Читать книгу George Sand et ses amis - Albert Le Roy - Страница 6

LES ANNÉES D'ENFANCE

Оглавление

Pour fil conducteur à travers l'enfance et la jeunesse de George Sand, nons avons encore l'Histoire de ma Vie, mais rédigée sous une inspiration sensiblement différente. Tous les premiers chapitres, relatifs aux origines, avaient été composés et publiés sous la monarchie de Juillet. L'écrivain reprend la plume et continue son autobiographie, le 1er juin 1848, après avoir participé aux événements de la Révolution qui renversa Louis-Philippe et avoir collaboré, auprès de Ledru-Rollin, fondateur du suffrage universel, aux circulaires du gouvernement provisoire. Il en résulte une évolution de sa pensée, une volte-face analogue à celle qu'on remarque, au regard de M. Thiers, dans les volumes de l'Histoire du Consulat et de l'Empire postérieurs au Deux Décembre. «J'ai beaucoup appris, déclare George Sand, beaucoup vécu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle… Si j'eusse fini mon livre avant cette Révolution, c'eût été un autre livre, celui d'un solitaire, d'un enfant généreux, j'ose le dire, car je n'avais étudié l'humanité que sur des individus souvent exceptionnels et toujours examinés par moi à loisir. Depuis j'ai fait, de l'oeil, une campagne dans le monde des faits, et je n'en suis point revenue telle que j'y étais entrée. J'y ai perdu les illusions de la jeunesse, que par un privilège dû à ma vie de retraite et de contemplation, j'avais conservées plus tard que de raison.»

Ces illusions, nous les connaîtrons mieux et pourrons en apprécier la persistance, en repassant avec George Sand les péripéties de ses premières années et les hasards d'une éducation où se heurtèrent les influences rivales de sa mère et de son aïeule.

Madame Dupin, en dépit des fréquents voyages que son fils faisait à Nohant, n'avait appris de lui ni le mariage avec madame Delaborde ni la naissance de l'enfant survenue le 12 messidor. C'est seulement vers la fin de brumaire an XIII (novembre 1804) qu'elle conçut des soupçons et voulut les éclaircir. L'Histoire de ma Vie rapporte les deux lettres qu'elle adressa au maire du cinquième arrondissement: «J'ai de fortes raisons, écrivait-elle, pour craindre que mon fils unique ne se soit récemment marié à Paris sans mon consentement. Je suis veuve; il a vingt-six ans; il sert, il s'appelle Maurice-François-Elisabeth Dupin. La personne avec laquelle il a pu contracter mariage a porté différents noms; celui que je crois le sien est Victoire Delaborde. Elle doit être un peu plus âgée que mon fils—(elle avait effectivement trente ans),—tous deux demeurent ensemble rue Meslay, n° 15… Cette fille ou cette femme, car je ne sais de quel nom l'appeler, avant de s'établir dans la rue Meslay, demeurait en nivôse dernier rue de la Monnaie, où elle tenait une boutique de modes.»

Les lettres ni les démarches de madame Dupin ne purent aboutir à l'annulation du mariage. Elle recueillit seulement, comme pour attiser sa colère, des renseignements fort peu édifiants sur les origines de cette bru qui entrait subrepticement dans sa famille, sur le père, Claude Delaborde, oiselier au quai de la Mégisserie, sur le grand-père maternel, un certain Cloquart, qui portait encore, par delà la Révolution, un grand habit rouge et un chapeau à cornes, son costume de noces sous le règne de Louis XV.

Cependant l'officier de l'état civil, un maire à l'âme patriarcale, tentait de calmer les inquiétudes de madame Dupin. Il chargeait, selon ses propres expressions, une personne intelligente et sûre de pénétrer, sous un prétexte quelconque, dans l'intérieur des jeunes époux, et voici le tableau qu'il en trace, d'après ce témoin fidèle: «On a trouvé un local extrêmement modeste, mais bien tenu, les deux jeunes gens ayant un extérieur de décence et même de distinction, la jeune mère au milieu de ses enfants, allaitant elle-même le dernier, et paraissant absorbée par ces soins maternels; le jeune homme plein de politesse, de bienveillance et de sérénité… Enfin, quels qu'aient pu être les antécédents de la personne, antécédents que j'ignore entièrement, sa vie est actuellement des plus régulières et dénote même une habitude d'ordre et de décence qui n'aurait rien d'affecté. En outre, les deux époux avaient entre eux le ton d'intimité douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des renseignements ultérieurs, je me suis convaincu que rien n'annonce que votre fils ait à se repentir de l'union contractée.»

Le maire termine par quelques paroles de condoléance, en prévoyant qu'un jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brisé le coeur de sa mère. Mais c'est sa première, sa seule faute. Elle est réparable, elle comporte le pardon, et, au demeurant, le ton qu'on a vu chez lui ne justifie nullement les douloureux présages que madame Dupin avait conçus. Comme beaucoup de belles-mères, elle espérait que son fils serait malheureux et lui reviendrait. Il n'en était rien. Maurice n'avait d'autre souci immédiat que de chercher les voies d'une réconciliation malaisée. Il finit par les découvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnée de succès. Madame Dupin était venue secrètement à Paris, afin de consulter M. de Sèze et deux autres avocats célèbres sur la validité du mariage. Ils déclarèrent l'affaire neuve, comme toutes celles du même genre qui découlaient de la législation civile récemment mise en vigueur; mais ils estimèrent que le mariage avait toutes chances d'être reconnu valable par les tribunaux, partant la naissance d'être proclamée légitime.

Sur ces entrefaites, Maurice, informé du voyage de sa mère, prit la petite Aurore dans ses bras et chargea la portière de monter avec l'enfant chez madame Dupin, en lui disant: «Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'mère! Sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en suis si heureuse que je ne peux pas m'en séparer un instant.» Tout en bavardant, elle déposa le bébé sur les genoux de la vieille dame qui cherchait sa bonbonnière. Soudain un soupçon traversa l'esprit de madame Dupin. Elle s'écria: «Vous me trompez, cette enfant n'est pas à vous; ce n'est pas à vous qu'elle ressemble… Je sais, je sais ce que c'est.» Et elle repoussait la petite Aurore qui, effrayée, se mit à verser des larmes. La portière s'apprêtait à reprendre et à emporter l'enfant. La grand'mère fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils était en bas, elle le fit appeler. C'était le pardon. Quand ils se retirèrent, Aurore avait dans la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait à sa belle-fille: George Sand a toujours porté cette bague. Quelques semaines plus tard, la réconciliation fut complète. La châtelaine de Nohant consentit à recevoir l'humble modiste qui s'était introduite dans la famille; elle assista au mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitôt après, elle regagna son manoir berrichon.

Le jeune ménage s'était installé dans un étroit appartement de la rue Grange Batelière. Bientôt Maurice fut obligé de rejoindre son régiment pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura à Paris avec ses deux enfants, la petite Aurore et son aînée Caroline, qui n'était pas la fille de Maurice Dupin. Le train de vie était des plus modestes, l'existence des plus régulières. Celle qui jadis avait suivi un général sur les grandes routes de l'Italie, n'aspirait désormais qu'à la quiétude. Elle n'avait aucun goût pour le monde. «Les grands dîners, écrit George Sand, les longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre.» En ce point, ses sentiments étaient tout à fait conformes à ceux de son mari. «Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'Histoire de ma Vie, que dans leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques bâillements, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home nécessaire.»

Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin à sa femme et nous n'en possédons point qui aient été adressées à sa mère, durant la campagne de 1805. On sait toutefois qu'il participa à la série d'opérations militaires qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas certain qu'il ait assisté à la bataille d'Austerlitz. Son avancement s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De là cette phrase de l'Histoire de ma Vie, sans qu'on voie bien exactement s'il faut l'attribuer à George Sand ou à son père: «Chacun sous l'Empire songe à soi; sous la République, c'était à qui s'oublierait.»

Nommé enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 décembre 1805) et chevalier de la Légion d'honneur à la même époque, Maurice Dupin revint passer quelques semaines à Paris. Entre temps, la petite Aurore avait été mise en sevrage à Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa mère, qui avait épousé M. Maréchal, officier retraité. Elle jouait avec sa cousine Clotilde, leur fille, qui était du même âge et qui fut la meilleure amie de ses jeunes années. On louait, pour promener les enfants, l'âne d'un jardinier voisin, et on les plaçait sur du foin dans les paniers qui servaient à porter les fruits, les légumes ou le lait au marché, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre.

Voilà le plus lointain souvenir qu'ait gardé George Sand, ainsi que celui d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminée. Ce fut pour l'enfant comme un éveil de la sensibilité. La venue du médecin, les sangsues, le départ de la bonne, sont restés gravés dans sa mémoire. A quatre ans, elle savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: «Mon Dieu, je vous donne mon coeur.» C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où elle eût une idée de Dieu et d'elle-même. Le Pater, le Credo et l'Ave Maria, qu'elle disait en français, lui étaient aussi inintelligibles que si elle les eût appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles lui étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop fortes et trop profondes pour le premier âge.

Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour, par exemple, au cours de la leçon d'alphabet, elle répondit à sa mère: «Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.» Et, comme elle épelait toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de cette résistance opiniâtre: «C'est que je ne connais pas le B.» Le véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie. «L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.» Elle proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'Emile, veut supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle, l'impression fut très douloureuse, la première année où s'insinua dans son esprit un doute sur la réalité du père Noël. «J'avais, écrit-elle, cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche.»

Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais qui lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard un goût analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur élèvera un théâtre à Nohant et composera pour elles, en collaboration avec son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune âge, elle aimait se raconter à elle-même de longues et fantastiques histoires. Sa soeur Caroline avait été mise en pension, sa mère était très occupée par les soins du ménage. Aussi, pour qu'elle prît un peu l'air, la plaçait-on volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses ongles la paille des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que ses mains étaient occupées, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle débitait les contes improvisés que sa mère appelait des romans.

A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La maison s'emplissait de bruit et de gaîté. L'enfant entendait prononcer le nom et raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade, elle l'aperçut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère s'écria, toute joyeuse: «Il t'a regardée, souviens-toi de ça; ça te portera bonheur!» Et George Sand ajoute dans l'Histoire de ma Vie: «Je crois que l'Empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout à coup si bienveillant et si doux.» Elle vit également le Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, à une fenêtre des Tuileries d'où il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut sans doute, il se mit à rire davantage et jeta de son côté un gros bonbon. Malgré les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui était au pied de la fenêtre ne voulut pas que le bonbon fût ramassé.

De ces temps éloignés George Sand avait conservé des souvenirs très précis. Elle revoyait les jeux de son père qui, à table, pour la désappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit dans du lait sucré, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine, de lapin ou de pantin,—distraction familière aux mess de sous-officiers. Cependant le bien-être et l'aisance ne régnaient pas à la maison. Maurice Dupin, aide de camp de Murat, en dépit de ses appointements et des dons de sa mère, se laissait endetter. On a accusé sa femme d'avoir été désordonnée et dépensière. L'Histoire de ma Vie proteste contre ce reproche: «Ma mère faisait elle-même son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie, elle s'est levée avec le jour et couchée à une heure du matin.»

Le grand ami d'Aurore, en ces premières années d'enfance, fut un certain Pierret, d'origine champenoise, dont George Sand s'est complu à évoquer la physionomie. Il occupait au Trésor un emploi des plus modestes, et il était la seule personne que madame Maurice Dupin reçût dans l'intimité, en l'absence de son mari. Ce Pierret avait pour la fillette «la tendresse d'un père et les soins d'une mère». Le surplus de ses loisirs s'écoulait dans un estaminet du faubourg Poissonnière, à l'enseigne du Cheval blanc; car il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Il aimait surtout Aurore. C'était un disgracié, à l'âme tendre, aux effusions sentimentales. «Le plus laid des hommes, dit George Sand, mais cette laideur était si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitié. Il avait un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstinément, et sa peau était si blanche et si rose qu'il parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colère, parce qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma soeur, lui demanda de très bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité.» Grand et gros, la figure contractée par des tics nerveux, Pierret était le meilleur des hommes. Une année où Aurore ne cessait de troubler le sommeil de sa mère, il prit l'enfant, l'emporta chez lui, passa une vingtaine de nuits auprès du berceau, administrant le lait et préparant l'eau, sucrée avec la vigilance d'une nourrice. Le matin, il ramenait Aurore en allant à son bureau, et le soir il la reprenait en sortant du Cheval blanc.

Il fallut pourtant quitter l'ami Pierret. Madame Maurice Dupin, depuis longtemps éloignée de son mari et un peu jalouse, voulut le rejoindre à Madrid. Elle était enceinte, et ce voyage semblait assez imprudent. Elle résolut néanmoins de l'entreprendre, laissa Caroline en pension et partit avec Aurore. Comme Victor Hugo, George Sand était vouée, tout enfant, à visiter l'Espagne: Elle en a rapporté des impressions qui méritent d'être recueillies. D'abord son imagination fut émue par les hautes montagnes des Asturies, puis elle admira la végétation avec cet instinctif enthousiasme qui devait faire d'elle l'élève et l'imitatrice de Jean-Jacques: «Je vis, dit-elle, pour la première fois, sur les marges du chemin, du liseron en fleur. Ces clochettes roses, délicatement rayées de blanc, me frappèrent beaucoup.» Sa mère attira son attention: «Respire-les, cela sent le bon miel, et ne les oublie pas!» George Sand conserva, en effet, cette première sensation de l'odorat, et depuis lors elle ne put respirer des fleurs de liseron-vrille sans se rappeler le bord du chemin espagnol. Le liseron était pour elle comme pour Rousseau la pervenche des Confessions.

Une autre rencontre marqua le voyage avant l'arrivée à Madrid. C'était par une nuit assez claire. Tout à coup le postillon modéra l'allure de son attelage et cria au jockey: «Dites à ces dames de ne pas avoir peur, j'ai de bons chevaux.» Trois énormes silhouettes, d'aspect ramassé, se projetaient sur les bords de la route. Madame Dupin les prit pour des voleurs. C'étaient de grands ours de montagne.

Certaine nuit, il fallut coucher dans une chambre d'auberge où le plancher avait une large tache de sang. La mère d'Aurore, tremblante de peur, voulut aller à la découverte. Elle était persuadée qu'un pauvre soldat français avait été assassiné par les Espagnols. En ouvrant une porte, elle finit par découvrir les cadavres de trois porcs. Et cette anecdote rappelle celle de Paul-Louis Courier, au fin fond des Calabres.

Nous voici à Madrid. Maurice Dupin était logé au troisième étage du palais du prince de la Paix, «le plus riche, dit George Sand, et le plus confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de son favori (Godoy), et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi légitime.» Elle nous dépeint un appartement immense, tout tendu en damas de soie cramoisi. «Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout était doré et me parut en or massif, comme dans les contes de fées. Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient peur.» Si le palais était somptueux, il était également malpropre. Les animaux domestiques y pullulaient, notamment des lapins qui circulaient en liberté à travers les corridors, les chambres et les salons. La petite Aurore se prit d'une particulière affection pour l'un d'eux, tout blanc, avec des yeux de rubis. Il égratignait les inconnus, mais avec elle il était très familier, dormant sur ses genoux ou sur sa robe, tandis qu'elle racontait des histoires.

Le palais du prince de la Paix avait pour hôte principal Joachim Murat, à l'état-major duquel Maurice Dupin était attaché. Murat a laissé dans l'imagination de George Sand un souvenir éblouissant. Il avait pris en grande amitié cette enfant qu'on lui présenta revêtue d'un uniforme militaire, semblable à quelque déguisement de carnaval, mais que l'Histoire de ma Vie nous retrace avec complaisance: «Cet uniforme était une merveille. Il consistait en un dolman de Casimir blanc tout galonné et boutonné d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetée sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi à canons et aiguillettes d'or émaillés, la sabretache avec un aigle brodé en perles fines, rien n'y manquait. En me voyant équipée absolument comme mon père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide de camp, et nous admit dans son intimité.»

Aurore était gênée par ce bel uniforme très lourd et très serré. Aussi se lassa-t-elle bien vite de traîner son sabre et d'arborer sa pelisse. Volontiers elle quittait la fourrure et les galons pour le joli costume espagnol de l'époque, robe de soie noire très courte avec une frange qui tombait sur la cheville, mantille de crêpe noir à large bande de velours. Murat, si redoutable à la guerre, si héroïque sur le champ de bataille, était le plus douillet des hommes devant la maladie. George Sand se souvient de l'avoir entendu rugir comme si on l'assassinait, au milieu de la nuit, pour une simple inflammation qui ne mettait pas sa vie en danger. Elle se rappelle l'émoi qu'elle ressentit et ce cri qu'elle poussait au milieu des sanglots: On tue mon prince Fanfarinet. C'est le nom que dans ses contes elle donnait au beau Murat. Il était, d'ailleurs, plein de sollicitude et même de tendresse pour elle. Un jour, en s'éveillant, elle trouva à ses côtés, la tête sur le même oreiller, un jeune faon, couché en rond, les pattes repliées. Elle le tenait enlacé entre ses bras. C'était un cadeau que Murat lui avait apporté nuitamment, au retour de la chasse, et il venait, de bon matin, contempler le tableau. Certains foudres de guerre ont de ces recoins idylliques dans l'âme.

Madame Dupin avait mis au monde à Madrid un enfant chétif et aveugle; puis il fallut abandonner le palais du prince de la Paix. L'armée française était obligée de battre en retraite. Nos troupes, déguenillées et rongées par la gale, se repliaient sur les Pyrénées, tandis que Murat allait occuper le trône de Naples. On traversait des villages incendiés, on suivait des routes encombrées de cadavres. On avait soif, et dans l'eau des fossés on trouvait des caillots de sang. On avait faim, et l'on manquait de vivres. Un soir, dans un campement français, Aurore partagea la gamelle du soldat, un bouillon très gras où le pain se mêlait à quelques mèches noircies: c'était une soupe faite avec des bouts de chandelles.

Après maintes souffrances, la famille arriva à Nohant, chez la grand'mère, et George Sand la revoit, telle qu'elle lui apparut, sur le seuil de la demeure: «Une figure blanche et rosée, un air imposant, un invariable costume composé d'une robe de soie brune à taille longue et à manches plates, une perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, un petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu.» C'était la première fois que Maurice amenait sa femme et ses enfants, et sur-le-champ il fut nécessaire de les soigner tous pour l'affreuse maladie éruptive qu'ils avaient rapportée d'Espagne. Aurore, au bout de quelques jours de traitement, fut guérie. Elle eut vite lié connaissance avec Hippolyte, un gros garçon de neuf ans que Maurice avait eu avant son mariage, et aussi avec Deschartres, qui, pour recevoir les nouveaux hôtes, avait revêtu son plus beau costume: culottes courtes, bas blancs, guêtres de nankin, habit noisette, casquette à soufflet. Il semblait qu'après toutes les péripéties du voyage en Espagne ce dût être le repos et le bonheur. Bien au contraire, le petit aveugle mourut, consumé par la fièvre, et ce fut pour madame Maurice Dupin une telle douleur qu'elle éprouva une véritable hallucination. Elle s'imagina qu'on l'avait inhumé vivant, et elle persuada à son mari d'aller rouvrir la tombe. George Sand a relaté l'événement dans une des pages les plus tragiques de l'Histoire de ma Vie. Il y passe un frisson d'épouvante:

«Mon père se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une bêche et court au cimetière, qui touche à notre maison et qu'un mur sépare du jardin; il approche de la terre fraîchement remuée et commence à creuser… Il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière, entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa devant lui, le frappa à l'épaule et le fit tomber dans le fossé.»

Surmontant l'émotion qui l'agitait et lui mettait la sueur aux tempes, il rapporta le cercueil de son enfant. La mère dut se rendre compte que l'oeuvre de la mort était accomplie. Elle voulut pourtant garder le petit cadavre un jour et une nuit encore; puis ils allèrent le confier à la terre dans un coin du jardin, au pied d'un vieux poirier. Une semaine plus tard, Maurice, en rentrant de La Châtre où il avait dîné chez des amis, était désarçonné par un cheval ombrageux qu'il avait ramené d'Espagne. Il tomba sur un tas de pierres et se brisa les vertèbres du cou. La mort dut être instantanée.

Ce fut un deuil cruel; qui laissait face à face une mère affolée de douleur, une veuve désespérée. Les larmes auraient pu, semble-t-il, les réconcilier, effacer les souvenirs amers. Tout au rebours, leur tendresse jalouse et égoïste va se disputer la direction et l'affection de l'enfant. Sur tous les points essentiels de l'éducation elles seront en désaccord. La mère d'Aurore lisait et lui conseillait de lire des contes, des récits fantastiques, les romans de madame de Genlis, alors que la vieille madame Dupin, férue de principes voltairiens, eût souhaité un autre commerce intellectuel. Quoi qu'il en soit, George Sand contracta dès le premier âge ce goût passionné de la lecture qu'elle a délicieusement analysé dans la septième des Lettres d'un Voyageur, adressée à Franz Liszt:

«Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé! Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu: mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô l'Iliade! ô Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse écoulée! ô mon vieux chien, qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise!».

Tels sont les souvenirs que George Sand avait gardés de l'âge d'or, où elle eut comme compagne de jeu Ursule, nièce de la femme de chambre de madame Dupin, et qui restera pour elle, à travers la vie, une amie fidèle, malgré la différence des conditions. Quand il était question pour Aurore de choisir entre sa grand'mère et sa mère, de sacrifier celle-ci au profit de celle-là, Ursulette disait, en toute petite paysanne déjà attachée à l'argent: «C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme ça pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses à manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ça? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'âge d'or et toujours du richement.» L'enfant développait le mot qu'elle avait entendu sa tante Julie dire un jour à Aurore: «Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger des haricots?»

George Sand convient que sa mère avait un caractère assez difficile à manier. Elle était brusque, emportée, vaniteuse en même temps, au point de se faire adresser son courrier au nom de madame de Nohant-Dupin. L'Histoire de ma Vie lui prête des opinions démocratiques qu'elle n'eut jamais. Elle était grisette dans l'âme et cherchait à inculquer à sa fille des habitudes de frivolité et de coquetterie. Ne passait-elle pas des heures à la coiffer à la chinoise? «C'était bien, dit George Sand, la plus affreuse coiffure que l'on pût imaginer, et elle a été certainement inventée par les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée surmontée d'une petite houle de cheveux. On ressemblait ainsi à une brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plantés à contre-poil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre qu'on avait la peau du front tirée et le coin des yeux, relevé comme les figures d'éventail chinois.» La grand'mère, qui trouvait ridicules toutes ces futilités et qui n'avait pour les goûts vulgaires et plébéiens de sa bru aucune indulgence, s'évertua et réussit à prendre en mains l'éducation d'Aurore. Les deux femmes, vers la fin de 1810, rompirent la vie commune. L'enfant passa presque toute l'année à Nohant, sauf un court séjour à Paris en hiver. Sophie, au contraire, domiciliée à Paris avec sa fille Caroline et jouissant d'une pension que lui servait sa belle-mère, allait seulement à Nohant pour la saison des vacances. Ce train d'existence dura jusqu'à la fin de 1814.

Outre Ursule, Aurore avait un grand ami à la campagne: c'était un âne, très vieux et très bon, qui ne connaissait ni la corde ni le râtelier. On le laissait errer en liberté. «Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle à manger et même dans l'appartement de ma grand'mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, le nez sur une boîte de poudre d'iris qu'il respirait d'un air sérieux et recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet… Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule faiblesse était le désoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la conséquence. Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pièces et arriva à la porte de la chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.»

Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, à côté des heures de distraction, bien des journées moroses pour une enfant aussi exubérante que l'était instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement—ou même l'engagement—signé par Sophie, et qui laissait à la grand'mère toute liberté et pleins pouvoirs pour l'éducation de la fillette, celle-ci était livrée sans contrepoids à une direction solennelle, cérémonieuse et guindée. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarité, exigeait le respect, et semblait éviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait des baisers à titre de récompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mère, et souffrait-elle de l'excès de tenue qu'on lui imposait. Il était interdit de se rouler par terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mère lui disait vous, l'obligeait à porter des gants, à parler bas et à faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Défense d'aller à la cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait même employer la troisième personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Les voyages à Paris étaient comme une oasis pour cette enfant qui avait soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De Châteauroux à Orléans, le paysage était monotone: on traversait la Sologne. En revanche, la forêt d'Orléans, avec ses grands arbres, avait une réputation tragique; les diligences y étaient assez souvent arrêtées. Avant la Révolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de s'aventurer dans ce coupe-gorge. La maréchaussée avait d'ailleurs une singulière façon de rassurer les voyageurs: «Quand les brigands étaient pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à l'endroit même où ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête.» D'année en année, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des corbeaux rapaces, et c'était tout ensemble un spectacle lugubre et une odeur répugnante.

Le séjour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mère dont on chercha vainement à la détacher. Madame Dupin, imbue de rancunes et de préjugés aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui descendait du maréchal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayât avec cette soeur aînée, Caroline Delaborde, née de père inconnu. Ce fut la source de querelles où la grand'mère finit par céder. Il y avait, en effet, nous dit George Sand, deux camps dans la maison: «le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi; le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.»

Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mère ne venait pas la voir ou s'arrêtait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticité, l'objet d'appréciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son enfant. Pour les autres—et cette version est plus vraisemblable—elle appréhendait d'apporter la rougeole à Caroline.

Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain nombre de personnes de qualité: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de la Marlière, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantès, madame de Pardaillan, «petite bonne vieille qui avait été fort jolie, qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous les rides,» et donnait à la jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Il y avait encore deux vieilles comtesses, comme disait dédaigneusement Sophie Dupin: madame de Ferrières qui, ayant de beaux restes à montrer, avait toujours les bras nus dans son manchon dès le matin; «mais ces beaux bras de soixante ans, relate George Sand, étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût.»

L'autre était madame de Béranger, dont le mari prétendait descendre de

Béranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Révolution les avait ruinés.

N'importe, ils demeuraient haut perchés sur leur orgueil,

Et comme du fumier regardaient tout le monde.

Madame de Béranger avait des prétentions à la sveltesse de la taille. Il fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de porter une perruque blonde frisée à l'enfant, qui contrastait avec la rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Après dîner, en jouant aux cartes, elle ôtait fréquemment cette perruque qui la gênait, et, en petit serre-tête noir, elle ressemblait à un vieux curé. S'il survenait une visite, elle cherchait précipitamment sa perruque, qui était à terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle était assise, et elle la remettait de côté ou à l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus comique.

Aurore était parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui fréquentait chez sa grand'mère, elle demanda un jour comment elle s'appelait pour de bon, en ajoutant: «Mal de tête, mal à la tête, mal tête, ce n'est pas un nom. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme ça.» Et à l'abbé d'Andrezel qui portait des spencers sur ses habits, qui allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore posa une fois cette question embarrassante: «Si tu n'es pas curé, où donc est ta femme? Et, si tu es curé, où donc est ta messe?»

Il y avait également la famille de Villeneuve, alliée aux Dupin de Francueil, qui vivait de façon patriarcale dans une maison de la rue de Grammont où les quatre générations étaient réunies. A telles enseignes que la bisaïeule, madame de Courcelles, pouvait dire à madame de Guibert: «Ma fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.» C'étaient là, pour Aurore, les relations mondaines et élégantes qu'elle devait à sa grand'mère: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mère étaient plus humbles: elle n'y fait même pas allusion. Mais, comme elle a contracté depuis 1835 des sentiments démocratiques, George Sand leur donne dans l'Histoire de ma Vie un caractère rétrospectif. A l'en croire, fillette de dix ans, elle dédaignait les gens de qualité et elle avait coutume de dire: «Je voudrais être un boeuf ou un âne; on me laisserait marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte.» Elle atteste qu'il lui semblerait plus enviable d'être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant le musc ou le benjoin. Il y a peut-être là quelque exagération systématique. A l'époque où George Sand faisait ces déclarations, elle était férue de socialisme, voire même de communisme; car le mot de collectivisme n'était pas encore à la mode. Et elle écrivait: «L'idée communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de vérité.»

A Nohant et à Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantôt sa mère faire l'éloge de l'Empereur—et madame Sand a toujours conservé des sympathies napoléoniennes,—tantôt sa grand'mère, les vieilles comtesses et Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il avait battu l'impératrice, arraché la barbe du Saint-Père, craché à la figure de M. Cambacérès. Le fils de Marie-Louise était mort en venant au monde, et on lui avait substitué l'enfant d'un boulanger. Voilà de quelles billevesées se repaissaient les habitués des salons royalistes.

La première communion de son frère Hippolyte frappa l'imagination d'Aurore. La cérémonie eut lieu à la paroisse voisine de Saint-Chartier, celle de Nohant étant supprimée. Le curé de Saint-Chartier était bien le prêtre le plus étrange et le plus paysan qui se pût concevoir. Bonhomme et terre à terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des intérêts temporels de ses ouailles et des profits de son ministère. Entre beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien à son aise! Il a un beau carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner du mal à sa place; mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à hue ni à dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point, et vous vous comportez comme des veaux dans une étable. Il faut que je sois à tout dans ma paroisse et dans mon église. C'est moi qui suis obligé de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont gâtés, et si Monseigneur était obligé de patauger comme nous deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de cérémonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et, si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous… Oui-da, j'entends le père un tel qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent… se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe, qui n'a duré que trop longtemps.»

Avec de tels prônes, les offices à Saint-Chartier ne devaient pas manquer d'imprévu, d'autant que le banc des marguilliers était occupé par la femme du maire, ci-devant religieuse qui avait escaladé les murailles de son couvent pour rejoindre un garde-française. Pendant le sermon, elle bâillait avec ostentation ou bien elle interpellait le curé: «Quelle diable de messe! ce gredin n'en finira pas!—Allez au diable, répliquait le curé à mi-voix en bénissant les fidèles. Dominus vobiscum!»

On juge que les cérémonies du culte ainsi pratiquées n'étaient pas fort édifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphère voltairienne. Aussi, au retour de la première messe à laquelle elle assista, interrogée par sa grand'mère sur ses impressions, elle répondit: «J'ai vu le curé qui déjeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se retournait pour nous dire des sottises.»

George Sand raconte très plaisamment les circonstances qui accompagnèrent la première communion de son frère Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave curé avait invité à déjeuner le jeune communiant qui lui apportait, à titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame Dupin. On en déboucha une. «Ma foi, dit l'abbé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du cru; c'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là. Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.»

La servante et le sacristain, Hippolyte et le curé déclarèrent, d'un commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait l'abbé, au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire—figuré par les bouteilles du panier. Enfin les convives se séparèrent péniblement. Hippolyte voyait danser les buissons et se réveilla sous un arbre. Alors, conclut George Sand, «il put revenir à la maison, où il nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.»

George Sand et ses amis

Подняться наверх