homme, dit George Sand, était un saint, un vrai chrétien, dirai-je quoique jésuite, ou parce que jésuite?» Et elle saisit cette occasion, dans l'Histoire de ma Vie, pour nous donner son opinion—celle d'après 1850—sur la Compagnie de Jésus. «Soyons équitables, écrit-elle. Au point de vue politique, en tant que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir et jalouse de domination. Je dis secte en parlant des disciples de Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée. Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a sapé et conquis la papauté sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son infaillibilité, tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela que toutes les autres hérésies, et, partant, plus puissante et plus durable. Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Eglise intolérante, et il était hérétique parce, qu'il était jésuite. La doctrine de Loyola est la boîte de Pandore.»

Sa déclaration de principe une fois formulée, George Sand va plaider les circonstances atténuantes pour la Compagnie de Jésus. Il sera impossible de souscrire à cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et dans la mémoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre exécrable de l'Inquisition, les censures de l'Assemblée du Clergé de France, les protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrêts des Parlements et la condamnation même prononcée par le pape Clément XIV qui, en 1773, dissolvait l'ordre des Jésuites, sans parler des débats engagés en Sorbonne autour du grand Arnauld à propos de l'Augustinus, non plus que de l'écho, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses Provinciales. En dépit de son indulgence, George Sand est obligée de répudier la morale, ou plutôt l'immoralité jésuitique. «Dirai-je, écrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une doctrine qui eût pu être si généreuse et si bienfaisante est devenue, entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie.» Voilà les deux mots auxquels il faut se tenir, et qui résument l'intégrale vérité sur la doctrine du perinde ac cadaver.

Se tournant derechef vers l'abbé de Prémord, Aurore lui demanda de départager son esprit entre les sollicitations contraires de l'Imitation et du Génie du Christianisme. Il répondit par le simple conseil—ce qui est assez surprenant de la part d'un confesseur—de multiplier ses lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissée sa grand'mère en la chargeant des clefs de la bibliothèque. Madame Dupin lui avait montré le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus, c'était la liberté absolue, et le jésuite se range à cet avis: «Lisez les poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de l'Evangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.»

Elle suivit le conseil et lut tour à tour Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne—«dont ma grand'mère, dit-elle, m'avait marqué les chapitres et les feuillets à passer,»—puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref une véritable encyclopédie, et elle absorba le tout pêle-mêle. Enfin Rousseau arriva, celui qui devait la conquérir et la posséder sans conteste, «Rousseau, écrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par excellence, et je fus entamée.» La sensibilité de Jean-Jacques allait triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de son catholicisme. Elle marque cette étape: «L'esprit de l'Eglise n'était plus en moi; il n'y avait peut-être jamais été.»

C'était l'époque où l'Italie et la Grèce se soulevaient pour leur affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hésitaient pas à se prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chrétiens justement révoltés. Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrassé la cause hellénique. Deschartres soutenait le sultan, représentant de l'autorité. Et c'étaient d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le pédagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa phrase. «Après quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé?—Ainsi tombera l'empire ottoman,» répliqua Aurore, que son précepteur traitait de jacobine, de régicide, de philhellène et de bonapartiste.

Cependant les inquiétudes d'Aurore pour le salut de l'âme de sa grand'mère subsistaient et survivaient même à l'ébranlement de sa foi religieuse. Dégoûtée du culte tel qu'on le pratiquait à Saint-Chartier ou à La Châtre, elle s'abstenait d'aller à la messe pour entendre les beuglements des chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la bonne société, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et le bruit des gros sous qu'on récolte et qu'on compte. Elle préférait lire sa messe dans sa chambre; mais elle aurait voulu—et en cela son catholicisme persistait—réconcilier sa grand'mère avec l'Eglise. Cet événement si souhaité se produisit par les soins de l'archevêque d'Arles, Loménie de Brienne, qui était pour la malade une manière de beau-fils, car il était issu des fameuses amours de son mari Francueil et de madame d'Epinay. Ce prélat, que madame Dupin avait entouré naguère de sollicitude presque maternelle, était d'une balourdise et d'une stupidité d'autant plus déconcertantes que son père et sa mère auraient dû lui léguer quelque trait de leur remarquable intelligence. Physiquement, il ressemblait à madame d'Epinay qui, de l'aveu unanime des contemporains et d'après son propre témoignage, fut laide. Au surplus, George Sand nous a tracé le portrait de l'archevêque: «Il n'avait pas plus d'expression qu'une grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; très vif, très rond de manières, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses privilèges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé, bonasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr, mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.»

C'est ce prélat qui, en arrivant à Nohant, devait surmonter la résistance voltairienne de madame Dupin. Il lui fit une grotesque homélie débutant par cet exorde: «Chère maman, je ne vous ai pas prise en traître et n'irai pas par quatre chemins. Je veux sauver votre âme.» Il continuait en la priant d'être bien gentille et bien complaisante pour son gros enfant, refusait de discuter avec elle et ses beaux esprits reliés en veau, et terminait ainsi sa fantaisiste allocution: «Il ne s'agit pas de ça; il s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à vous la demander à genoux. Seulement, comme mon ventre me gênerait fort, voilà votre petite qui va s'y mettre à ma place.» Avec de tels arguments, renforcés par les regards suppliants d'Aurore, il eut cause gagnée. «Allons, s'écria-t-il en se frottant les mains et en se frappant sur la bedaine, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous administrer. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez plus.» Il passa le reste de la journée à rire, à jouer avec les chiens en leur disant qu'ils pouvaient bien regarder un évêque. Et il taquinait Aurore, lui reprochait d'avoir failli tout faire manquer et les mettre dans de beaux draps. Elle était stupéfaite de ce langage, de cette familiarité, de cette façon, écrit-elle, de fourrer les sacrements. Par bonheur le curé eut un peu plus de tact que le prélat. Devant Aurore qui assistait à la cérémonie, il résuma ainsi la doctrine de l'Eglise: «Ma chère soeur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons.» En aparté madame Dupin dit à Aurore: «Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois.» Au regard du monde elle était en règle avec la divinité.

L'archevêque, piqué de prosélytisme, essaya de chapitrer la petite-fille après la grand'mère, en se promenant ou, nous dit George Sand, en roulant comme une toupie à travers le jardin. Il eut moins de succès. «Fais ton examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la tête.» Elle refusa. Et lui de reprendre: «Qu'est-ce à dire, oison bridé? Mais voilà l'heure du dîner. J'ai une faim de chien. Dépêchons-nous de rentrer.» Enfin, comme la sottise n'excluait pas chez lui le fanatisme, il se rendit à la bibliothèque la veille de son départ, brûla et lacéra des livres hétérodoxes. Deschartres l'arrêta dans cette besogne.

Le spectacle de la confession de sa grand'mère avait attristé Aurore. Elle-même ne devait plus solliciter l'absolution, à la suite d'une question indiscrète du curé de La Châtre qui, sur des bavardages de petite ville, lui demanda si elle avait un commencement d'amour pour un jeune homme. Elle quitta le confessionnal, et ne voulut pas davantage s'adresser au vieux curé de Saint-Chartier qui, lorsqu'on s'attardait à énumérer des péchés, avait coutume de grommeler: «Très bien, très bien. Allons, est-ce bientôt fini?»

Pour occuper ses loisirs et détendre son imagination, elle s'adonna à l'ostéologie, à l'anatomie, avec Deschartres et un camarade qu'elle appelle Claudius et qui leur apportait des têtes, des bras, des jambes, voire un squelette entier de petite fille qu'elle garda longtemps sur sa commode et qui lui causait des cauchemars. Alors elle mettait le squelette à la porte de sa chambre, et s'endormait paisiblement. Il va sans dire qu'à La Châtre on jasait de cette jeune fille qui étudiait des os de mort, tirait au pistolet, chassait, et s'habillait en garçon. On prétendit qu'elle profanait les hosties et qu'elle entrait à cheval dans l'église, caracolant autour du maître-autel, ou encore que la nuit elle déterrait les cadavres.

Le 22 décembre 1821, madame Dupin succomba. Depuis le mois de février ses facultés s'étaient obscurcies, mais elle eut, à l'instant suprême, un retour de lucidité et dit à sa petite-fille: «Tu perds ta meilleure amie.» Deschartres, que cette mort avait affolé, réveilla Aurore vers une heure du matin et par le verglas la conduisit au cimetière. Il avait ouvert le cercueil de Maurice Dupin, souleva la tête qui se détacha d'elle-même, et dit à Aurore: «Demain cette fosse sera fermée. Il faut y descendre, il faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie.» Etla jeune fille, s'associant à l'exaltation du précepteur, accomplit, après lui, cet acte, faut-il dire de dévotion ou de profanation? Il referma ensuite le cercueil, et ajouta en sortant du cimetière: «Ne parlons de cela à personne. On croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le sommes pas.»

Aurore passait sous la direction de sa mère qui n'avait pas assisté aux funérailles, mais qui arriva pour l'ouverture du testament. Les dispositions prises par l'aïeule confiaient sa petite-fille à son cousin paternel René de Villeneuve, mais elles ne furent pas respectées. Il y eut des scènes violentes: madame Maurice Dupin s'abandonna à des récriminations injurieuses contre la défunte. Aurore fut révoltée. Elle aurait voulu rentrer au couvent. Il ne s'y trouvait pas de chambre vacante. Elle dut suivre sa mère à Paris. Cette période de sa vie lui laissa une impression d'amertume et de rancoeur. Entre la mère et la fille, il se produisit une série de froissements inoubliables qui attestaient une véritable incompatibilité d'humeur. Madame Maurice Dupin alla jusqu'à exhiber à Aurore des lettres de La Châtre ou de Nohant, des délations de domestiques, qui incriminaient la conduite de la jeune fille et cherchaient à la salir. Ce fut le comble, un débordement de désespoir et de nausée.

De vrai, madame Maurice Dupin était folle, ou peu s'en faut. Ses nerfs malades la dominaient et lui faisaient commettre des insanités. Si elle voyait Aurore lire, elle lui arrachait le volume des mains, incapable qu'elle était elle-même de se livrer à une lecture sérieuse. Elle ne songeait qu'à s'attifer, à changer de toilette, à remuer; elle avait des perruques, tour à tour blond, châtain clair, cendré et noir roux. Parfois, elle entamait avec sa fille le chapitre de son passé et lui faisait des confidences à tout le moins superflues.

Aussi, lorsque l'occasion s'offrit pour Aurore d'aller passer quelques jours à la campagne, près de Melun, chez des amis de l'oncle de Beaumont, M. et madame Roettiers du Plessis, elle ne demanda qu'à y demeurer plusieurs semaines, et sa mère consentit avec empressement. La famille était charmante et la maison très agréable. Aurore s'y plut et s'y attarda, entourée d'affection et de tendresse par madame Roettiers du Plessis. Parmi les jeunes gens qui venaient en visite dans ce milieu très bonapartiste et dont le chef James, ancien ami de Maurice Dupin, a inspiré certains passages du roman de Jacques, figurait le fils naturel du baron Dudevant, colonel en retraite. Casimir Dudevant avait vingt-sept ans; il faisait son droit, après avoir servi comme sous-lieutenant dans l'armée. Il était—dit George Sand à trente ans d'intervalle—«mince, assez élégant, d'une figure gaie et d'une allure militaire» Au Plessis, il s'associait à tous les jeux des enfants, colin-maillard, cache-cache, parties de barres et d'escarpolette. Avec madame Angèle Roettiers il était affectueusement familier, et, comme elle appelait Aurore «sa fille», il observa malicieusement un jour: «Alors c'est ma femme? Vous savez que vous m'avez promis la main de votre fille aînée.» Ce badinage devait devenir une réalité.

La plaisanterie fut reprise par les uns, par les autres. Casimir disait à madame Angèle: «Votre fille est un bon garçon.» Et Aurore de répliquer: «Votre gendre est un bon enfant.» Après plusieurs séjours au Plessis qui se rapprochaient et se prolongeaient, le jeune Dudevant déclara ses sentiments à mademoiselle Dupin, en s'excusant de ne pas agir selon les usages, mais il voulait avoir son acquiescement et être assuré de sa sympathie avant qu'une démarche fût tentée auprès de sa mère. Aurore désira réfléchir. Casimir était très estimé par M. et madame Roettiers du Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le chapitre de l'amour, parlait d'amitié, de bonheur domestique. Elle appréciait cette réserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulièrement calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et l'enthousiasme de leur âge, auraient jugé réfrigérant: «Je veux vous avouer, disait-il, que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie… Mais, quand je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous connaissais depuis longtemps et que nous étions deux vieux amis.» On ne saurait alléguer qu'il ait cherché à exciter l'imagination d'Aurore. C'était un prétendant respectueux, comme les mères en souhaitent à leurs filles, qui les rêvent plus effervescents.

Une entrevue fut ménagée, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel. Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa décoration et son air respectable, plut à la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de goût pour les militaires. Le fils lui était moins sympathique. «Il n'est pas beau, disait-elle. J'aurais aimé un beau gendre pour lui donner le bras.» Cette ci-devant modiste, à l'âme de grisette, avait les mêmes instincts que la Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant à Fritz ces couplets qui portent la signature de deux académiciens:

Voici le sabre de mon père!

Tu vas le mettre à ton côté!

Ton bras est fort, ton âme est fière,

Ce glaive sera bien porté!

Ou encore:

Dites-lui qu'on l'a remarqué,

Distingué;

Dites-lui qu'on le trouve aimable.

Madame Dupin accepta en principe l'idée du mariage, exprima le désir qu'on arrêtât les conditions pécuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversée. Elle avait découvert des choses monstrueuses: Casimir avait été garçon de café! On rit, elle se fâcha, elle emmena Aurore à l'écart, pour lui dire que dans cette maison on mariait les héritières avec des aventuriers, moyennant pot-de-vin.

C'était là une calomnie gratuite à l'adresse des Roettiers, mais l'écervelée avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, férocement cupide—nous le découvrirons plus tard—se souciait surtout et même uniquement de faire un riche mariage. Aurore était un beau parti; elle avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte, après avoir jeté beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle reçut la visite de madame Dudevant, qui la séduisit par une rare distinction mondaine et sut la flatter. Avec des éloges on trouvait aisément le chemin de son coeur et les avenues de sa pensée. Aurore elle-même jugea charmante la belle-mère de Casimir. Le mariage fut décidé, abandonné, repris. Madame Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir «ce garçon de café» pour gendre. Son nez lui déplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire à ses desseins. Enfin elle exigea le régime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fût attribuée à Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de malveillance ou preuve de perspicacité? Il semble qu'elle avait deviné la rapacité de Casimir, et elle rendit à sa fille un signalé service. Ces 3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquérir l'indépendance. Mais, dans ses illusions de fiancée, elle n'y vit qu'une précaution injurieuse. Elle aimait peut-être Casimir Dudevant; à coup sûr, elle avait confiance en lui.

Le mariage fut célébré le 10 septembre 1822 à Paris, et quelques jours après les jeunes époux partirent pour Nohant où Deschartres les accueillit avec joie. La vie conjugale réserve à Aurore des désillusions rapides, vite accrues, et qui la pousseront aux résolutions extrêmes.

George Sand et ses amis

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