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IV
LE FONDS DE LA CONSCIENCE DE M. CLÉMENT

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Table des matières

Il était près de midi lorsque Clément, bondissant sur son lit, s’éveilla en criant:

–Ce n’est pas moi! laissez-moi! laissez-moi!

Au sommeil lourd de l’ivresse avait succédé le cauchemar. Déjà le remords vengeur poursuivait le misérable. Les yeux hagards, le front en sueur, il cherchait dans sa chambre les ennemis invisibles contre lesquels il se défendait. Rien! c’était un songe! il eut un inexprimable soupir de satisfaction; puis, passant à deux fois les mains sur son front, comme pour en chasser les restes de son songe, il dit:

–Suis-je sot!

Tout à coup son front se plissa; il regarda à ses côtés.

Ce n’est pas l’absence de Jenny, de sa femme, qui l’étonnait. La courageuse ménagère se levait toujours avant Clément, s’observant bien à ne pas l’éveiller.

Ce qui étonnait Clément, c’est que l’oreiller de Jenny était dans le coin, encore tout gonflé, et ne portait pas l’empreinte de sa tête.

Sa place, dans le lit conjugal, n’était pas froissée.

Jenny n’était pas rentrée! Que voulait dire cela?

Clément se leva aussitôt et courut au berceau.

Le berceau était vide!

Il sentit alors une sueur froide couler le long de ses tempes, un tremblement convulsif agita ses membres; accoté au berceau, sans force, l’œil fixé par terre, sa pensée courait vagabonde à travers toutes les suppositions, pour revenir sans cesse au même point.

–Jenny était encore à la porte quand je suis sorti de chez la Félicité, elle m’a suivi. elle a vu. Elle a vu.

Et ses dents, à cette pensée, mordaient ses lèvres.

–Elle est revenue, elle a enlevé son enfant, et à cette heure elle est chez un commissaire et raconte tout. Il faut fuir.

Et imposant sa volonté à son corps défaillant, il se redressa et se hâta de s’habiller: sa pensée tout entière était au bruit de la rue; malgré l’horrible temps et quoique à moitié vêtu, il ouvrit sa fenêtre, revenant chaque minute voir si un mouvement ne se produisait pas dans la rue; il se penchait sur la porte de l’escalier, écoutant si des pas ne se faisaient pas entendre.

Pas une seconde il ne pensa à son enfant, pas une seconde il ne pensa à ce qu’allaient devenir ceux qu’il condamnait à porter un nom infâme. Il ne pensait qu’à lui, à lui seul, il se hâtait pour échapper aux recherches.

Il allait vers la cachette où il avait, la veille, placé le portefeuille, lorsqu’il vit la lettre laissée par Jenny; il fit un brusque mouvement: celte fois, encore, il eut peur. Le doute le soutenait, allait-il avoir la certitude que son crime était connu? Il prit vivement la lettre, la lut, eut encore un gros soupir de satisfaction, sourit, puis, haussant les épaules, il dit cynique-ment:

–Allons, tout va bien. Je suis riche, et ma vie recommence.

S’étant habillé, il tira de son carnet un papier timbré, une signification de vente, et dit:

–C’est samedi que l’on vendra; je vais remettre la clef à la concierge, et le proprié-– taire ne sera pas gêné pour faire faire sa vente.

Il prit alors le portefeuille, compta les billets, environ quatorze mille francs, il l’enfouit, non dans ses poches, mais sur sa poitrine, sous sa chemise, et, la sueur au front, il se hâta de descendre; là, il réfléchit qu’en remettant la clef à la concierge, en cas d’enquête, il prévenait ainsi de son départ. Il entra chez sa concierge et lui dit du ton le plus calme:

–Madame, je garde la clef. Si ma femme rentre avant moi, dites-lui de venir me trouver-pendant l’entr’acte, ce soir, au Grand-Théâtre.

Il sortit en disant:

–J’ai maintenant sept à huit heures devant moi; dans cinq heures, je serai à Genève:

Audacieux comme un coquin, il descendit jusqu’au quai, se pencha sur le parapet pour voir s’il n’y verrait pas quelque indice de recherche; le quai était désert. Tout frissonnant et la sueur au front, cependant, il suivit le même chemin qu’il avait pris la veille. Il alla vers l’eau, regardant autour de lui. Arrivé près de la plate, à l’extrémité du bas-port, il se pencha comme s’il était attiré par un aimant irrésistible; là, ses mains tremblèrent, il regarda encore autour de lui: personne! Il descendit sur la moise.

Du parapet du quai, le misérable avait vu sur la chaîne qui attachait la plate au pont un chiffon que l’eau secouait. Quoi de plus ordinaire, près d’un lavoir. Cependant il était descendu, et sur le bas-port il avait reconnu le mouchoir sanglant qu’il avait tamponné sur la poitrine de sa victime.

Une fois sur la moise, de sa canne il décrocha le mouchoir sanglant et le poussa au large.

Quand il le vit s’enfoncer et disparaître, il fut tout à fait rassuré. On n’avait fait ni enquête, ni recherches, le mouchoir le prouvait. Essuyant de sa manche la sueur qui glaçait son front, il remonta sur le quai, traversa le pont de la Guillotière, entra dans un café, et demanda une large enveloppe et de la cire. Il glissa sous l’enveloppe13,000francs et les adressa, poste restante, à Genève, après avoir écrit dessus: Papiers de famille.

Puis il alla à la poste et fit charger la lettre.

Ceci fait, il se dirigea vers la gare des Brotteaux en se disant:

–Si quelquefois on me prenait en route, du diable s’ils trouvent l’argent.

Après avoir hésité un instant, il remonta la rue de Lyon en disant:

–Il le faut.

Il arriva bientôt devant les bureaux d’une fabrique de soieries, c’est là qu’il était employé, il entra; il y eut à son entrée dans le magasin un grand silence. Il eut peur! Il vit le maître de la maison sortir de son bureau et venir droit à lui.

–Monsieur Clément, fit le manufacturier calme, , c’est vous que j’attendais; en raison de la situation difficile que vous faisait un jeune ménage où la famille est venue tôt, je passais sur les irrégularités de votre conduite, mais votre position n’est probablement pas si mauvaise que je le supposais, puisque vous êtes celui qui cherchez le moins à l’améliorer; je n’ai aujourd’hui aucune raison de reculer devant une nécessité urgente pour la bonne tenue de ma maison. Veuillez vous chercher une place; à compter de ce jour, vous ne faites plus partie de la maison.

–C’est bien, monsieur, je vais mettre mes papiers en ordre et je me retirerai.

–Point, monsieur, fit sévèrement le patron à voix basse, j’ai vérifié les livres. je ne vous dis rien. partez. cela restera là. Vous avez une femme et un enfant, bénissez-les. ils vous sauvent.

Le rouge au front, la rage au cœur, les dents serrées. Clément balbutia:

–Bien, monsieur, je vous obéis. Laissez-moi prendre mes papiers personnels.

–Faites, répondit le patron.

Clément entra dans le bureau et fouilla dans plusieurs tiroirs. Enfin, il glissa la main dans un carton et prit une feuille de papier semblable à un passeport qu’il cacha, et, sombre, comme accablé par ce qui venait de se passer, il sortit en disant d’une voix sourde à celui qui le chassait:

–Ah! monsieur, vous m’avez tué.

Dès qu’il fut dehors, un sourire de satisfaction éclaira son visage; il remonta la rue de Lyon, entra chez un coiffeur, se fit raser la barbe et changer la coupe de cheveux; puis, s’étant regardé dans une glace, satisfait, il sortit et entra dans un café où il demanda de quoi écrire.

Il écrivit.

«Je meurs, parce que j’ai perdu la paix de ma famille, parce que j’ai été chassé de la place qui me faisait vivre.. Que ma femme, ma Jenny me pardonne. Dieu ait pitié d’elle et de notre enfant. Je me jette dans le Rhône.»

Il signa la lettre, mit son adresse, et, étant sorti du café, il alla s’acheter un chapeau.

Il attendit la nuit; puis, vers sept heures, il descendit sous le pont Morand et plaça sous le bas-port son vieux chapeau avec la lettre fixée dedans par une épingle, et, riant, il remonta sur le quai.

Il allait sauter en voiture, mais il pensa que si sa ruse avortait, si on le cherchait après son départ, le cocher pourrait indiquer sa route; il se rendit donc à pieds aux Brotteaux, à la gare de Genève.

Son premier soin fut encore de regarder si les agents n’étaient pas postés dans la gare.

–Rien! tout était calme. Cette fois il prit son billet de première, se blottit dans un coin, et ayant rallumé un cigare pendant que le train rapide l’entraînait, il pensa à la vie nouvelle qu’il allait commencer.

C’est une chose curieuse à voir que la pensée à travers le crâne d’un coquin, surtout lorsqu’on veut chercher les causes de ses fautes:

–Maintenant, pensait-il, je suis libre; je puis tenter véritablement la fortune; si je réussis, bah! je n’aurai pas de peine à retrouver Jenny et le petit. Ils vont être misérables. Eh bien! et moi, ne l’ai-je pas été? Qui m’a aidé, qui m’a soutenu?. Personne. Si j’avais eu quelqu’un s’occupant de moi, est-ce que j’en serais là? Quand j’ai cherché un appui, sans cesse on m’a repoussé. qu’avais-je à faire?. Travailler? Est-ce que le travail pouvait satisfaire à mes passions? Si la créature a au-dessus d’elle une divinité à laquelle elle doit tout, cette divinité, qui lui donne des passions, doit aussi lui donner le moyen de les satisfaire. Je suis pauvre et j’ai des goûts de riche. Que faire? Le travail! mais cela fait manger. cela ne fait pas vivre, et je veux vivre, moi Et puis, quoi, après tout, si je n’avais fait ce que j’ai fait cette nuit, dans un mois j’étais pris peut-être pour la fausse traite; ainsi, je la fais payer à l’échéance; j’excuse le passé. je sauve l’avenir et tout est fini. C’est un crime. Oui. Eh! mon Dieu! j’ai changé de nom; j’ai le passeport du voyageur de la maison; c’est une vie nouvelle, vie d’estime, de respect et de plaisir que je me crée, au lieu de la vie misérable où je me débattais, dans la misère, dans les dettes et au milieu d’une famille pauvre. Quelque chose me dit que je gagnerai avec cet argent, que je serai riche. Au diable les vilaines pensées.

Lorsqu’on arriva à Bellegarde, à la douane, il descendit calme du train, et passait tout souriant devant le commissaire, lorsque celui-ci l’arrêtant, lui demanda:

–Pardon, monsieur, comment vous nommez-vous?

–Moi! fit-il, devenu blême, balbutiant, perdant contenance.

Le commissaire l’observait.

–Mais, monsieur, je suis voyageur de commerce de la maison X., rue de Lyon, à Lyon.

–Veuillez, monsieur, fit le commissaire avec un sourire, attendre une seconde.

Cette fois la sueur mouilla son front, il se plaça à côté du commissaire pendant que les voyageurs défilaient à côté de deux autres personnes également retenues comme lui.

–Il était tard, c’est à peine si dans l’obscurité du bureau des douanes les gens pouvaieut se reconnaître, mais Clément atterré de cette quasi-arrestation se dissimulait le plus qu’il pouvait. Il lui semblait impossible que ce fût à cause de la terrible nuit, le matin persoune dans le quartier n’avait eu connaissance de ce qui s’était passé sur le bas-port du quai de la Guillotière.

Une dénonciation était impossible, le lugubre drame n’avait eu que les acteurs pour spectateurs, c’est-à-dire l’assassin et sa victime.

Restait le patron qui l’avait chassé, mais celui-ci, dans l’écrasante et courte explication qu’il avait eue avec lui, l’avait assuré de l’impunité.

Lorsque les voyageurs furent passés, le commissaire, se tournant immédiatement vers lui. demanda:

–Est-ce que vous avez un passeport?

–Certainement, monsieur, le voici.

Le commissaire lut le passeport, constata que le signalement se rapportait à la physionomie de Clément, et très calme le lui rendit en disant:

–C’est bien, monsieur, passez. et il se tourna vers un des autres individus qui attendaient.

Clément, content, stupéfait, aurait en toute autre occasion demandé de quel droit on l’avait ainsi suspecté, mais sa conscience n’était pas assez calme pour oser pareille observation. Il se hâta de sauter en wagon, et le soir même il descendait à Genève à l’hôtel du Lac. Une fois seul dans sa chambre, il respira bruyamment en disant:

–Enfin je suis libre, absolument libre, je n’ai personne ni devant ni derrière, Clément Herquin est mort! Je suis un autre homme, la société me doit la vie, je la lui prendrai; il me fallait des armes, je les ai!

Il entendit remuer à côté de sa chambre; il se tut, et ayant éteint sa lumière, il regarda par le trou de la serrure d’une porte qui communiquait avec sa chambre: il vit un homme d’une cinquantaine d’années, l’air paisible d’un bon bourgeois, qui, assis devant une table, relisait et corrigeait les feuilles d’une longue correspondance.

A chaque instant l’homme tirait et consultait un calepin ouvert devant lui. Lorsqu’il eut terminé ses corrections, il le vit rassembler tous les papiers qui étaient sur la table et en faire un tas. alors son regard, habitué à la lumière, vit sur la même table une perruque et une paire de favoris postiches.

–Qu’est-ce cela? pensa Clément. Voici un drôle de particulier.

Et la curiosité éveillée, il s’observa à ne pas faire de bruit, ne perdant pas un geste de l’inconnu.

Celui-ci, calme chez lui à cette heure (il était près de minuit), prit tous les papiers inutiles et les porta dans la cheminée. Il les brûla et resta à attiser le feu jusqu’à ce que le dernier feuillet fût consumé.

Il revint alors vers la table, prit une large enveloppe et écrivit. L’enveloppe se déchira sous sa plume. Il jura, la froissa et la jeta pour en mettre une autre. L’enveloppe jetée alla rouler sous le lit.

Il glissa sa lettre sous une autre enveloppe et s’appliqua cette fois à écrire la suscription. Ceci fait, l’homme, après avoir apposé les timbres d’affranchissement, glissa précieusement la lettre dans son carnet, puis, se plaçant devant sa glace, il mit les faux favoris, la perruque, ferma soigneusement sa malle et sonna; lorsque les passe firent entendre dans l’escalier, l’homme, qui était fort et grand, se courba tout à coup, prit un air paterne et dit à la bonne qui se présenta:

–Mon enfant, je descends prendre le frais sur le pont de Bergues. un instant avant de m’endormir. Veuillez mettre de l’eau dans les vases.

–Mais, monsieur, il fait un gâchis du diable, la neige fond.

–Oh! je ne serai pas long.

Il sortit.

Dès qu’il fut parti, Clément vit la bonne préparer la couverture, puis prendre le pot à eau et le broc, el enfin se retirer.

A ce moment, il sortit lui-même; il regarda autour de lui: le couloir était désert. Il entra dans la chambre de l’inconnu, sur la porte de laquelle la bonne avait laissé la clef; il se coucha aussitôt sur le tapis et chercha l’enveloppe que l’individu avait jetée. Pourquoi? Lui-même aurait été bien embarrassé de le dire.

Il avait vu l’homme écrire, c’était banal, il l’avait vu jeter au feu les brouillons de sa correspondance. cela n’était pas extraordinaire; mais ce qui l’avait intrigué, ce qui lui faisait désirer de connaître cet homme, c’était la double face sous laquelle il l’avait vu! Et puis, il trouvait au moins singulier qu’un homme qui savait que le courrier ne se lève que le matin, aille, à minuit, jeter sa lettre à la poste par l’exécrable temps qu’il faisait cette nuit-là.

Lorsqu’il tint l’enveloppe, il sortit précipitamment: il entendait la bonne monter l’escalier. Il rentra dans sa chambre, mais il avait soufflé sa bougie et fut forcé, à son tour, d’appeler pour avoir de la lumière. Quand il fut seul enfin, il lut sur l’enveloppe:

«Monsieur Laferme, cabinet de la sûreté, Préfecture de police, à Paris. P.S.»

La première pensée qui traversa le cerveau du criminel fut de se demander si cet homme n’était pas là pour lui, s’il n’avait pas été filé. Puis il comprit l’absurdité de ses suppositions, il se coucha en disant:

–Il est toujours bon de connaître ceux qui vous entourent. Je ne crois pas que je ferai. mon ami de ce monsieur-là.

Il se mettait au lit et allait s’endormir lorsque l’homme rentra dans la chambre voisiue. Le lendemain matin, Clément, à peine éveillé, s’informait de l’heure du départ des bateaux du lac. Renseigné et ayant quelques heures devant lui, il alla dans les premiers magasins de Genève faire l’acquisition d’une garde-robe convenable. Il acheta une malle, car il avait pensé la nuit que c’était à cause de l’absence de bagages qu’il avait été presqu’arrêté à Bellegarde. Après avoir copieusement déjeuné, il régla sa note d’hôtel, et, vêtu comme un parfait gaudin, il se rendait au bateau à vapeur lorsqu’il rencontra son voisin d’hôtel. leurs regards se croisèrent.

Il était à peine arrivé sur le bateau, la cloche du départ sonuait, lorsqu’un individu sauta prestement sur la passerelle qu’on allait enlever; naturellement les yeux de Clément–toujours sur ses gardes,–se portèrent sur le nouveau venu; en rencontrant son regard il eut comme un choc.

Il lui sembla que l’homme était le même qu’il avait croisé en sortant de l’hôtel, celui qui envoyait au bureau de la sûreté, à Paris, une si volumineuse correspondance.

Cependant, ce n’était pas le paterne bourgeois qu’il avait vu cachetant soigneusement ses lettres; ce n’était pas non plus le jeune vieillard qu’il avait vu la veille sortant pour respirer l’air humide du lac avant de se coucher; c’était un jeune homme de trente ans, élégant de tournure, soigné de mise.

Si courte que soit la distance de l’embarcadère des bateaux à l’hôtel du Lac, il avait pris une voiture, et Clément se demandait si le nouvel embarqué n’était pas son voisin d’hôtel, qui, dans la voiture, s’était une troisième fois transformé.

Sentant toujours peser sur lui le regard investigateur de l’inconnu, Clément se plaça à l’avant du bateau, l’observant en dessous, n’ayant qu’un désir, savoir si cet homme était bien celui qu’il avait vu à l’hôtel du Lac.

Le hasard le servit à souhait; l’homme alluma un cigare.

Le bateau filait sur le lac et la brise d’hiver empêchait les allumettes de prendre feu.

L’inconnu tira de sa poche un papier, qu’il embrasa au soufre d’une allumette, et ayant allumé son cigare, il le jeta, mit son pied dessus, et alla s’asseoir à l’avant pour fumer plus tranquillement. Clément se leva, se promena sur le pont et ramassa, sans être vu, le papier à demi consumé, puis il revint à l’arrière du bateau; il regarda et vit qu’il avait la note de l’hôtel; enfin, il allait savoir le nom de cet homme.

La note ne portait pas de nom, mais elle l’assurait qu’il ne s’était pas trompé. C’était le compte du no8, et Clément, consultant la sienne, vit qu’il avait occupé le no9.

Les craintes du misérable redoublèrent. Il était étourdi de la facilité avec laquelle il se transformait, et il commençait à craindre qu’il ne fût absolument lancé sur ses traces, il se tint sur ses gardes.

Dans l’après-midi, le bateau le descendit à l’extrémité du lac, il prit aussitôt le chemin de fer peur se rendre à Saxon.

Le compartiment dans lequel il monta était déjà occupé par un individu, toujours le même, son voisin d’hôtel. Mais là le regard qui le gênait tant était caché par un binocle à verres teintés; cette circonstance augmenta encore les perplexités de Clément; il se blottit dans le coin opposé du compartiment et feignit de dormir.

Arrivés le soir à Saxon, les deux hommes se trouvèrent encore dans la même voiture qui les conduisait à l’hôtel des Bains.

Clément monta dans sa chambre pour réparer le désordre que le voyage avait amené dans sa toilette, et, attiré par un irrésistible aimant, il se rendit aussitôt au Casino. Vainement, il chercha autour de la table son inséparable compagnon de voyage; plus calme de ne pas le rencontrer, il prit place immédiatement autour du tapis vert.

La maison de jeu de Saxon est assez connue pour que nous n’ayons pas besoin de la dépeindre; nous nous bornerons à regretter que de faux philanthropes aient fait supprimer les jeux en France. Aujourd’hui, Paris compte plus de mille maisons de jeu, cercles, tripots, tables d’hôtes et cafés; Lyon en a au moins autant, et cela naturellement sans surveillance, sans réglementation, et surtout sans bénéfices pour l’État. Les jeux autorisés et conséquemment surveillés mettraient le malheureux atteint de ce vice à l’abri des cartes biseautées du premier escroc venu. Nous voulons la liberté en tout, et si le jeu est un vice, nous trouvons très naturel que celui qui a le malheur d’en être atteint en souffre. Mais revenons à Clément.

Les premiers coups furent heureux; en quelques minutes, il amena devant lui une masse de quatre mille francs; alors gai, sentant la chance de son côté, il allait risquer un grand coup, lorsqu’en relevant les yeux, son regard rencontra celui d’un individu étrange.

Coiffé sur l’oreille, vêtu d’une longue redingote boutonnée sur son gilet qui montait jusqu’au col, un col en crin, duquel sortait une tête longue, à cause de la barbiche peut-être; les yeux, enfoncés sous l’arcade sourcillière, ombragés d’épais sourcils, lançaient le regard qui troublait Clément; deux longues moustaches cirées à l’extrémité coupaient la face anguleuse. Sur l’observation d’un valet, l’homme ôta son chapeau; les cheveux coupés en brosse laissaient voir le crâne en poire: aux oreilles longues et rouges pendaient deux anneaux d’or.

Clément, interdit, cherchait à reconnaître l’homme, mais c’était impossible, le regard seulement lui semblait être celui du correspondant de M. Laferme, chef de la sûreté à Paris, mais la métamorphose était si complète qu’il était impossible de croire que c’était le même individu.

Embarrassé par ce regard persistant, Clément jouait mal. A dix heures, il n’avait plus rien devant lui; il avait tout perdu. Il rentrait maussade à l’hôtel, lorsqu’en arrivant pour réclamer sa clef, il se heurta à celui auquel il attribuait sa guigne; à celui qui, depuis le matin, ne le quittait pas plus que son ombre.

Ne pouvant contenir sa mauvaise humeur, il dit en le voyant:

–Encore!

L’homme calme fit, du ton d’un officier qui commande:

–Je voudrais souper... Comme je m’ennuie dans ma société, vous me mettrez mon couvert dans le salon.

–Monsieur, dit le garçon de service, vous y serez aussi seul que dans votre chambre. car, ce soir, il n’y a pas de soupeurs.

–Et ça n’est pas moi qui lui tiendrai compagnie, maugréa Clément en prenant sa bougie.

L’individu avait l’ouïe fine, car il se retourna aussitôt, et, de son ton bourru, il dit:

–Ça se trouverait mal, monsieur Clément, car j’avais justement l’intention de vous inviter.

Clément devint livide en entendant son nom.

L’homme continua:

–Vous ne me refuserez pas ça, n’est-ce pas?. Allons, garçon, flanquez-moi deux couverts dans le coin du salon. Un bon souper. Vous acceptez, n’est-ce pas?

Tout décontenancé, n’osant refuser, Clément dit pour parler:

–Mais, monsieur, nous ne nous connaissons pas.

–Justement; nous ferons connaissance à table; c’est pour cela que je vous prie d’accepter. Servez-nous vite, dit-il au garçon d’hôtel.

Puis, prenant familièrement le bras de Clément, étourdi, il l’entraîna dans la longue galerie en lui disant plus bas:

–C’est-à-dire que vous ferez connaissance avec moi, car moi je vous connais bien, monsieur Clément; et, voyez comme on est injuste, depuis ce matin vous me fuyez comme un mauvais génie, et je suis bien plutôt votre ange gardien.

Cette fois Clément eut peur, il se croyait arrêté par un fin limier qui le suivait depuis Lyon: résister, c’était tout perdre en faisant du scandale; quoique certain de l’impunité, il était armé, mais assurément celui qui, d’une si étrange façon, s’attachait à lui, devait avoir dans ses poches de quoi empêcher toute rébellion.

Il avait une si singulière mine, que l’inconnu qui l’avait invité à souper, dit:

–Mais, monsieur, qu’avez-vous donc? Trouvez-vous ma société si désagréable, mais alors, Dieu me garde de vous l’imposer.

Clément le regarda fixement.

–Je vous prie de souper avec moi, monsieur, parce que je sais que vous êtes à la recherche d’une position sociale, parce que je crois que je puis beaucoup vous servir.

–J’avoue, monsieur, avoir contre vous certaine prévention. Voulez-vous répondre à quelques-unes de mes questions?

–Je répondrai à tout ce que vous voudrez; seulement, veuillez attendre que le garçon ait fini son service, ajouta-t-il plus bas: lorsque nous serons seuls, nous causerons.

Ils se mirent à table et ne dirent plus mot; le regard de Clément, seul, cherchait à lire dans la physionomie placide de l’individu qui, calme devant une glace, après avoir tiré un petit démêloir d’écaillé, peignait sa barbiche et ses moustaches.

En quelques minutes, le couvert fut dressé, les huitres ouvertes étaient sur la table, et un garçon, la bouteille à la main, attendait pour faire le service.

Celui qui semblait être un bas officier de cavalerie, se leva, prit la bouteille des mains du garçon, lui montra la porte et du ton dont il aurait crié:

–En avant marche1

Il dit:

–Par file à gauche, à la cuisine, et veuillez me ficher la paix jusqu’à ce qu’on vous sonne.

Le garçon, un peu étonné, obéit; aussitôt que la porte fut fermée, l’individu, glissant un coin de sa serviette dans son col, dit à Clément:

–Maintenant, nous pouvons causer. Que me disiez-vous?

–Je disais, monsieur, que je ne vous connais pas.

–Mon Dieu, monsieur Clément, vous serez satisfait tout de suite. Je me nomme Isidore Bassier, j’aime autant vous le dire franchement, ça gêne moins dans la conversation.

–Ce n’est pas positivement ce que je voulais vous demander.

–Parlez!

– Vous étiez cette nuit, hôtel du Lac, à Genève.

–Chambre9, oui, monsieur.–J’étais alors chef de la maison Baulin et Cie, fil et coton, de Lille, voyageant pour affaires.

–Ah! c’était vous.

–Absolument, cher monsieur Clément.

–Ce matin, ce jeune gentleman qui sauta sur le bateau à vapeur?

–Et qui perdit à dessein la note d’hôtel que vous avez ramassée, c’était sir Husson, de la maison Crakers, de Southampton, voyageant pour les aciers.

–Eh bien?

–Hé! c’était moi!. A Saxon ici, ce major assez peu fait aux usages pour ne pas se découvrir en entrant dans les salons, il est inscrit sur le livre de l’hôtel des Bains, sous le nom de Baptiste Caseor, ancien officier de la légion étrangère, retraité, voyageant pour sa santé. C’est lui que vous voyez devant vous dans la peau de votre serviteur Isidore Bassier. lequel vient vers vous en ami.

Clément était absolument abruti, il dit:

–Excusez-moi, monsieur, mais il vaut mieux se connaître à fond. n’est-ce pas votre avis?

–Tellement mon avis, monsieur Clément, que c’est pour cela que je m’adresse à vous.

–Je ne comprends pas.

–Je vous connais, moi. jugez-en.

Clément, anxieux, écoutait, tout en se demandant où voulait en venir ce singulier individu.

Le faux major tira de sa poche une pipe courte, atrocement culottée, la pipe intime qu’on ne fume qu’avec les amis; il la bourra religieusement, observant le plus profond silence, puis il l’alluma lentement.

Clément, pendant tout ce temps, accoudé sur la table, la tête dans ses mains, regardait en dessous de l’ombre de ses épais sourcils son nouveau camarade. Celui-ci, calme, fumait doucement pour que le feu s’étendit sur son tabac; enfin, il reprit d’une voix indifférente et le regard distrait par les longues spirales de fumée qu’il envoyait:

–Vous vous nommez Clément. vous êtes marié à une charmante enfant du nom de Jenny; vous avez de ce ménage un petit bébé, mais vous n’aimez pas les enfants et vous supportez difficilement le ménage. Vous êtes de l’école de ce viveur habitué aux filles faciles, qu’on ne connait qu’une nuit, qui, s’éveillant le lendemain de son mariage, disait, à moitié endormi, à sa jeune femme: «Ma petite biche, ne fais pas de bruit; va-t’en et écris-moi la veille lorsque tu voudras revenir!»... Vous êtes banal enfin comme affection et comme sentiment. Le cœur, je n’en parle pas; il y a des poseurs qui prétendent en avoir, mais ça ne vous regarde pas!. Vous étiez à Lyon bien recommandé, vous aviez l’appui du clergé, car vous avez été élevé dans un séminaire. Oh! ce n’est pas un reproche! une institution admirable; la dissimulation y est élevée à l’état d’art; croire à Dieu et agir en son nom, vous savez la force que ça donne. On a tant de respect pour Dieu, qu’on méprise tout ce qui est au-dessous. Et puis enfin, n’est-ce pas, c’est au séminaire qu’il faut passer devant le tribunal de la pénitence. Ces coquins de laïques ont d’autres tribunaux beaucoup moins paternels.

«Je reviens à ce que je vous disais, vous aviez l’appui du clergé, vous étiez placé dans une des premières, maisons de soieries, vous jouissiez de la confiance et de l’amitié du mattre de la maison, vous savez que vous en avez abusé. Enfin, un jour. attendez donc, il y a dix jours, vous ornementiez sur le livre un simple chiffre. un1, vous ajoutiez une barre, et cela devenait un4, c’est-à-dire que vous aviez payé pour la maison1,360fr., et le livre portait4,360francs. Ça s’est découvert il y a trois jours. Vous aviez été deux jours sans aller au bureau. le patron avait déposé une plainte, un mandat d’amener était lancé. tenez, le voilà.

En disant ces mots, le major Caseor montrait au jeune homme le papier. Clément, livide, dirigeait la main vers sa poche, en disant:

–Ah! vous êtes chargé de m’arrêter?.

Le faux major prit vivement le bras de Clément, l’appuya sur la table, sans que celui-ci, surpris d’une telle force, pût résister, et de l’autre main rejetant sa serviette placée près de son assiette et découvrant un revolver qu’il prit aussitôt, il dit:

–Mon enfant, ne jouez pas à ce jeu-là, ne cherchez pas dans votre poche une arme pour vous défendre, vous voyez que je vous ai devancé. Écoutez-moi, tranquillement, écoutez-moi avec calme, sans crainte, je ne veux pas vous arrêter. vous n’avez rien à craindre, je veux votre bien.

Clément, d’abord atterré, ne trouva pas une parole; obéissant, il replia son coude sur la table et écouta:

–Mon cher enfant, je vous ai dit que vous aviez des protections: tout cela peut passer inaperçu, si vous le voulez.

Clément rassembla toute son énergie et demanda:

–Enfin, que voulez-vous de moi?

–Moi, cher monsieur Clément, mais votre bien. votre bien. Savez-vous qui je suis? demanda en souriant malignement Isidore Bassier; à cette heure, je suis le major Caseor.

Clément joua le tout pour le tout et répondit en le regardant en face:

–Oui, monsieur, je le sais, vous êtes agent de la police secrète.

Bassier éclata de rire, et d’un air bénin, dit:

–Cher monsieur Clément, j’ai sur vous des notes absolument favorables. Il paraît que vous êtes d’une intelligence rare. mais je veux, en quelques mots, vous montrer à qui vous avez affaire. Il faut que nous connaissions bien chacun notre valeur personnelle.

–Vous m’écoutez?

–Religieusement.

–Eh bien, monsieur Clément, vous êtes descendu à la gare de Genève à huit heures et demie?

–Oui, monsieur.

–A huit heures, je recevais cet avis par le télégraphe.

Isidore Bassier présenta une dépêche à Clément qui lut étourdi:

«Il sera à Genève à huit heures, et descendra à votre hôtel; avisez.»

–C’est de moi dont il est question!

–De vous-même.

–Qui pouvait savoir l’hôtel où je descendrais?

–Voyez, monsieur Clément, vous êtes in-– telligent. Souvenez-vous qu’à la gare, lorsque vous étiez hésitant déjà, une voiture s’avançait vers vous; vous montiez, et c’est le cocher qui a dit: «Oui! oui! je vais au Lac.» Vous n’avez pas fait attention?

–Non l

–Voyez, cher monsieur Clément, ce qu’on peut faire. Cela vous servira. Nous voulions que vous descendiez à l’hôtel du Lac. De plus, je voulais, moi, vous amener à vous occuper de moi et surtout à m’écouter avec cette attention. je suis bon enfant; je vous dis tout.

–Je vous écoute.

–D’abord, j’ai dit à la bonne de donner à un voyageur qui allait venir amené par tel cocher, la chambre voisine de la mienne, ce voyageur étant un ami auquel je voulais, le lendemain, faire la surprise de ma présence. On vous descendit donc au8, j’étais au9. Lorsque vous fûtes bien chez vous, c’est-à-dire abandonné par les gens de l’hôtel, après avoir placé une perruque et une fausse barbe sur ma table, je renversais bruyamment des chaises. Un homme qui n’a pas la conscience tranquille s’occupe toujours de ce qui se passe autour de lui. J’avais placé sur le verrou de la porte, qui séparait nos deux chambres, une plume, si la moindre pression était faite sur la porte, la plume devait tomber; moins de deux minutes après le tapage la plume tombait. Ceci m’avertissait que vous étiez penché sur la porte, et me guettant par le trou de la serrure, la perruque et la fausse barbe devaient vous intriguer. Je pris un tas de papier et le jetai au feu, en attisant bien afin qu’il n’en restât rien. là, la curiosité et l’inquiétude devaient vous prendre.

«Dans mon métier, monsieur Clément, on ne fait pas de brouillon de lettre, souvenez-vous-en, on nous pardonne les fautes de français et d’orthographe, on exige des renseignements-comme pour certains petits journaux.–Je fis alors le truc des deux enveloppes. puis ayant pris ma fausse barbe, ma perruque, affairé, inquiet, je sortis, appelant la bonne pour avoir un motif de laisser ma clef sur la porte. Je rentrai et cherchai l’enveloppe sous le lit, elle n’y était plus. on pouvait l’avoir balayée. A deux heures du matin, vous ronfliez. Ah! quel ronfleur vous êtes!–J’ouvrais la porte qui séparait nos deux chambres, je fouillai dans vos poches.

–Dans mes poches? exclama Clément ahuri.

–Oui, oui, dans vos poches; je vis même un passeport, celui qu’on m’avait signalé de Bellegarde. et je trouvai l’enveloppe!. vous l’aviez.

–Monsieur, dit Clément, vous m’effrayez.

–Vraiment! tout cela est cependant bien peu de chose. Mais, buvez donc! rien n’établit de courant sympathique comme un bon vin. et je n’ai pas tout dit.

Bassier emplit les verres et continua:

–Vous êtes intelligent, n’est-ce pas, et regardez comme vous êtes naïf! mon regard persistant à se fixer sur vous aurait dû vous donner méfiance; lorsque je file véritablement quelqu’un, je m’occupe surtout de ne pas éveiller son attention; c’est le contraire que j’ai fail avec vous!. la note de l’hôtel perdue à bord du bateau. mon insistance à vous regarder jouer.

–Mais pourquoi tout cela?.

–Je vous l’ai déjà dit: pour arriver à cel entretien.

–Et quel est le but de cet entretien?

–Ah! voilà que nous arrivons aux choses sérieuses. Je vais encore jouer cartes sur table. J’ai reçu un avis, je vous l’ai montré, qui me prévient de votre arrivée, mais il avait été précédé d’un autre avis dans lequel on vous disait adroit, intelligent, discret. et capable de tout. Or, ici, je commence à être connu, surtout par les politiques. Il nous faut un homme nouveau.

–Moi. de la police!!! exclama Clément tout rouge de honte.

Isidore Bassier fut pris d’une telle hilarité qu’il faillit en casser sa pipe.

–De la police, voilà le grand mot. mais. cher monsieur Clément, je puis, demain, comme voleur et comme faussaire, vous envoyer la mépriser quelque part, la police, si vous ne préférez la servir.

Clément se mordit les lèvres en baissant la tête.

Il y eut un instant de silence au bout duquel, comme s’il continuait et du même ton mielleux, Bassier reprit:

–Je vous propose une position heureuse, lucrative, nous nous servirons de vous pour aller dans un certain monde, vous êtes beau joueur. maladroit, oh! maladroit; aux cartes vous perdrez toujours la partie. au trente et quarante vous perdrez tout votre argent. c’est fatal!. Vous voyez que je viens au-devant; vous avez, à la poste de Genève, nous le savons, une lettre chargée.

Clément leva la tête, il était livide, il ne trouva pas un mot à dire, il le sentait, il appartenait à cet homme. cet homme qui savait tout.

Le faux major continua:

–Avec cet argent, et du train dont vous y allez, il ne vous restera pas un sou dans dix jours. Alors pensez bien à ce que je vous dis, vous me trouverez près de vous, et je vous ferai obtenir l’argent nécessaire pour continuer à jouer dans les cercles de Genève; vous vous lierez avec les gens qui vous seront signalés; quand vous serez compromis, sur un mot de vous vous serez protégé. C’est un métier charmant. Et voyez donc, on vit double, vous êtes à la fois trois, quatre personnes. et, légalement, j’ai dans mon portefeuille les passeports légalisés de Baulin, de Lille, de sir Husson, du major Caseor Baptiste. Il n’y en a qu’un que je n’ai pas, mon cher ami: le mien! vous seriez comme moi. La vie passée est absolument effacée, et vous devenez un homme nouveau!.

Clément inquiet, épouvanté, abruti, avait hâte d’être débarrassé de son compagnon.

Celui-ci le comprit, car se levant, il dit:

–Cher monsieur Clément, à cause des garçons, j’ai dû garder mes moustaches, et tout cela m’étouffe. J’ai besoin, la figure débarbouillée, l’estomac libre, les pieds dans de chaudes pantoufles, de fumer une bonne boufarde. Je vais me retirer. Ne cherchez pas à me répondre, vous ne pouvez rien avoir à me dire qui soit sérieux. Vous allez demain matin à Genève chercher votre argent; il vous durera dix jours. mettons-en quinze. Mieux servi que le joueur malheureux, lorsque vous vous coucherez ayant perdu, lorsque la désespérance viendra frapper votre cerveau, immédiatement vous penserez à ce que je vous ai dit, et alors le calme reviendra sur cette seule pensée: Bah! j’ai toujours là une position assurée. Et puis vous envisagerez mieux votre métier. vous n’aurez pas cet air méprisant pour la police. la police, monsieur Clément, qui protège tout le monde, même les coquins.

Puis, éclatant de rire, Bassier ajouta:

–Surtout les coquins!. ne vous fâchez pas, j’en suis. Vous verrez lorsque vous aurez admis ce métier dans vos songes, vous verrez comme il vous sera agréable et doux. Vous vous prouverez que malgré les préjugés, c’est un beau métier que celui qui consiste à chercher, à découvrir, à prendre pour les livrer à la justice les ennemis de la société.

–Qu’appelez-vous les ennemis de la société?

–Tous ceux, mon cher monsieur Clément, qui ne sont pas les amis du gouvernement de l’empereur.

–Ah!

–Mais, malheureux, songez-y bien, vous crevez la misère depuis plus de dix ans, usant votre intelligence à marcher sur un terrain étroit comme les marges du Code, entre la honte et le crime, poussé ou tiré par celui-ci ou celui-là, manquant à chaque instant, après avoir été fripon, de devenir criminel..

Clément regarda fièrement l’agent pour savoir s’il n’avait pas mis une intention dans les derniers mois; mais celui-ci continuait:

–Le monde, c’est l’égoïsme; il vous verra, ventre affamé, nez gelé, sans vous offrir un sou.

–Enfin, dit Clément, vous me proposez d’être mouchard. de la rousse.

–Fi. cher monsieur Clément, je vous croyais intelligent. Je vous parle d’aller dans un certain monde observer les ennemis de la société, de l’ordre. c’est faire de la politique.; plus, à l’étranger, politique étrangère.. Tout au plus pourrait-on dire espion; mais vous qui êtes Français, qui savez la valeur des mots, vous savez bien que vous ne feriez qu’œuvre de patriote. Allons, je vous laisse. vous tombez de sommeil. Réfléchissez. Je suis sûr de vous. Au revoir, bonne nuit.

Et l’agent, redevenu le major Caseor, sortit droit comme un i en faisant le salut militaire, –laissant Clément, non envahi par le sommeil, mais atterré, abruti par ce qu’il venait d’entendre.

Il se leva sombre et gagna sa chambre. là, fiévreux, il se jeta sur son lit, après avoir recommandé qu’on l’éveillât à la première heure, afin de ne pas manquer le train de Genève.

Le mouchard

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