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LES FAUTES DES GRANDS
ОглавлениеLes routes ressemblent a des rivieres. Cela tient a ce que les rivieres sont des routes; ce sont des routes naturelles sur lesquelles on voyage avec des bottes de sept lieues; quel autre nom conviendrait mieux a des barques? Et les routes sont comme des rivieres que l'homme a faites pour l'homme.
Les routes, les belles routes aussi unies que la surface d'une fleuve et sur lesquelles la roue de la voiture et la semelle du soulier trouvent un appui a la fois solide et doux, ce sont les chefs-d'oeuvre de nos peres qui sont morts sans laisser leur nom et que nous ne connaissons que par leurs bienfaits. Qu'elles soient benies, ces routes par lesquelles les fruits de la terre nous viennent abondamment et qui rapprochent les amis.
C'est pour aller voir un ami, l'ami Jean, que Roger, Marcel, Bernard, Jacques et Etienne ont pris la route nationale qui deroule au soleil, le long des pres et des champs, son joli ruban jaune, traverse les bourgs et les hameaux et conduit, dit-on, jusqu'a la mer ou sont les navires.
Les cinq compagnons ne vont pas si loin. Mais il leur faut faire une belle course d'un kilometre pour atteindre la maison de l'ami Jean.
Les voila partis. On les a laisses aller seuls, sur la foi de leurs promesses; ils se sont engages a marcher sagement, a ne point ecarter du droit chemin, a eviter les chevaux et les voitures et a ne point quitter Etienne, le plus petit de la bande.
Les voila partis. Ils s'avancent en ordre sur une seule ligne. On ne peut mieux partir. Pourtant, il y a un defaut a cette belle ordonnance. Etienne est trop petit.
Un grand courage s'allume en lui. Il s'efforce, il hate le pas. Il ouvre toute grande ses courtes jambes. Il agite ses bras par surcroit. Mais il est trop petit, il ne peut pas suivre ses amis. Il reste en arriere. C'est fatal; les philosophes savent que les memes causes produisent toujours les memes effets. Mais Jacques, ni Bernard, ni Marcel, ni meme Roger, ne sont des philosophes. Ils marchent selon leurs jambes, le pauvre Etienne marche avec les siennes: il n'y a pas de concert possible. Etienne court, souffle, crie, mais il reste en arriere.
Les grands, ses aines, devraient l'attendre, direz-vous, et regler leur pas sur le sien. Helas, ce serait de leur part une haute vertu. Ils sont en cela comme les hommes. En avant, disent les forts de ce monde, et ils laissent les faibles en arriere. Mais attendez la fin de l'histoire.
Tout a coup, nos grands, nos forts, nos quatre gaillards s'arretent. Ils ont vu par terre une bete qui saute. La bete saute parce qu'elle est une grenouille, et qu'elle veut gagner le pre qui longe la route. Ce pre, c'est sa patrie: il lui est cher, elle y a son manoir aupres d'un ruisseau. Elle saute.
C'est une grande curiosite naturelle qu'une grenouille.
Celle-ci est verte; elle a l'air d'une feuille vivante, et cet air lui donne quelque chose de merveilleux. Bernard, Roger, Jacques et Marcel se jettent a sa poursuite. Adieu Etienne, et la belle route toute jaune; adieu leur promesse. Les voila dans le pre, bientot ils sentent leurs pieds s'enfoncer dans la terre grasse qui nourrit une herbe epaisse. Quelques pas encore et ils s'embourbent jusqu'aux genoux. L'herbe cachait un marecage.
Ils s'en tirent a grand'peine. Leurs souliers, leurs chaussettes, leurs mollets sont noirs. C'est la nymphe du pre vert qui a mis les guetres de fange aux quatre desobeissants.
Etienne les rejoint tout essouffle. Il ne sait, en les voyant ainsi chausses, s'il doit se rejouir ou s'attrister. Il medite en son ame innocente les catastrophes qui frappent les grands et les forts. Quant aux quatre guetres, ils retournent piteusement sur leurs pas, car le moyen, je vous prie, d'aller voir l'ami Jean en pareil equipage? Quand ils rentreront a la maison, leurs meres liront leur faute sur leurs jambes, tandis que la candeur du petit Etienne reluira sur ses mollets roses.