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LE MARCHAND DE LUNETTES.
ОглавлениеEn ce temps-la, le jour etait doux a respirer; tous les souffles de l'air apportaient des frissons delicieux; le cycle des saisons s'accomplissait en surprises joyeuses et l'univers souriait dans sa nouveaute charmante. Il en etait ainsi parce que j'avais six ans. J'etais deja tourmente de cette grande curiosite qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me vouer a la recherche de ce qu'on ne trouve jamais.
Ma cosmographie—j'avais une cosmographie—etait immense. Je tenais le quai Malaquais, ou s'elevait ma chambre, pour le centre du monde. La chambre verte, dans laquelle ma mere mettait mon petit lit pres du sien, je la considerais, dans sa douceur auguste et dans sa saintete familiere, comme le point sur lequel le ciel versait ses rayons avec ses graces, ainsi que cela se voit dans les images de saintete. Et ces quatre murs, si connus de moi, etaient pourtant pleins de mystere.
La nuit, dans ma couchette, j'y voyais des figures etranges, et, tout a coup, la chambre si bien close, tiede, ou mouraient les dernieres lueurs du foyer, s'ouvrait largement a l'invasion du monde surnaturel.
Des legions de diables cornus y dansaient des rondes; puis, lentement, une femme de marbre noir passait en pleurant, et je n'ai su que plus tard que ces diablotins dansaient dans ma cervelle et que la femme lente, triste et noire etait ma propre pensee.
Selon mon systeme, auquel il faut reconnaitre cette candeur qui fait le charme des theogonies primitives, la terre formait un large cercle autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par les rues, des gens qui me semblaient occupes a une sorte de jeu tres complique et tres amusant: le jeu de la vie. Je jugeais qu'il y en avait beaucoup, et peut-etre plus de cent.
Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformites et leurs souffrances ne fussent une maniere de divertissement, je ne pensais pas qu'ils se trouvassent comme moi sous une influence absolument heureuse, a l'abri, comme je l'etais, de toute inquietude. A vrai dire, je ne les croyais pas aussi reels que moi; je n'etais pas tout a fait persuade qu'ils fussent des etres veritables, et quand, de ma fenetre, je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Peres, ils me semblaient plutot des joujoux que des personnes, de sorte que j'etais presque aussi heureux que l'enfant geant du conte qui, assis sur une montagne, joue avec les sapins et les chalets, les vaches et les moutons, les bergers et les bergeres.
Enfin, je me representais la creation comme une grande boite de Nuremberg, dont le couvercle se refermait tous les soirs, quand les petits bonshommes et les petites bonnes femmes avaient ete soigneusement ranges.
En ce temps-la, les matins etaient doux et limpides, les feuilles vertes frissonnaient innocemment sous la brise legere. Sur le quai, sur mon beau quai Malaquais ou Mme Mathias, apres Nanette, Mme Mathias, aux yeux de braise, au coeur de cire, promenait ma petite enfance, des armes precieuses etincelaient aux etages des boutiques, de fines porcelaines de Saxe s'y etageaient, brillantes comme des fleurs. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grace naturelle aux eaux, principe des choses et source de la vie. J'admirais ingenument ce miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte les bateaux en refletant le ciel, et la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses. Et je voulais que cette belle eau fut toujours la meme, parce que je l'aimais. Ma mere me disait que les fleuves vont a l'Ocean et que l'eau de la Seine coule sans cesse; mais je repoussais cette idee comme excessivement triste. En cela, je manquais peut-etre d'esprit scientifique, mais j'embrassais une chere illusion; car, au milieu des maux de la vie, rien n'est plus douloureux que l'ecoulement universel des choses.
Le Louvre et les Tuileries qui etendaient en face de moi leur ligne majestueuse, m'etaient un grand sujet de doute. Je ne pouvais croire que ces monuments fussent l'ouvrage de macons ordinaires, et pourtant ma philosophie de la nature ne me permettait pas d'admettre que ces murs se fussent eleves par enchantement. Apres de longues reflexions, je me persuadais que ces palais avaient ete batis par de belles dames et de magnifiques cavaliers, vetus de velours, de satin, de dentelles, couverts d'or et de pierreries et portant des plumes au chapeau.
On sera peut-etre surpris qu'a six ans j'eusse une idee si peu exacte du monde. Mais il faut considerer que j'etais a peine sorti de Paris ou le docteur Noziere, mon pere, etait retenu toute l'annee.
J'avais fait, il est vrai, deux ou trois petits voyages en chemin de fer, mais je n'en avais tire aucun profit au point de vue de la geographie.
C'etait une science tres negligee en ce temps-la. On s'etonnera aussi que j'eusse du monde moral une conception si peu conforme a la realite des choses.
Mais songez que j'etais heureux et que les etres heureux ne savent pas grand'chose de la vie. La douleur est la grande educatrice des hommes. C'est elle qui leur a enseigne les arts, la poesie et la morale; c'est elle qui leur a inspire l'heroisme avec la pitie; c'est elle qui a donne du prix a la vie en permettant qu'elle fut offerte en sacrifice; c'est elle, c'est l'auguste et bonne douleur qui a mis l'infini dans l'amour.
En attendant ses lecons, je fus temoin d'un evenement horrible qui bouleversa de fond en comble ma conception physique et morale de l'univers.
Mais il est indispensable de vous dire tout d'abord qu'en ce temps-la un marchand de lunettes etalait ses boites sur le quai Malaquais, le long du mur de ce bel hotel de Chimay qui ouvre avec une grace si noble, sur sa cour d'honneur, les deux battants sculptes d'une porte a fronton Louis XIV.
J'etais en grande familiarite avec ce marchand de lunettes. Tous les jours, Mme Mathias, en me menant a la promenade, s'arretait devant l'etalage du lunetier. Elle lui demandait avec interet: "Eh bien! monsieur Hamoche, comment va?"
Et ils faisaient un bout de causette.
Et moi, tout en ecoutant, j'examinais les lunettes, les conserves, les pince-nez, la sebile des medailles et les echantillons mineralogiques qui etaient toute la fortune du lunetier, et qui me semblaient un grand tresor. J'etais etonne surtout de la quantite de verres bleutes que contenaient les petites vitrines de M. Hamoche et, aujourd'hui encore, je crois que M. Hamoche s'exagerait l'importance des lunettes bleues dans l'optique usuelle.
Au reste, incolores ou bleus, ses verres dormaient paisiblement dans leurs boites; personne ne les regardait, non plus que ses medailles et ses mineraux, et la rouille devorait les montures d'acier des besicles.
"Eh bien! ca va t'il mieux, les affaires?" demandait Mme Mathias.
M. Hamoche, les bras croises, morne, le regard a l'horizon, ne repondait pas.
C'etait un petit homme tout a fait chauve, avec un crane enorme, des yeux sombres et enflammes, des joues pales et une longue barbe d'un noir bleu.
Son costume, comme son air, etait etrange. Il portait une longue redingote de drap vert olive qui etait devenue jaune sur les epaules et sur le dos, et dont les pans lui tombaient aux pieds. Et il etait coiffe du plus haut chapeau de haute forme qu'on ait jamais vu, tout casse, tout luisant, prodigieux monument de misere et de vanite. Non! les affaires n'allaient pas. M. Hamoche ne ressemblait pas assez a une personne qui vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas assez a des lunettes qu'on achete.
Aussi bien, il etait devenu lunetier par l'injure du sort et, sous le mur de Chimay, il prenait les attitudes de Napoleon a Sainte-Helene. Lui aussi, il etait un Titan foudroye.
A juger par le peu que j'en ai retenu, ses conversations avec ma vieille bonne roulaient sur d'etranges et lointaines aventures. Il y parlait d'une longue navigation sur l'Ocean Pacifique, de campements sous les cedres rouges, et de Chinois fumeurs d'opium.
Il disait comment il avait recu un coup de couteau d'un Espagnol, dans une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient vole son or. Ses mains tremblaient et il repetait sans cesse ce mot tragique: OR.
M. Hamoche etait alle comme tant d'autres en Californie, a la conquete de l'or. Il avait fait le reve de ces placers a fleur de terre et de ce sol prodigieux qui, a peine gratte, decouvrait des tresors.
Helas! il n'avait rapporte de la Sierra-Nevada que la fievre, la misere, la haine et le degout incurable du travail et de la pauvrete.
Mme Mathias l'ecoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui repondait en hochant la tete:
"Dieu n'est pas toujours juste!"
Et nous nous en allions, elle et moi, trouble et pensifs, vers les Champs-Elysees. L'Ocean Pacifique, la Californie, les Espagnols, les Chinois, les Malais, les placers, les montagne d'or et les rivieres d'or, tout cela evidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je le concevais, et les discours du lunetier m'enseignaient que la terre ne finit point, comme je le croyais, a la place Saint-Sulpice et au pont d'Iena.
M. Hamoche m'ouvrait l'esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure, emphatique et fievreuse, sans ressentir le frisson de l'inconnu. Il m'enseignait que la terre est grande, grande a s'y perdre, et couverte de choses vagues et terribles. Pres de lui, je sentais aussi que la vie n'est pas un jeu et qu'on y souffre reellement. Et cela surtout me jetait dans des etonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M. Hamoche etait malheureux.
"Il est malheureux!" disait Mme Mathias.
Et ma mere disait aussi:
"Ce pauvre homme! il est dans la misere!"
C'en etait fait. J'avais perdu ma confiance premiere dans la bonte de la nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne l'ai jamais retrouvee depuis.
Tout en m'inquietant, M. Hamoche m'interessait beaucoup. Il m'arrivait quelquefois de le rencontrer, le soir, dans mon escalier. Ce n'etait point extraordinaire, car il habitait une mansarde dans notre maison. A la tombee du jour, il grimpait les degres, ayant sous chaque bras une boite longue et noire, qui renfermait, assurement, les lunettes et les mineraux. Mais ces deux boites ressemblaient a deux petits cercueils, et j'avais peur, comme si cet homme de malheur etait un croque-mort …
N'emportait-il pas ma confiance et ma securite? Maintenant, je doutais de tout, puisque, reposant sous notre toit, dans la maison benie, cet homme n'etait pas heureux.
Sa mansarde donnait sur la cour, et ma bonne m'avait dit que, pour s'y tenir debout, il fallait passer la tete par la fenetre a tabatiere. Et, comme je n'etais pas toujours serieux a cette epoque, je riais de tout mon coeur a la pensee que M. Hamoche, dans sa chambre, ne quittait pas son chapeau, que ce chapeau, prodigieusement haut, s'elevait sur le toit au-dessus des tuyaux, et qu'il y manquait seulement une de ces fleches de zinc qui tournent au vent.
A six ans, on a l'esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour—il me souvient que c'etait un jour de printemps,—il etait six heures et demie, et nous etions a table … On dinait de bonne heure, sur le quai Malaquais, dans ce temps-la. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui etait tres consideree dans la maison, vint dire a mon pere:
"Le marchand de lunettes est tres malade, la-haut, dans sa mansarde. Il a une fievre de cheval.
—J'y vais", dit mon pere en se levant.
Au bout d'un quart d'heure, il revint.
"Eh bien? demanda ma mere.
—On ne peut rien dire encore, repondit mon pere, en reprenant sa serviette avec la tranquillite d'un homme habitue a toutes les miseres humaines. Je croirais a une fievre cerebrale. L'excitation nerveuse est tres intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l'hopital. Il faudra pourtant bien l'y porter: on ne peut le soigner que la."
Je demandai:
"Est-ce qu'il en mourra?"
Mon pere, sans repondre, souleva legerement les epaules.
Le lendemain, il faisait un beau soleil; j'etais seul dans la salle a manger. Par la fenetre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumiere et les senteurs des lilas cultives par notre concierge, grand amateur de jardins. J'avais une arche de Noe toute neuve, qui poissait les doigts et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j'aimais tant. Je rangeais sur la table les animaux par couples, et deja le cheval, l'ours, l'elephant, le cerf, le mouton et le renard, s'acheminaient deux a deux vers l'arche qui devait les sauver du deluge.
On ne sait pas ce que les joujoux font naitre de reves dans l'ame des enfants. Ce paisible et minuscule defile de tous les animaux de la creation m'inspirait vraiment une idee mystique et douce de la nature. J'etais penetre de tendresse et d'amour. Je goutais a vivre une joie inexprimable.
Tout a coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour; un bruit profond et comme lourd, inoui, qui me glaca d'epouvante.
Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonne? Je n'avais jamais entendu ce bruit-la. Comment en avais-je, instantanement, senti toute l'horreur? Je m'elance a la fenetre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d'affreux! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s'emplit de cris de femmes et d'appels lugubres. Ma vieille bonne entre, bleme, dans la salle a manger:
"Mon Dieu! le marchand de lunettes qui s'est jete par la fenetre, dans un acces de fievre chaude!"
De ce jour, je cessai definitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boite de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Noziere alla rejoindre dans l'abime des erreurs humaines a carte du monde connu des anciens et le systeme de Ptolemee.