Читать книгу Le mouchard - Alexis Bouvier - Страница 5

II
OU LE LECTEUR REVIENT VOIR CE QUI SE PASSAIT PAR CETTE NUIT DE DÉCEMBRE.

Оглавление

Table des matières

Avant d’aller plus loin, retournons vers la jeune femme que nous avons laissée presque folle d’épouvante, de terreur et de honte, sur le bas-port du quai de la Guillotière; nous croyons devoir présenter au lecteur l’admirable enfant, la jeune mère dévouée qu’il n’a fait qu’entrevoir dans le premier chapitre. Jenny, la blonde Nini, était une adorable créature, que l’amour et la fatalité avaient jetée dans les bras du misérable que nous avons laissé endormi, l’attendant.

Jenny était bien faite pour inspirer l’amour. A l’époque où notre histoire commence, jeune épouse et jeune mère, elle n’avait pas encore dix-huit ans.

C’était bien la femme la plus agréable à voir, la plus digne d’affection, et c’était surtout la plus méritante de respect. Grande et robuste, absolument gracieuse, fine de lignes, souple et presque élégante d’attaches, le regard la suivait ravi, découvrant, à mesure qu’il s’attachait sur elle, des grâces nouvelles.

Le corsage opulent se liait admirablement à ses épaules superbes. La gorge un peu forte– Jenny, jeune mère, nourrissait son enfant– ne pesait pas trop sur la taille longue, mais d’un modèle puissant. La santé, la vie, le désir couvaient sous la peau chaude de teint, mais fleurie, veloutée, diaphane.

Sous le front, un peu bas peut-être, les yeux bruns paraissaient noirs, à cause de l’ombre de ses cils bruns. Le nez fin était légèrement relevé comme pour mieux montrer des narines roses qui se dilataient à chaque impression, un nez gai; la bouche, magnifiquement garnie d’une double rangée de perles nacrées, était pleine d’esprit et de sourire. La raillerie jouait dans les fossettes qui animaient ses joues. Les oreilles, trop petites comme de fins coquillages, étaient d’un rose transparent. La ligne du visage s’encadrait merveilleusement dans sa chevelure opulente, chevelure de soie, d’un blond unique, dont l’éclat et le brillant faisaient plus valoir encore sa pittoresque beauté.

Jenny était belle, très belle.

Les poudres, les onguents, les fards, les pâtes, les mastics n’avaient jamais flétri ce teint superbe de santé.

Nini, comme on la nommait à quinze ans, n’avait jamais gâté ni sali sa beauté saine par le maquillage.

Jeune, on l’avait jetée au premier homme qui était venu la demander en mariage; on avait hâte de la marier: la fin de cette histoire nous dira pourquoi.

Jenny, au reste, entraînée par la chaleur de son sang, s’était bien vite grisée d’amour au regard brûlant du beau Clément; elle était trop jeune pour opposer la raison à ses désirs; c’était le premier homme qu’on lui permettait de regarder. Il était beau, elle l’avait aimé, on lui avait dit que c’était l’homme qu’il lui fallait, elle l’avait épousé.

Et Clément l’aimait, et c’était un heureux ménage, consacré doublement par la naissance d’un fils adoré. un ménage duquel on disait:

–Ils ont l’avenir devant eux, ils seront heureux, ils s’aiment, ils sont travailleurs.

Les filles qui avaient mal tourné disaient en voyant Jenny:

–Elle a de la chance, elle!

Les jeunes gens disaient:

–Il n’a pas à se plaindre, lui.: il a une belle fille, travailleuse et femme de ménage.

Le soir même on l’avait dit, et la malheureuse femme était accroupie dans la neige, se domptant pour ne pas perdre connaissance, lorsqu’elle avait vu son mari précipiter le corps de son compagnon dans le Rhône. Malgré elle, elle avait jeté un cri et était restée la bouche ouverte, terrifiée, craignant d’avoir été entendue, d’avoir donné l’éveil à l’agent qu’elle savait être posté sur le quai.

Elle avait vu le corps tomber, son mari prendre la fuite. Sans raison, sans avoir conscience de ce qu’elle faisait, elle courut aussitôt vers l’endroit où il avait précipité sa victime dans l’eau.

Elle tomba à genoux terrifiée, les mains jointes et comme prête à prier sur une tombe, le regard fixé sur le Rhône.

Tout à coup, il lui sembla voir au-dessous d’elle de plus forts bouillonnements. Elle baissa les yeux et, épouvantée, elle vit sur la moise de la berge, c’est-à-dire au bas du talus, sur la lisse de pierre au milieu de laquelle on a creusé le lit du Rhône, elle vit le corps à demi submergé de la victime de son mari.

Les flots impétueux roulaient le corps sans le porter au large, elle le suivit à genoux dans la neige, ne sachant ce qu’elle allait faire. puis elle s’arrêta étonnée.

Le corps glissait sur l’eau, roulant toujours, mais sans disparaître.

Il lui sembla même que le cadavre se redressait sur le fleuve.

Était-ce une hallucination?

Elle le voyait flotter à la surface, puis, tout à coup, s’arrêter presque devant elle; en étendant le bras elle l’aurait touché.

Jenny eut peur, elle se recula.

Tremblante, muette, elle regardait ce corps qui semblait l’attirer: le cadavre poussé par le remous venait vers elle, elle sentit un froid mortel se glisser dans ses moelles pendant qu’une sueur froide perlait à la pointe de ses cheveux.

Dans la clarté de l’aube naissante, dans le blanc-gris de la neige, elle voyait la figure calme et douce de la victime, le bras sous lequel Clément l’avait porté était resté tendu, et il s’était raidi.

Il semblait à Jenny que ce bras se tendait vers elle. Comme le noyé qui va disparaître et dont une dernière fois la main sort de l’eau pour chercher une aide, le bras de Gaston s’étendait vers Jenny pour lui demander du secours.

Jenny, éperdue, affolée, prise d’une superstitieuse terreur, inconsciente de ce qu’elle faisait, croyant voir le cadavre s’animer, obéit à l’appel, elle se traîna jusqu’à lui, elle tendait ses doigts brûlants de fièvre au mort, la main glacée de Gaston serrait la sienne, épouvantée de l’étreinte, croyant que l’esprit en dessus de la matière agissait, croyant aux sottises d’une éducation de femme dirigée par les prêtres, croyant que l’âme, vengeresse du corps, voulait l’attirer à elle, dans le gouffre, pour punir le crime de son époux.

Jenny se rejeta en arrière, mais le cadavre obéit à l’impulsion et tomba près d’elle sur la moise; terrifiée, elle voulut crier, la voix s’éteignit dans sa gorge, elle poussa un soupir et tomba sans connaissance.

Ce qui venait de se passer était cependant bien simple; au-dessous du bas-port des quais, le fleuve est bordé par une espèce de moise. Nous n’employons pas le mot juste, mais il est le tableau exact de ce que nous voulons dépeindre.–

La moise d’un pont se compose des charpentes liées entre elles, au milieu desquelles on coule du ciment et sur lesquelles on bâtit les piliers des arches; la moi se est aussi la ligne de charpentes qui relient les terres du lit d’un fleuve. Dans le cas où nous l’employons, la moise a ce but, elle est de roche; on peut faire ainsi, lorsque le Rhône est à sa hauteur ordinaire, deux ou trois pas dans l’eau sans en avoir au-dessus de la cheville.

Ce jour, l’eau était basse; le corps de Gaston, précipité par Clément, était tombé dans la neige, les pieds dans l’eau.

Les vagues énormes, sous le pont, par les basses eaux, le chassaient de leur écume. D’abord ébranlé, le cadavre du malheureux se trouva ensuite secoué, puis entraîné; on aurait pu croire alors qu’il allait être poussé au large; point: il roula sous l’effort de l’eau en ligne droite jusqu’à l’avant du bateau à lessive.

Nos lecteurs comprennent que le corps de Gaston était tombé sur les chaînes qui attachaient le bateau à un anneau du quai, et poussé par les flots, il se trouva tout à coup presque à l’avant du bateau, absolument immergé et le bras sur la moise.

Nous avons dit que Jenny avait perdu connaissance; mais cette syncope ne dura que quelques minutes.

Revenant à elle, couchée sur la neige qui tombait à gros flocons, entendant gronder le Rhône, elle fut quelques secondes à se souvenir; elle regarda près d’elle, et, en voyant le corps, tout ce qui s’était passé dans la nuit lui revint à la mémoire.

Elle passa sa main libre sur son front pour écarter ses cheveux mouillés, elle secoua sa tête d’un mouvement léonin, puis, prenant une décision, la courageuse enfant arracha sa main des doigts crispés de la victime, et plus raisonnable, comprenant qu’il n’y a de surnaturel, de miracle, que pour les faibles ou les niais, elle commanda à sa faiblesse, elle força sa volonté, elle voulut savoir.

Elle se pencha sur le corps de Gaston, ouvrit son paletot boutonné, et, méprisant toute fausse pudeur, elle glissa la main sur son cœur. le cœur battait; elle prit le poignet. le pouls battait la fièvre. Décidée, courageuse, retrouvant ses forces, elle se leva aussitôt: le jour allait poindre, elle courut sur la passerelle du bateau (de la plate) à travers les planches duquel un rayon lumineux venait de percer. C’était le couleur de lessive qui se levait.

Elle frappa, et l’on répondit aussitôt de cette bonne voix à moitié surprise, dans le patois du vrai Lyonnais:

–C’est pas Guieu possible, y a pas de bon sangue à venir à cette heure. Tu n’as donc ben envie de travailler, ma mie?

–Vite, vite., par grâce, au secours! répondit Jenny, d’une voix sourde.

Au secours! c’est un appel auquel tout vrai Lyonnais, riverain du Rhône, ne peut rester sourd.

La porte s’ouvrit aussitôt et le couleur de lessive parut à peine vêtu.

–Eh! ma mie, où qu’il est donc?.

Et, malgré la neige, le froid glacial, le Lyonnais cherchait sur le Rhône celui qui réclamait son appui; il troussait machinalement les jambes de sa cotte pour se jeter à l’eau.

Jenny lui dit à mi-voix:

–Tenez, le voici.

Et elle montrait le corps de Gaston, que le courant avait repris et entraîné, et qui se trouvait à moitié engagé sur les chaînes du bateau, et dont les bras touchaient presque la moise.

–Eh! z’enfants, faut n’avoir bien envie de se neyer pour petafiner dans l’eau par ce temps de chien. Tends un peu, ma mie, Ripal y va te trouver.

Et, tout en parlant, Ripal courait pieds nus sur les bords du bateau; il se dirigeait adroitement sur les chaînes d’amarre et, se cramponnant solidement d’une main, il se laissa glisser en-dessous; de son autre main, il saisit le corps.

Jenny regardait, haletante, le brave homme se dévouer au sauvetage. Elle tremblait non plus seulement pour celui qu’elle voulait sauver, , mais aussi pour le solide gaillard qui jouait sa vie en cherchant à sauver son semblable. C’est que la situation avec laquelle Ripal, calme, paraissait se jouer était terrible. Pendu d’une seule main, au-dessus du fleuve mugissant, à l’avant du bateau sur lequel l’eau bouillonnait impétueusement, ses pieds nus, croisés sur la chaîne, le soutenaient. Un faux mouvement, et il glissait avec son fardeau pour disparaître sous le bateau.

Jenny, voyant la difficulté qu’éprouvait le brave homme à revenir, sauta sur la moise, saisit le bras du malheureux et l’attira à elle; débarrassé de son fardeau, Ripal se redressa, et, avec l’adresse d’un acrobate, marcha sur les chaînes et sauta sur la moise. Il se pencha aussitôt sur le corps.

–Eh! bon Guieu, il ne buge pas, le gône!

–Aidez-moi, dit Jenny suppliante, à le mettre à l’abri. et peut-être nous le sauverons.

–Tu sais donc pas où que tu demeures, ma mie?

–Ah! si! mais nous ne pouvons pas rentrer!

–Ah! dit le couleur de lessive en regardant un instant la jeune femme, c’est d’zaffaires d’amour. y s’a voulu défaire à cause que tu l’aimes pas.

–Oui! oui, c’est cela, répondit Jenny, heureuse d’avoir une raison à donner. Aidez-moi à le sauver.

–D’abord, ne faut pas le laisser là. faudrait y ravigoter le gigier et l’estome! y va se geler. S’agit pas, ma mie, de s’ébarliauder dans des cancorneries, mais de le ravigoter. J’ai là ma cambuse, dans le fond d’une cour, sur le quai, que je mets mes affutiaux, portons-le là.

Ripai se baissa et lui prit les épaules. Jenny essaya de lui prendre les pieds, mais la force lui manqua.

–Tends un peu, la petiote, dit Ripai; t’as de trop petites mains pour porter de gros corps. Tiens, ma mie.

Et, en disant ces mots, le solide gaillard avait pris le corps de Gaston dans ses bras, et, le plaçant sur son épaule, il remonta sur le bas-port.

–Suis-moi, ma mie; je te conduis.

Jenny, tremblante, le suivit, regardant si les agents n’étaient pas aux aguets.

Il neigeait toujours, mais l’aube naissait; cependant tout était désert. Ripai, portant le corps, remonta la berge, puis traversa le chemin de la Vitriolerie sans rencontrer personne; il entra, suivi de Jenny, dans une maison voisine de la rue d’Aguesseau, et, ayant traversé la cour, il porta la victime dans un hangar qui servait de magasin. Il coucha le corps de Gaston sur de la paille, entre deux touries, alluma une lanterne et, s’adressant à Jenny, il lui dit:

–Maintenant, frictionne-le un peu, ma mie, du moment que respire, il n’y a pas de danger., tu le sauveras. Ah! le gône, je comprends que se tue pour une pareille frimousse, seulement, par un autre temps. Attends que je lui tape dans les mains.

Et joignant l’action à la parole, Ripal écrasait à grands coups de ses mains, larges comme des battoirs, les mains fines du jeune homme qui, revenu à lui et essayant de les retirer, gémissait, se croyant encore sous les coups de son assassin:

–Grâce! ne me martyrisez pas.

–A z’enfants, disait Ripal, joyeux et en tapant plus fort, ça le fait revenir: c’est bon ça. ça te fait de bien, ma mie.

Jenny avait hâte de se trouver seule avec celui qu’elle venait d’arracher à une mort certaine; et quand Ripai, essoufflé d’avoir frappé, dit:

–Ma mie, je vais te laisser, maintenant il va mieux. Je vais aller à mon feu, et je reviens sitôt et te lui apporte un peu de lichade pour le remettre.

Elle s’empressa de répondre:

–Oui, monsieur, allez à votre ouvrage, merci de votre dévouement. et quand vous allez revenir il vous remerciera lui-même.

–De dévouement, y en a pas. il prenait un bain trop froid. je lui ai empêché, voilà. y fais pas de méchanceté, la mie, y sera content.

–Merci!. dit encore Jenny en lui prenant affectueusement les mains.

–Et y g’na pas de quoi, que je te dis, à tout à l’heure.

Et Ripal, toujours pieds nus, courut dans la neige pour retourner à la plate, en disant:

–Vrai de vrai! moi je dis que gn’a de gônes que z’ont la cervelle petafinée pour mieux aimer par des temps comme ceusses-là se coucher dans le Rhône que près de frimousses comme la mie. la, ah, z’enfants! que j’en voudrais bien une comme ça pour me tenir le plat à barbe.

Et il éclata de rire.

Pendant ce temps, Jenny, penchée sur le corps de Gaston, épiait ses moindres mouvements; lorsque Ripai était parti, elle avait lavé la blessure, et, sentant le cœur, dont les battements étaient réguliers, elle avait espéré que le couteau ne l’avait pas atteint. Elle avait pansé la plaie, le sang était sorti rouge, sain; elle l’avait alors tamponné avec son mouchoir. Elle avait terminé le pansement, et elle refermait le gilet qui maintenait les linges, lorsque, relevant la tête, ses yeux rencontrèrent ceux de Gaston.

Il était revenu à lui, il regardait la jeune femme, cherchant à s’expliquer comment et pourquoi il était là. Jenny eut un mouvement; d’une voix faible le blessé lui demanda:

–Qui êtes-vous, mademoiselle?

Jenny le regardait, l’écoutait et ne répondait pas, une seule pensée occupait son cerveau: Il vit!

Le jeune homme demanda encore:

–Où suis-je ici?

–Ici, répondit-elle, vous êtes à l’abri, chez des amis qui veulent vous sauver.

Gaston regarda celle qui lui parlait à la lueur de la lanterne; il vit cet admirable visage que nous avons dépeint; il répondit par un sourire au regard plein de douceur et de compassion de la jeune femme qui l’avait sauvé.

Gaston était un beau gaillard, élégant d’allures, de manières et de langage, solidement bâti, aux épaules larges, au cou fort, aux jambes solides; il avait de vingt à vingt-cinq ans, gentil garçon, des cheveux blonds, des yeux noirs, un nez fin, à peine busqué, une bouche étroite et un peu lourde, pleine de bonté; une barbe rousse, toute jeune, douce comme de la soie, encadrait sa figure.

–Comment suis-je ici, où m’avez-vous trouvé? demanda Gaston après quelques minutes.

Jenny ne répondit pas.

Gaston reprit:

–Je suis glacé, mes vêtements sont tout mouillés, suis-je tombé à l’eau?

Jenny pensa aussitôt que le malheureux, en effet, devait être transi et que le froid pouvait faire ce que le couteau n’avait pas fait. Elle chercha autour d’elle et trouva des vêtements grossiers, cotte, gilet de laine, bourgeron. Elle revint vers le blessé et lui dit:

–Avez-vous la force de vous vêtir?

–J’aurai de la peine; mais je suis capable de me tenir debout.

–Tenez, dit-elle en lui donnant les hardes qu’elle avait décrochées, changez vivement de vêtements.

Pendant que Jenny s’éloignait, Gaston se hâta.

Lorsque, las, il eut terminé, elle revint vers lui. et, s’asseyant à côté du grabat sur lequel il était étendu, semblant prendre une résolution, elle lui demanda:

–Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé?

Gaston répondit aussitôt:

–Absolument.

–Dites-le moi.

Gaston hésitait.

–C’est moi qui vous ai sauvé. Je vous dirai par quelles circonstances; mais je vous demande, en échange, de me dire la vérité. Du reste, j’en sais presque autant que vous pouvez m’en dire. Vous jouiez ce soir au cours de Brosses, chez Félicité.

–Ah! vous savez cela; c’est vrai, je jouais, j’étais un peu lancé; j’ai gagné d’abord peu de chose. Puis, l’heure étant venue de fermer la maison, Félicité renvoya les mauvaises pratiques et nous garda quatre ou cinq. J’avais une chance de possédé. Je gagnais tout le monde et nous jouions gros jeu, un louis la partie, aller et retour. Il y avait là un garçon que j’avais connu autrefois dans une grande maison de Lyon. C’est lui qui a le plus perdu.

–Pourquoi ne dites-vous pas son nom?

–C’est inutile!. A dater de ce moment, je ne me souviens plus de rien.

Jenny regarda fixement celui qui lui parlait. Celui-ci soutint son regard. Ils restèrent ainsi dix longues secondes, et Jenny reprit:

–Celui avec lequel vous avez joué se nomme Clément de son prénom. Vous êtes sorti avec lui vers trois heures et demie du matin. Il allait vous reconduire au chemin de fer.

Gaston se souleva et, appuyé sur son coude, observant encore celle qui lui parlait, il dit lentement:

–Ah! vous savez cela. aussi? et il la regarda encore. Jenny baissa les yeux.

–Mais pourquoi me questionnez-vous?.

–Puisque c’est moi qui vous ai sauvé. qui vous ai arraché du Rhône.

–Du Rhône, fit Gaston stupéfait.

–Oui, du Rhône, vous ne devez pas avoir peur de moi!.

–Mon Dieu, fit brusquement Gaston, vous m’étonnez, vous me charmez, et vous m’épouvantez.

–Je vous épouvante!

–Oui!. enfin, vous voulez savoir de moi ce qui s’est passé après notre sortie de chez Félicité.

–Oui!.

–Clément m’a offert le bras, car j’étais absolument ivre–oh! sans cela–enfin je le priai, devant partir parle train de quatre heures (mes malles sont à la consigne), de me reconduire; il me soutenait, lorsque, arrivé en face de la rue de Béarn, vous savez, cette rue, la première du cours de Brosses, dans laquelle on entre en descendant des marches.

–Je sais.

–Je crus glisser. je reçus comme un coup de poing, et je crus que c’était Clément qui cherchait précipitamment à me retenir; je tombai la tête en avant, j’étais à moitié étourdi. Je cherchais à me relever, lorsque je me sentis prendre au cou. on m’étranglait, on me terrassait; je fis un effort suprême, j’allais me dégager, lorsque Clément m’enfonça son couteau dans la poitrine. Je tombai alors et perdis connaissance. Vous m’avez promis de me dire ce qu’il était advenu; parlez.

Et, fatigué, Gaston s’accouda sur la paille. Jennylui demanda encore:

–Est-ce que vous avez eu quelque chose avec Clément?

–Moi! jamais!. je l’avais quelquefois obligé.

–Mais, ce soir-là, vous n’aviez pas eu de dispute?

–Non, c’est un beau joueur!

–Vous n’aviez pas. eu. la même maîtresse?.

–Est-ce qu’il avait une maîtresse?

–Je ne sais pas. je vous le demande

–Mais non, il est marié. il paraît même qu’il a une femme adorable. Ah! vous cherchez le mobile de crime Hélas! ce n’est point cela Le motif sera cause que je déposerai une plainte contre lui, car je ne peux pas perdre cela.. Il m’a volé mon portefeuille. une douzaine de mille francs.

–Vous ne déposerez pas de plainte. dit vivement Jenny. Je vous ai sauvé, et la seule chose que je vous demande en échange de la vie que je vous ai rendue, c’est le silence.., c’est l’oubli

–Mais qui êtes-vous donc, au fait?

–Moi! fit crânement Jenny, je suis celle qui vous a sauvé. je suis la femme de votre assassin, et je vous défends de dénoncer mon mari.

–Que faites-vous ici, alors?

–Je veux achever ce que j’ai commencé; je veux vous sauver. et je veux vous venger.

Gaston regarda fixement celle qui lui parlait; évidemment, il se demandait si elle avait bien toute sa raison, il reprit:

–Vous n’aimiez pas votre mari?

–Je l’adorais, dit simplement Jenny.

–Cependant. si vous parlez de vengeance, c’est que cet amour est éteint, c’est qu’aujourd’hui vous voulez.

–Ne cherchez pas. fit vivement Jenny. j’adorais mon mari, parce que je le croyais bon; je lui pardonnais sa conduite parce qu’il y a des passions malheureuses, auxquelles il est difficile de résister, et que le jeu est une de ces passions; mais je le voyais beau, je le savais bon, je le croyais honnête. De cette nuit seulement, je le connais. je le hais.

On juge facilement de la stupéfaction du jeune homme en entendant cet aveu; il dit:

–Alors, ne voulant pas partager la honte f attachée à son nom, vous voulez me venger, dites-vous. et pour cela, vous le dénoncerez vous-même en revendiquant le droit de vous séparer et de ne plus porter son nom?

Jenny eut un triste sourire.

–Non! dit-elle, la loi est plus cruelle et plus injuste que la raison; je suis mère et mon union indissoluble m’oblige, ainsi que mon fils, à por ter éternellement le nom de celui que je sais être un voleur et un assassin.

–Mais, alors, que voulez-vous faire?.

–Je veux d’abord réparer le mal qu’il a fait, et c’est à vous, sa victime, que je demande conseil.

Gaston regarda l’étrange femme qui lui parlait; après quelques minutes de silence passées à l’observer pour éviter de répondre aussitôt, il lui demanda:–

–Comment, tombé au bas de l’escalier de la rue de Béarn, suis-je ici, après, m’avez-vous dit, avoir été repêché dans le Rhône?

Jenny raconta alors la longue nuit de souffrances qu’elle avait passée en suivant son mari; elle raconta tout. Et après, les bras tombants, la tête en avant, elle dit:

–Et maintenant, que faire?

Gaston avait bâti un plan pendant qu’elle parlait. Il répondit:

–Vous êtes une brave femme, madame. Vous voulez, pour le nom de votre enfant, éviter un scandale judiciaire, vous réservant à vous-même la punition du crime. Brave fille, honnête femme et bonne mère. Madame, je vous obéirai. Pour cela, d’abord, il faut disparaître.

–Que voulez-vous dire?

–Que je ne dois pas rester plus longtemps ici. Il ne faut pas que l’homme qui m’y a amené nous retrouve.

–Qu’allez-vous faire?

–Je vais partir. Mes malles sont à la gare, je vais m’y rendre et prendrai le train du matin.

–Mais vous ne pourrez pas supporter ce voyage.

–On peut ce qu’on veut. et je veux être à la hauteur de ce que vous avez fait. vous allez me donner le bras jusqu’à Bellecour: là je trouverai des voitures, le jour est presque levé. Vous retournerez chez vous, près de votre enfant.

–Mais lui?

–Lui! il a dû fuir avec le produit de son vol il se fera renseigner demain, il faut qu’il croie son crime englouti dans le Rhône.

–. Mais si grands que soient votre volonté. votre courage, vous ne pourrez marcher.

Gaston eut un sourire en disant:

–Aidez-moi, madame.

Elle lui tendit la main, il se dressa et fut obligé de se soutenir au mur; il était livide. Jenny anxieuse l’observait, il se dompta, sourit encore et dit:

–Je le veux, j’irai. donnez-moi votre bras, madame! et s’appuyant d’un bras sur Jenny, de l’autre main comprimant sa blessure, il marcha, respirant bruyamment, se mordant les lèvres pour ne pas se plaindre. Ils mirent à peine un quart d’heure pour arriver à la place Bellecour. Il faisait petit jour, et au milieu du monde d’ouvriers et de commis se rendant à cette heure au travail, ils passèrent inaperçus. Lorsqu’il fut en voiture, il dit à Jenny:

–Écrivez-moi dans deux jours à l’adresse suivante: Gaston Rosay, chez son père, Rosay et Ce, à Saint-Étienne.

–Je vous le promets!

–Qu’allez-vous faire maintenant?

–Moi, je vais aller chercher mon enfant.

–Madame. j’ai un mot encore à vous dire.

–Parlez!

–Je n’ai rien sur moi. à peine l’argent de mon voyage que j’avais dans un porte-monnaie; mais ce soir, je serai chez moi et j’aurai ce que je voudrai.

Jenny regardait le jeune homme, cherchant à comprendre pourquoi il lui disait cela; il continua:

–Vous, vous êtes seule, abandonnée, vous avez un enfant.. et puis je vous dois la vie. Voulez-vous me permettre, ce soir, de vous –1 adresser dans une lettre.

–Monsieur, fit fièrement Jenny, je travaillerai ce soir!.

–Pardon, mon enfant, je n’ai pas refusé vos soins, moi. et puis je ne consens à faire ce que vous avez voulu, à me taire enfin., que si vous acceptez de moi ce que je vous offre.

Jenny leva les yeux sur Gaston, leurs regards se rencontrèrent, et malgré elle, elle dit à demi-voix:

–Vous êtes donc bon, vous?

Il sourit:

–Je vous écrirai poste restante, avec cette suscription: Mademoiselle Nini.

Jenny restait muette devant la voiture; il lui reprenait là main et elle le regardait sans parler. Embarrassé par ce regard, Gaston reprit:

–Que voulez-vous dire, madame?

Jenny prit une résolution, monta sur le marchepied, et le corps à demi dans la voiture, les larmes aux yeux et d’une voix brisée par l’émotion, elle dit:

–Il a voulu vous tuer, il vous a volé. On a cherché à vous faire du mal. Vous avez souffert, vous souffrez encore, mais vous êtes sauvé, et, depuis votre retour à la vie, vous n’avez pensé qu’à une chose: faire le bien. Ah! monsieur, vous penserez de moi ce que vous voudrez. je vous aime.

Et avant que Gaston fût revenu de sa stupéfaction, elle lui avait pris la tête dans ses mains et avait appliqué sur ses lèvres un brûlant baiser, pendant que ses larmes avaient mouillé ses joues. Puis, échappant vivement à l’étreinte du jeune homme, elle sauta dans la neige et courut du côté de la rue d’Aguesseau.

Jenny, affolée, se sauvait dès qu’elle avait vu le jeune homme hors de danger, pensant à son enfant qu’elle avait laissé endormi chez elle.

Lorsque Gaston lui avait dit que son mari ne rentrerait pas, qu’il allait s’occuper de se mettre à l’abri des recherches, elle avait fait, un geste de dénégation.

C’est que Jenny savait de quelle force était l’amour charnel, il faut l’avouer, que son époux ressentait pour elle, et elle ne croyait pas que Clément pût partir sans elle.

A cette heure, elle désirait que Gaston eût dit la vérité. Elle ne voulait plus revoir Clément, elle n’était pas certaine, si ce dernier lui parlait, de se contenir et de garder le silence, de pouvoir conserver le secret qu’elle avait exigé de celui qu’elle avait sauvé. Elle ne savait pas où elle allait; son but était de prendre son fils et de se cacher avec lui.. après. après.

Jenny arriva haletante à sa porte; elle leva les yeux, la fenêtre était éclairée, mais elle se souvint que c’était elle qui avait laissé une veilleuse allumée. Le jour était déjà trop grand pour qu’elle put. voir une ombre derrière les rideaux. elle monta, tout était calme, son enfant reposait. Elle regarda le lit et recula étourdie, Clément dormait! il dormait!. Elle n’en pouvait croire ses yeux! Elle voulut s’assurer si ce sommeil était factice, elle promena la lumière devant ses paupières fermées; il ne bougea pas.

Qu’allait-elle faire? Elle regarda son enfant, se creusant le cerveau pour arrêter une ligne de conduite. Se penchant et les larmes aux yeux, l’embrassant, elle dit:

–Pauvre petit, quel avenir!

L’enfant s’éveilla et cria; Jenny s’empressa de le prendre et de lui donner le sein pour le faire taire.

Mais Clément s’était éveillé; il regarda à moitié endormi, et, voyant sa femme près de son enfant, il dit:

–Te voilà enfin, Jenny, tu sais maintenant à quoi sert d’attendre ceux qui ne veulent pas qu’on les commande. Que ça te serve de leçon. Couche-toi. empêche le petit de crier. je tombe de sommeil.

Et se retournant dans le lit, Clément se rendormit.

Jenny assise, l’enfant pendu à son sein laiteux, regardait son mari, la bouche ouverte, stupéfaite de ce calme et de cette indifférence. Elle se demandait si elle n’avait pas été le jouet d’un rêve, si ses yeux avaient bien vu, si c’était bien là le misérable qui, pour voler son ami, l’avait assassiné, puis avait été traîner sa dépouille dans le Rhône.

De quelles choses un pareil homme n’était-il pas capable!

Elle était décidée à fuir avec son enfant; elle se décida à tout lui cacher, car elle sentait que, pour effacer les preuves, Clément ne reculerait devant rien. C’était sa vie, celle de son enfant. celle de Gaston,–il faut bien le dire, elle y pensa,–qui étaient en jeu, si Clément se doutait seulement de ce qui s’était passé dans la nuit.

Le mouchard

Подняться наверх