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III
OU CLÉMENT CROIT QUE LA FORTUNE VIENT EN DORMANT.

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Table des matières

Livide, le dégoût aux lèvres, se refusant à croire ce qu’elle avait vu, ce qu’elle avait entendu, Jenny emmaillotta chaudement son enfant endormi, puis l’étendit dans son berceau. Évitant de faire du bruit pour ne pas éveiller Clément, elle fouilla les meubles et fit hâtivement un paquet des quelques hardes qui lui restaient.

Elle hésita un instant en tenant un volumineux rouleau de papier,–des reconnaissances de Mont-de-Piété,–pour savoir si elle l’emporterait. elle le remit dans le meuble en disant avec un triste sourire:

–Il dirait que je l’ai volé!

Alors, elle éteignit la veilleuse; le jour était tout à fait venu, elle prit une feuille de papier à lettre et écrivit:

«Mon ami,

«C’est lasse d’une nuit passée à t’attendre, à te chercher, les pieds presque nus dans la neige, c’est épuisée d’une exigence que ma situation ne peut supporter, que je me décide à briser avec toi. Sans mon fils, je me serais tuée!. Je l’emmène, par lui et pour lui je vivrai.

«La passion malheureuse qui t’entraîne, a amené la misère chez nous. Je suis sans pain, sans linge, et bientôt., si je ne prenais un parti, mon enfant serait sans toit. J’ai tout épuisé, prières, caresses, serment. J’ai tout sacrifié, pour vendre ou engager, depuis la robe de baptême de mon enfant jusqu’à mon alliance. Tu as tout joué, tout perdu. Je te pardonne. et ne te demande que l’oubli. Seule, je me sens assez de courage pour travailler et élever mon enfant. Tu sais qu’il ne pourrait en être ainsi si nous restions ensemble. Le dernier mot que tu m’as dit a tué l’amour que j’avais pour toi.

«Adieu. «JENNY.»

Ayant placé cette lettre bien en vue sur la table, Jenny prit son enfant, passa à son bras le paquet de hardes qu’elle avait préparé, et évitant de faire du bruit pour ne pas éveiller son mari, elle sortit de la chambre et descendit rapidement l’escalier. La neige couvrait tout, et l’on ne voyait plus que de rares passants.

Arrivée dans la rue et obligée de choisir une direction, Jenny ne sut plus que faire. Tous ses plans avaient été inconsciemment dressés; sans souci de ce qui pouvait advenir, elle avait agi sous l’impression du moment. Elle était trop honnête pour consentir à vivre désormais. avec ce misérable, elle était trop mère pour obliger son enfant à appeler son père, l’assassin du pont de la Guillotière. elle était assez brave, assez courageuse, pour recommencer sa vie; elle se sentait prête à tout. la misère ne l’effrayait pas, elle ne voyait qu’un bat: être honnête et faire de son fils un homme!

Mais, seule, dans la rue, tremblante sous la bise d’hiver, son enfant sur un bras, son paquet de l’autre, elle se demanda où elle pouvait aller?.

Le dilemme était terrible; ses poches étaient vides et elle n’avait plus d’amis à Lyon. Nous disons qu’elle n’avait plus d’amis, parce que Jenny savait bien que n’importe où elle irait, on lui demanderait:

–Pourquoi quittez-vous votre mari?

Et Jenny ne pouvait, ne voulait pas dire ce qu’elle avait vu,

Puis, dans le plan conçu par son jeune cerveau, elle voulait absolument disparaître du milieu dans lequel elle avait vécu. Elle ne pouvait rester longtemps ainsi, elle craignait, d’un côté, le réveil de Clément; de l’autre, la rencontre d’un voisin ou d’une voisine; elle marcha devant elle; elle arriva bientôt au quai de la Vitriolerie; elle allait tourner vers le pôle lyonnais: le pont de la Guillotière, lorsqu’elle s’entendit interpeller, et se heurta à une main qui lui barrait le passage.

–Eh! ma mie!. où que tu vas donc? Je te cherche, moi?

Jenny leva les yeux et reconnut le brave garçon qui l’avait aidée dans son miraculeux sauvetage.

C’était Ripal.

Il avait fait des frais dé toilette: il s’était rasé.

Il arrivait en sauveteur, c’est-à-dire que, dans l’échancrure de sa blouse sur l’estomac, il avait fourré tant de choses, alcool et victuailles, qu’on l’eût pris pour un bossu.

Nous devons, avant d’aller plus loin, présenter rapidement aux lecteurs cet enfant du Rhône, que nous reverrons souvent dans le cours de notre récit.

Ripal avait un âge indéfinissable; il était jeune et paraissait presque vieux.

Ceux qui le connaissaient depuis dix années disaient:

–Je l’ai toujours connu ainsi. il a toujours la même tête.

Si la tête de Ripai était toujours la même, on devait en dire autant de sa façon de se vêtir. Ripal portait toujours le même costume: une culotte de velours, enfoncée dans de gros chaussons qui se perdaient dans d’immenses galoches, et ces galoches étaient un monde! quelque chose entre un coffre de guitare et une boîte à violon; une blouse eau de savon, à poche, sur la poitrine, sanglée aux hanches par une ficelle dans laquelle était passé un mouchoir à grands carreaux rouges. Ripal avait des cheveux jaunes qu’il taillait lui-même: c’était simple comme tout; il enfonçait sa casquette sur la tête, tous les crins qui passaient, il les coupait. Ses petits yeux verts étaient surmontés d’une touffe de poils roux qu’il appelait ses sourcils; ses joues étaient saillantes, sa peau tannée; comme la bouche était petite et que les lèvres étaient grosses, il semblait toujours faire la beube. Le nez qui était immense, jouissait d’une heureuse qualité: il remplaçait le baromètre, la pluie faisait remonter le rouge au front, la sécheresse au contraire transformait l’extrémité du cartilage en fraise appétissante.

Lorsque les laveuses du bateau devaient sécher leur linge, elle regardaient Ripai; si le nez était rouge, elles étendaient le linge sur le bas-port; s’il était pâle, elles allaient l’étendre dans le séchoir couvert.

Cela n’excluait pas une certaine coquetterie, que lui avait donnée, sans doute, l’habitude de vivre sur la plate–on appelle ainsi, à Lyon, les bateaux de laveuses qui sont sur le Rhône-avec des femmes. Il laissait pousser juste au-dessous de chacune de ses narines un petit bouquet de poils roux-bruns, qu’à trois pas on aurait pris pour un haricot rouge.

Ripal était marié… Mais sa femme l’avait abandonné; il disait, lui, que c’était le gouver-– nement qui en était cause, car sa femme l’adorait. Ripai prétendait être aimé pour lui-même.

Ce n’était pas le gouvernement qui avait pris sa femme, c’était pis. Mais nos lecteurs le sauront plus tard. Maintenant qu’ils connaissent notre brave Ripal, nous continuons.

Ripal montrant un pain, une bouteille et quelques victuailles, dit:

–C’est de la médecine que je lui apportais au gône.

–Il est parti, dit Jenny.

–Comment cela, parti?. Mais il ne pouvait tenir debout. et il vous a quitté?

–Oui!

–Et le petit mioche?.

Jenny baissa les yeux, et, pour n’être pas obligée de rien raconter à Ripai, elle appuya ce qu’elle disait.

–Il devait nous quitter, le courage revenu, il est parti, . il le fallait.

Ripai regardait étonné le bébé et le gros paquet, il se doutait qu’il n’avait assisté qu’à la première partie du drame, il dit assez timidement:

–Et ma mie, t’as l’air d’être abandonnée et de ne pas savoir où aller.

–C’est vrai, dit Jenny, répudiant toute fausse honte. C’est vrai, vous m’avez aidée ce matin: puisque le ciel veut que je vous rencoqtre, je m’adresse encore à vous. Je suis sans asile, avec mon enfant.

–Oh! mais tu sais, fit aussitôt Ripai, il ne fait pas assez chaud pour causer dans la rue. Viens un peu, la petite. Nous n’allons pas retourner au magasin du quai, parce que le patron, à cette heure-ci, pourrait venir. Nous allons aller chez moi. Et marchons vite, car le petit va geler.

–Merci, vous êtes bon, vous!

–Donne un peu le paquet. Oh! il est pas lourd. Justement que nous pourrons manger un peu avec ce que j’apportais pour remettre le noyé. Ça tombe bien, ça; j’ai mon petit ménage; je ne vais que le dimanche pour me changer, je couche toutes les nuits à la plate. Tu seras là à ton aise.

–Est-ce loin? demanda Jenny en suivant Ripal.

–Non, ce n’est pas loin; mais marchons vite, il fait froid. donne aussi le petit.

–Non, non, je puis courir.

Et Jenny le prouva en hâtant le pas, car elle avait hâte de s’éloigner de la rue d’Aguesseau. Ils marchèrent une grande demi-heure pour arriver dans le vieux Lyon, jusqu’au coin de la rue de la Juiverie. C’est là que Ripai demeurait jadis avec sa femme. Depuis qu’il était employé dans les lavoirs, il n’y venait guère qu’une ou deux fois la semaine. Après avoir dit à sa voisine que c’était une cousine à lui qui lui arrivait de Mâcon pour se placer à Lyon, il installa Jenny dans sa chambre, alluma vivement le feu, puis servit le déjeuner, et alors seulement il dit:

–Voyons, ma mie, c’est pas tout ça! qu’est-ce qu’il est devenu, le beau gars que nous avons retiré du Rhône?

–Il est parti!.

–Parti en laissant son beau bébé là?

–Cet enfant n’est pas le sien. je suis mariée.

–Ah!. et ce n’était pas le mari.

–Non!

Ripai mordit les petites touffes de poils qu’il avait sous le nez; ce que Jenny lui avouait, lui rappelait à lui ses petites misères conjugales. Il dit, embarrassé:

–Je comprends. je comprends, c’est celui que tu aimes!

–Je n’aime personne, dit Jenny, vous vous trompez. Vous êtes bon, vous m’aidez et malgré toute la confiance que vos boutés m’inspirent, je ne peux rien dire. Seulement, sachez que mariée et honnête femme je quitte mon mari de mon plein gré. que celui que vous m’avez aidé à sauver ce matin, je le voyais pour la première fois au moment où vous l’avez porté dans le petit magasin.

Je quitte mon mari avec l’idée arrêtée de ne jamais le revoir, décidée à élever mon enfant par mon travail seulement. Que je fasse mal ou bien, je suis seule juge de ma conduite que rien ne pourra changer. Si vous me croyez indigne, monsieur, de ce que vous faites pour moi, il en est temps encore, je partirai et n’aurai pour vous qu’un bon souvenir.

–Ah ça sang dieu! est-ce que j’ai dit un mot de ça, moi? que vous soyez mariée ou pas, que vous quittiez votre mari à tort ou à raison, est-ce que ça me regarde, ça? Vous êtes sans logis, pas vrai? Vous avez eu une secousse qui va faire que le garde-manger au petit sera mal garni. Vous avez l’air d’une brave femme. Aie pas peur, ma mie, chez Ripai t’es chez toi et on te respectera. Les affaires ça me regarde pas. Si un jour t’as besoin de les dire on t’écoutera. et on te servira, voilà tout. Maintenant, mangeons un brin. parce que je n’ai plus qu’un quart d’heure à dépenser.

Il avait placé le couvert, il servit Jenny, se servit lui-même, et, pour donner l’exemple, attaqua vigoureusement le plat. Jenny s’était un peu retournée pour donner le sein à son enfant qui venant de s’éveiller; Ripal, la bouche pleine, lui demanda:

–Peux-tu me dire commeat tu t’appelles, ma mie?

Jenny fit un mouvement; elle n’avait pas pensé à cette question si naturelle, si simple. Ripal attendait. Toup à coup se souvenant de ce que lui avait dit Gaston sur la place Bellecour, elle répondit en souriant.

–Je me nomme Nini.

–Ah! c’est un drôle de nom de famille. Eh bien, Nini, à la santé du petit–il boit, le gône, il n’entend pas–et de nous deux!

Jenny sourit et trinqua.

Ripai essuya sa bouche avec sa manche, et, se levant, il dit:

–C’est l’heure de m’en aller; te voilà installée; voici la clef; ainsi, ma mie, t’es chez toi; ce soir je reviendrai voir si tu as besoin de quelque chose; ne te gêne pas, il faudra demander et ne pas avoir peur.

–J’aurai une chose à vous demander d’abord, me chercher de l’ouvrage que je puisse faire ici.

–Oh! t’as bien le temps de ça, la petite, remets-toi d’abord.

–Merci, merci, mon ami, de la simplicité avec laquelle vous faites le bien.

–Ah! bien, en voilà d’autres! Faut-il laisser dans la rue des femmes et des petits enfants, maintenant?. Merci de quoi! Voilà une chambre que tout s’y abîme parce qu’il n’y a jamais personne; elle va être habitée aujourd’hui, et ça va être joli comme tout. Moi, je n’ai pas de famille, personne à aimer, à m’occuper; à présent, je ’ne vais plus penser qu’à vous; mais, au contraire, c’est moi qui te dois de la reconnaissance. Donne-moi un peu le petit, voir?

Ripal prit l’enfant et le berça.

–Regarde un peu Ripal, petit. Ah! tu ris, parce qu’il a une bonne frimousse, il te fait l’effet de Guignol. Eh bien, petit, c’est ton ami. Si t’as pas de papa pour te défendre, il sera là, lui.

Ayant appliqué un gros baiser sur les joues de l’enfant, il le rendit à sa mère. Celle-ci lui tendit son front; Ripai, ému, l’embrassa et dit:

–T’es seule, ma mie, eh bien, d’aujourd’hui, tu as un frère qui est prêt à se faire casser les os pour toi.; à ce soir.

Et Ripal sortit.

Le mouchard

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