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L'HISTOIRE SAINTE ET LE JARDIN DES PLANTES
ОглавлениеLa premiere idee que je recus de l'univers me vint de ma vieille Bible en estampes. C'etait une suite de figures du XVIIe siecle, ou le Paradis terrestre avait la fraicheur abondante d'un paysage de Hollande. On y voyait des chevaux brabancons, des lapins, de petits cochons, des poules, des moutons a grosse queue. Eve promenait parmi les animaux de la creation sa beaute flamande. Mais c'etaient la des tresors perdus. J'aimais mieux les chevaux.
Le septieme feuillet (je le vois encore) representait l'arche de Noe au moment ou l'on embarque les couples de betes. L'arche de Noe etait, dans ma Bible, une sorte de longue caravelle surmontee d'un chateau de bois, avec un toit en double pente. Elle ressemblait exactement a une arche de Noe qu'on m'avait donnee pour mes etrennes et qui exhalait une bonne odeur de resine. Et cela m'etait une grande preuve de la verite des Ecritures.
Je ne me lassais ni du Paradis ni du Deluge. Je prenais aussi plaisir a voir Samson enlevant les portes de Gaza. Cette ville de Gaza, avec ses tours, ses clochers, sa riviere, et les bouquets de bois qui l'environnaient, etait charmante. Samson s'en allait, une porte sous chaque bras. Il m'interessait beaucoup. C'etait mon ami. Sur ce point comme sur bien d'autres, je n'ai pas change. Je l'aime encore. Il etait tres fort, tres simple, il n'avait pas l'ombre de mechancete, il fut le premier des romantiques, et non certes le moins sincere.
J'avoue que je demelais mal, dans ma vieille Bible, la suite des evenements, et que je me perdais dans les guerres des Philistins et des Amalecites. Ce que j'admirais le plus en ces peuples c'etaient leurs coiffures, dont la diversite m'etonne encore. On y voyait des casques, des couronnes, des chapeaux, des bonnets et des turbans merveilleux. Je n'oublierai de ma vie la coiffure que Joseph portait en Egypte. C'etait bien un turban, si vous voulez, et meme un large turban, mais il etait surmonte d'un bonnet pointu, et il s'en echappait une aigrette avec deux plumes d'autruche, et c'etait une coiffure considerable.
Le Nouveau-Testament avait, dans ma vieille Bible, un charme plus intime, et je garde un souvenir delicieux du potager dans lequel Jesus apparaissait a Madeleine. "Et elle pensoit, dit le texte, que ce fust le maistre du jardin." Enfin, dans les sept oeuvres de la misericorde, Jesus-Christ, qui etait le pauvre, le prisonnier et le pelerin, voyait venir a lui une dame paree comme Anne d'Autriche, d'une grande collerette de point de Venise. Un cavalier, coiffe d'un feutre a plumes, le poing sur la hanche, cape au dos, chausse galamment de bottes en entonnoir, du perron d'un chateau aux murs de brique, faisait signe a un petit page, portant une buire et un gobelet d'argent, de verser du vin au pauvre, ceint de l'aureole. Que cela etait aimable, mysterieux et familier! Et comme Jesus-Christ, dans un cabinet de verdure, au pied d'un pavillon bati du temps du roi Henri, sous notre ciel humide et fin, semblait plus pres des hommes, et plus mele aux choses de ce monde!
Chaque soir, sous la lampe, je feuilletais ma vieille Bible, et le sommeil, ce sommeil delicieux de l'enfance, invincible comme le desir, m'emportait dans ses ombres tiedes, l'ame toute pleine encore d'images sacrees. Et les patriarches, les apotres, les dames en collerette de guipure, prolongeaient dans mes reves leur vie surnaturelle. Ma Bible etait devenue pour moi la realite la plus sensible, et je m'efforcais d'y conformer l'univers.
L'univers ne s'etendait pas, pour moi, beaucoup au dela du qui Malaquais, ou j'avais commence de respirer le jour, comme dit cette tendre vierge d'Alpe. Et je respirais avec delices le jour qui baigne cette region d'elegance et de gloire, les Tuileries, le Louvre, le Palais Mazarin. Parvenu a l'age de cinq ans, je n'avais pas encore beaucoup explore les parties de l'univers situees par-dela le Louvre, sur la rive droite de la Seine. La rive opposee m'etait mieux connue puisque je l'habitais. J'avais suivi la rue des Petits-Augustins jusqu'au bout, et je pensais bien que c'etait le bout du monde.
La rue des Petits-Augustins s'appelle aujourd'hui rue Bonaparte. Au temps qu'elle etait au bout du monde, j'avais vu que, de ce cote, les bords de l'abime etaient gardes par un sanglier monstrueux et par quatre geants de pierre, assis en longues robes, un livre a la main, dans un pavillon, sur une grande cuve pleine d'eau, au milieu d'une plaine bordee d'arbres, pres d'une immense eglise. Vous ne me comprenez pas? vous ne savez plus ce que je veux dire?… Helas! apres une vie d'opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis longtemps. Les generations nouvelles ne l'ont point vu subir, captif, les outrages des ecoliers. Elles ne l'ont point vu couche, l'oeil a demi clos, dans une resignation douloureuse. A l'angle de la rue Bonaparte, ou il etait loge dans une remise peinte en jaune et ornee de fresques representant des voitures de demenagement attelees de percherons gris pommele, s'eleve maintenant une maison a cinq etages. Et quand je passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice, les quatre geants de pierre ne m'inspirent plus de terreurs mysterieuses. Je sais, comme tout le monde, leurs noms, leur genie et leur histoire: ils s'appellent Bossuet, Fenelon, Flechier et Massillon.
A l'occident aussi, j'avais touche les confins de l'univers … Les hauteurs bouleversees de la Chaillot, la colline du Trocadero, sauvage alors, fleurie de bouillons blancs et parfumee de menthe, c'etait veritablement le bout du monde, les bords de l'abime ou l'on apercoit l'homme nu qui n'a qu'une jambe, et qui marche en sautant, l'homme poisson et l'homme sans tete qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du pont qui, de ce cote fermait l'univers, les quais etaient mornes, gris, poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs a peine. Ca et la, accoudes au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et regardaient couler l'eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l'angle droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des chaussons aux pommes et du coco. Le coco etait dans une carafe coiffee d'un citron. La poussiere et le silence passaient sur ces choses. Maintenant le pont d'Iena relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu l'aspect morne et desole qu'il avait dans mon enfance. La poussiere que le vent souleve sur la chaussee n'est plus la poussiere d'autrefois. Le cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles moeurs. Il ne s'en attriste pas: il est de pierre.
Mais ce que j'aimais et connaissais le mieux, c'etaient les berges de la Seine; ma vieille bonne Nanette m'y menait promener tous les jours. J'y retrouvais l'arche de Noe de ma Bible en estampes. Car je ne doutais guere que ce ne fut le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d'ou sortait merveilleusement une fumee mince et noire. Cela se concevait: comme il n'y avait plus de deluge, on avait fait de l'arche un etablissement de bains.
Du cote du levant, j'avais visite le Jardin des Plantes et remonte la Seine jusqu'au pont d'Austerlitz. La etait la limite. Les plus hardis explorateurs de la nature finissent par trouver le point au dela duquel ils ne peuvent plus avancer. Il m'avait ete impossible d'aller plus loin que le pont d'Austerlitz. Mes jambes etaient petites et celles de ma bonne Nanette etaient vieilles; et malgre ma curiosite et la sienne, car nous aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu nous arreter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d'une marchande de gateaux de Nanterre. Nanette n'etait guere plus grande que moi. Et c'etait une sainte femme en robe d'indienne a ramages, avec un bonnet a tuyaux. Je crois que la representation qu'elle se faisait du monde etait aussi naive que celle que je m'en formais a son cote. Nous causions ensemble tres facilement. Il est vrai qu'elle ne m'ecoutait jamais. Mais il n'etait pas necessaire qu'elle m'ecoutat. Et ce qu'elle me repondait etait toujours a propos. Nous nous aimions tendrement l'un l'autre.
Tandis qu'assise sur le banc, elle songeait avec douceur a des choses obscures et familieres, je creusais la terre avec ma pelle au pied d'un arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le monde connu.
Qu'y avait-il au dela? Comme les savants, j'en etais reduit aux conjectures. Mais il se presentait a mon esprit une hypothese si raisonnable que je la tenais pour une certitude: c'est qu'au dela du pont d'Austerlitz s'etendaient les contrees merveilleuses de la Bible. Il y avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l'avoir vu dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabee.
Au dela je placais la Terre-Sainte et la Mer Morte; je pensais que si on pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le pere en robe bleue, sa barbe blanche emportee par le vent, et Jesus marchant sur les eaux, et peut-etre le prefere de mon coeur, Joseph, qui pouvait bien vivre encore, car il etait tres jeune quand il fut vendu par ses freres.
J'etais fortifie dans ces idees par la consideration que le Jardin des Plantes n'etait autre chose que le Paradis terrestre un peu vieilli, mais, en somme, pas beaucoup change. De cela, je doutais encore moins que du reste; j'avais des preuves. J'avais vu le Paradis terrestre dans ma Bible, et ma mere m'avait dit: "Le Paradis terrestre etait un jardin tres agreable, avec de beaux arbres et tous les animaux de la creation." Or, le Jardin des Plantes, c'etait tout a fait le Paradis terrestre de ma Bible et de ma mere, seulement, on avait mis des grillages autour es betes, par suite du progres des arts et a cause de l'innocence perdue. Et l'Ange qui tenait l'epee flamboyante avait ete remplace, a l'entree, par un soldat en pantalon rouge.
Je me flattais d'avoir fait la une decouverte assez importante. Je la tenais secrete. Je ne la confiai pas meme a mon pere, que j'interrogeais pourtant a toute minute sur l'origine, les causes et les fins des choses tant visibles qu'invisibles. Mais sur l'identification du Paradis terrestre au Jardin des Plantes, j'etais muet.
Il y avait plusieurs raisons a mon silence. D'abord, a cinq ans, on eprouve de grandes difficultes a expliquer certaines choses. C'est la faute des grandes personnes, qui comprennent tres mal ce que veulent dire les petits enfants. Puis j'etais content de posseder seul la verite. J'en prenais avantage sur le monde. J'avais aussi le sentiment que si j'en disais quelque chose, on se moquerait de moi, on rirait, et que ma belle idee en serait detruite, ce dont j'eusse ete tres fache. Disons tout, je sentais, d'instinct, qu'elle etait fragile. Et peut-etre meme que, au fond de l'ame et dans le secret de ma conscience obscure, je la jugeais hardie, temeraire, fallacieuse et coupable. Cela est tres complexe. Mais on ne saurait imaginer toutes les complications de la pensee dans une tete de cinq ans.
Nos promenades au Jardin des Plantes, c'est le dernier souvenir que j'aie garde de ma bonne Nanette qui etait si vieille quand j'etais si jeune, et si petite quand j'etais si petit. Je n'avais pas encore six ans accomplis, lorsqu'elle nous quitta a regret et regrettee de mes parents et de moi. Elle ne nous quitta pas pour mourir, mais je ne sais pourquoi, pour aller je ne sais ou. Elle disparut ainsi de ma vie, comme on dit que les fees, dans les campagnes, apres avoir pris l'apparence d'une bonne vieille pour converser avec les hommes, s'evanouissent dans l'air.