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MADAME MATHIAS

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Mme Mathias etait une sorte de femme de charge et de bonne d'enfant qui, par son grand age et son mauvais caractere, s'etait attire beaucoup de consideration. Mon pere et ma mere, qui l'avaient attachee a ma tres petite personne, ne l'appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une grande surprise d'apprendre un jour qu'elle avait un nom de bapteme, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu'elle se nommait Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierte. Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les meches grises de ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, seche, muette, sa bouche ruinee, son menton menacant et son morne silence, affligeaient mon pere.

Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d'une reine d'abeilles, avouait pourtant qu'elle n'osait pas faire d'observation a cette femme d'age, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquee. Mme Mathias etait generalement redoutee. Seul dans la maison, je n'avais pas peur d'elle. Je la connaissais, je l'avais devinee, je la savais faible.

A huit ans, j'avais mieux compris une ame que mon pere a quarante, bien que mon pere eut l'esprit meditatif, assez d'observation pour un idealiste, et quelques notions de physiognomonie puisees dans Lavater. Je me rappelle l'avoir entendu longuement disserter sur le masque de Napoleon rapporte de Sainte-Helene par le docteur Antomarchi, et dont une epreuve en platre, pendue dans son cabinet, a terrifie mon enfance.

Mais il faut dire que j'avais sur lui un grand avantage: j'aimais Mme Mathias, et Mme Mathias m'aimait. J'etais inspire par la sympathie; il n'etait guide que par la science. Encore ne s'appliquait-il pas beaucoup a penetrer le caractere de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir a la voir, il ne la regardait guere, et peut-etre ne l'avait-il point assez observee pour s'apercevoir qu'un petit nez mou, d'une innocente rondeur, s'etait singulierement plante au milieu du masque austere sous lequel elle figurait dans la vie.

Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque inapercu sur cette scene de desolation violente qu'etait le visage de Mme Mathias. Pourtant il etait digne d'interet. Tel que je le retrouve au fond de ma memoire, il m'emeut par je ne sais quelle expression de tendresse souffrante et d'humilite douloureuse. Je suis le seul etre au monde qui y ait fait attention, et encore, n'ai-je commence a le bien comprendre que lorsqu'il n'etait plus qu'un souvenir lointain, garde par moi seul.

C'est maintenant surtout que j'y songe avec interet. Ah! Madame Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd'hui telle que vous etiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichee sur l'oreille, sous votre bonnet a tuyaux, et des besicles enormes chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles glissaient toujours, et vous en eprouviez toujours une impatience nouvelle; car vous n'avez jamais su vous soumettre en riant a la necessite, et vous portiez au milieu des miseres domestiques une ame indignee.

Ah! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous revoir telle que vous futes, ou du moins pour savoir ce que vous etes devenue, depuis trente ans que vous avez quitte ce monde ou vous aviez si peu de joie, ou vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant. Je l'ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux affaires terrestres avec cette obstination desesperee des malheureux. Si j'avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j'en recevrais infiniment de contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres ou vous vous en etes allee par un beau jour de printemps, il m'en souvient, par un de ces beaux jours dont vous goutiez si bien la douceur, chere dame, vous emportiez mille choses touchantes, tout un monde d'idees cree par l'association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu'en avez-vous fait, Madame Mathias? La ou vous etes, vous souvient-il encore de nos longues promenades?

Chaque jour, apres le dejeuner, nous sortions ensemble; nous gagnions les avenues desertes, les quais desoles de Javel et de Billy, la morne plaine de Grenelle, ou le vent soulevait tristement la poussiere. Ma petite main serree dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je parcourais des yeux la rude immensite des choses. Entre cette vieille femme, ce petit garcon reveur et ces paysages melancoliques de banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces cabarets peints en rouge, l'invalide qui passait, la cocarde a la casquette; la marchande de gateaux aux pommes, assise contre le parapet, a cote de ses carafes de coco bouchees avec des citrons, voila le monde dans lequel Mme Mathias se sentait a l'aise. Mme Mathias etait peuple.

Or, un jour d'ete, comme nous longions le quai d'Orsay, je la priai de descendre sur la berge pour voir de plus pres les grues decharger du sable, ce a quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce que je voulais, parce qu'elle m'aimait et que ce sentiment lui otait toute force. Au bord de l'eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe d'indienne a fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d'un air patient d'oiseau pecheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis, promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la rive. A mesure que le sable s'amassait, des hommes en pantalon de toile bleue, nus jusqu'a la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par pelletees contre un crible.

Je tirai la jupe d'indienne.

"M'ame Mathias, pourquoi ils font ca? dis, m'ame Mathias?"

Elle ne repondit point. Elle s'etait baissee pour ramasser quelque chose a terre. Je croyais d'abord que c'etait une epingle. Elle en trouvait chaque jour deux ou trois, qu'elle piquait a son corsage. Mais, cette fois, ce n'etait pas une epingle. C'etait un couteau de poche, dont le manche de cuivre representait la colonne Vendome.

"Montre, montre-moi ce couteau, m'ame Mathias. Donne-le moi! Pourquoi tu ne me le donnes pas, dis?"

Immobile, muette, elle regardait le petit couteau avec une attention profonde et je ne sais quoi d'egare qui me fit presque peur.

"M'ame Mathias, qu'est-ce que tu as, dis?"

Elle murmura, d'une voix faible que je ne lui connaissais pas:

"Il en avait un tout pareil.

—Qui donc ca? M'ame Mathias, qui donc qu'en avait un tout pareil?"

Et tiree par la robe, elle me regarda, de ses yeux brules, ou l'on ne voyait que du rouge et du noir, toute surprise, comme si elle ne me savait plus la, et elle me repondit:

"Mais c'etait Mathias, donc; c'etait Mathias.

—Qui Mathias?"

Elle se passa la main sur les paupieres qui resterent froissees et tirees, mit soigneusement le couteau dans sa poche, sous son mouchoir, et me repondit:

"Mathias, mon mari.

—Alors, tu l'avais epouse.

—Je l'avais epouse pour mon malheur! J'etais riche, j'avais un moulin a Aunot, pres de Chartres. Il a mange la farine, l'ane et le moulin, et tout! Il m'a mise sur la paille et, quand je n'ai plus rien eu, il m'a quittee. C'etait un ancien militaire, un grenadier de l'Empereur, blesse a Waterloo. Il avait pris du vice a l'armee."

Tout cela m'etonnait beaucoup; je reflechis un instant et je dis:

"Ton mari, ce n'etait pas un mari comme papa, n'est-ce pas, m'ame

Mathias?"

Mme Mathias ne pleurait plus; c'est avec une sorte de fierte qu'elle me repondit:

"Des hommes comme Mathias, il n'y en a plus. Il avait tout pour lui, celui-la! Grand, fort, et beau, et malin, et jovial! Et toujours bien tenu, toujours une rose a la boutonniere. C'etait un homme bien agreable!"

Pierre Nozière

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