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UNE HABITATION LACUSTRE
ОглавлениеEn pénétrant dans la cour où les élèves de M. Grüter causaient par groupes, attendant l’ouverture de la classe, Jacques se dirigea tout de suite vers Disler, son voisin de la veille, qu’il remercia de son assistance.
Puis, allant de groupe en groupe, il serra la main à plusieurs de ses nouveaux camarades, avec lesquels il échangea quelques paroles, interrompues par l’arrivée du professeur, derrière lequel ses élèves entrèrent tumultueusement; puis, chacun alla prendre sa place accoutumée.
C’était le tour de la leçon de français, qui, selon l’usage, avait lieu dans cette langue. Le mot chêne en devait être le thème et le point de départ de digressions sur la botanique, les arts du bois, toutes les connaissances qui, de près ou de loin, peuvent se rattacher au géant des forêts.
La leçon promettait d’être plus substantielle que celle qui avait roulé sur le genre lepus.
Après quelques brèves considérations sur l’étymologie douteuse du mot chêne que l’on veut dériver de quercus, appellation employée par Pline, et sur la classification de l’arbre dans la famille des amentacées, M. Grüter, selon sa coutume, passa tout de suite à un ordre d’idées plus générales.
«Notre chêne national, dit-il avec une certaine emphase, le drys des Grecs, d’où le nom des dryades, le robur des Latins, d’où le vieux mot français rouvre, est un arbre suisse par excellence, son habitat originaire s’étendant de la Gaule à la Germanie, entre lesquelles nous sommes un trait d’union. La poésie, l’histoire, la science ont exalté à l’envi la grandeur, la force et la majesté de ce beau végétal, l’ornement des forêts, qui joue un si grand rôle dans l’ordre économique...»
A l’appui de cette affirmation, le professeur cita la fable célèbre de La Fontaine et la belle apostrophe du poète Ronsard aux bûcherons de la forêt de Gastine. Il montra la vénération des peuples primitifs pour l’arbre qui les abritait de son ombre et les nourrissait de ses fruits, devenant un culte qui s’est transmis jusqu’à nous, par l’usage d’orner nos demeures d’une branche de gui.
«Pourquoi le gui, excroissance parasitaire, plutôt que le feuillage? demanda M. Grüter. C’est que, bien qu’ignorants des lois de la physiologie végétale, les prêtres de ce culte savaient pourtant que le gui absorbe une partie de la sève nourricière au détriment de l’arbre sacré. Quel symbole plus poétique que ces dryades ou hamadryades, gracieuses divinités placées par les Grecs sous l’écorce du chêne et dont le sang coulait si l’on frappait le tronc d’un fer meurtrier! La science a dépouillé le chêne de son auréole fabuleuse sans l’amoindrir, comme aux temps antiques où son feuillage couronnait les guerriers; il est l’emblème de la force, et, ce qui vaut mieux, le plus bel arbre de nos forêts; c’est l’essence type, le modèle préféré des peintres, entre autres de notre grand Calame, qui a vécu dans son intimité si l’on peut ainsi dire; de Constable, le peintre anglais; de Théodore Rousseau, le chef de cette belle école de Fontainebleau, qui jeta un si vif éclat dans la première moitié du XIXe siècle...»
Saisi d’une sorte d’enthousiasme pour l’arbre national, le maître le voyait dans les pilotis soutenant les cités lacustres du lac de Zurich, dans la charpenté du Rathaus et les parquets de la classe, sous les rails de l’Eisenbahn, dans le cuir de ses bottes, tanné par son écorce, et jusque dans son écritoire, dont l’encre était noircie par la galle du chêne. Il le retrouvait dans les boiseries des églises et dans les œuvres de sculpture du moyen âge.
Et, à chaque instant, revenait ce mot chêne, frappant l’oreille des écoliers et s’enfonçant en leur jeune cervelle comme le clou sous les coups répétés du marteau. Archibald Forbes, toutes les fois que M. Grüter reprenait son leit motiv, poussait à l’intention de Jacques une sorte de gloussement significatif; mais, le maître ayant paru s’apercevoir de ce manège, il se borna à jeter sur son camarade des regards d’intelligence.
M. Grüter mit cependant un terme à son éloquence pour interroger ses élèves; Disler fut le premier appelé.
Lourd d’aspect, lent de parole, pesant ses mots, l’élève préféré fut interrogé par le maître sur l’époque probable de l’apparition du chêne.
«Je crois, répondit lentement Disler, que l’apparition du chêne est postérieure à la période carbonifère.
— En quoi vous ne vous avancez pas beaucoup, fit observer le professeur, car vous avez appris précédemment que ces couches végétales, déposées par la prévoyante nature en vue des besoins futurs de l’industrie humaine, ne renferment que des végétaux inférieurs: des fougères, des palmiers, des conifères, etc.
— Aussi, monsieur, allais-je ajouter que le chêne a dû faire une première apparition durant la période intermédiaire.
— Très bien. Et sur quoi appuyez-vous cette opinion?
— Sur les pilotis qui supportaient les habitations lacustres des hommes de cette époque, et dont les vestiges ont été trouvés notamment dans notre lac.
— Ainsi, selon vous, le chêne serait à peu près contemporain de l’homme primitif?
— Je le crois, monsieur, et cela devient certain pour l’époque tertiaire.
— Je suis de votre avis, et j’irai plus loin, en plaçant l’apparition du chêne à la fin de la période quaternaire.»
M. Grüter appela ensuite Jacques Ambert.
«Voyons, Ambert, en votre qualité de Français, vous connaissez certainement la fable à laquelle j’ai fait allusion: Le chêne et le roseau?
— Je puis la réciter.
— Faites.»
Lorsque Jacques eut terminé :
«C’est singulier, remarqua le maître, comme vous autres Parisiens marquez peu la prosodie dans les vers, comme vous les accentuez peu!... Pourriez-vous me dire si La Fontaine a tiré de son imagination le sujet de cette fable, ou s’il l’a emprunté ?
— La Fontaine pourrait bien l’avoir tiré de Bidpai, le fabuliste indien, qu’il cite quelquefois. Je me souviens d’un passage qui nous a été lu à Condorcet par notre professeur, et où il est dit que le vent, inoffensif pour l’herbe qui plie, arrache néanmoins les arbres les plus puissants.
— Votre supposition n’a rien d’insoutenable; mais il y a bien d’autres sources où La Fontaine a pu puiser, et en première ligne la fable d’Ésope qui porte le même titre. Avianus, Aphtonius ont traité le même sujet, et Virgile, que le fabuliste connaissait si bien, lui a fourni son dernier vers.
— Oui, monsieur, dans le quatrième livre de l’Énéide:
... Quantum vertice ad auras
Aethereas, tantum radice in Tartara tendit.
— Ce serait parfait, dit M. Grüter, si vous faisiez sentir les longues et les brèves:
... Tārtără tēndĭt.
«... Comment ne sentez-vous pas cela?»
Puis ce fut le tour d’Archibald Forbes, qui dut citer les principales espèces du genre chêne, espèces à feuilles caduques et à feuilles persistantes, comme l’yeuse de Virgile, dont il dut citer le vers fameux dans la première églogue:
Sæpe sinistra cava prædixit ab ilice coгnix
avec cet accent britannique qui faisait la joie de ses camarades.
«Soyez donc sérieux, messieurs», s’écria le maître, qui, après quelques appréciations littéraires sur La Fontaine, qu’il montra prenant l’idée de ses fables et la repensant de façon à la rendre sienne par sa compréhension de la nature, passa à la leçon de géographie.
Dans l’enseignement très méthodique de la géographie, M. Grüter procédait pour ainsi dire, excentriquement, partant de la ville de Zurich pour passer au canton, puis à la Confédération, à sa situation en Europe, et à l’Europe elle-même, appliquant la géographie physique à l’histoire de l’humanité, et, selon la méthode d’Arnold Guyot, son compatriote, montrant les rapports constants de la première avec la seconde, résultante des conditions physiques des États.
Cette façon d’envisager l’étude de la géographie, nouvelle pour Jacques, l’intéressait beaucoup, bien que faite en allemand, et il se penchait souvent vers son voisin Disler, pour lui demander l’explication des mots qu’il ne comprenait pas.
On atteignit ainsi la fin de la classe, et Forbes ayant rejoint son co-pensionnaire, tous deux, les coudes au corps, partirent au pas gymnastique vers la Freiestrasse, où les attendaient Mme Schmid et le déjeuner.
A l’issue de la leçon du soir, après une courte conversation avec Disler et Benvenuto Ferrari, dont la vivacité méridionale l’amusait, Jacques demanda à Forbes, devenu son ami, comment il passait son dimanche.
«Ce jour-là, répondit le jeune Anglais, je m’interdis tout jeu actif, — c’est une habitude de mon pays, — mais, si vous voulez vous contenter d’une simple promenade, je vous proposerai de suivre la rive droite de la Limmat, au-dessus de la ville, c’est une excursion très agréable.
— Volontiers, déclara Jacques; je n’ai aucun projet et je serai très content de passer la journée avec vous.»
Effectivement, le lendemain, après le déjeuner que Mme Schmid s’était évertuée à rendre plus délicat, les deux jeunes gens, chaussés de gros souliers, un bâton à la main, après avoir parcouru la Stamfenbachstrasse et longé une grande fabrique de machines, se trouvèrent sur le chemin qui borde la Limmat en dehors de la ville, dominé par des hauteurs contrastant avec la rive gauche, où s’étend une plaine d’alluvions, comprise entre la rivière et les derniers contreforts des monts Albis.
Après une heure de marche, au pas de promenade, ils aperçurent à leur droite, dans une échancrure de la colline, un village entouré de verdure.
«C’est Gisikon», dit Forbes, qui connaissait l’endroit.
La Limmat forme presque en face du village une boucle assez prononcée qui en ralentit le cours. Les deux amis s’approchèrent de la rive, et, ramassant des pierres plates, usées par le frottement, s’amusèrent, en vrais écoliers, à faire des ricochets sur une sorte de petit lac formé par un arrêt des eaux.
A ce jeu, Archibald Forbes surpassait Jacques qui, se piquant d’honneur, déployait pourtant toute son adresse. En se livrant à cet exercice, ils aperçurent, dans la presqu’ île formée par la rivière, une hutte, sorte de gourbi assez artistement établi, et grand fut leur étonnement d’en voir sortir leur camarade du Gymnase, Spartacus Livart, dont la noire figure exprima un embarras assez comique.
«Tiens, vous êtes venus jusqu’ici! leur dit-il.
— Oui, en nous promenant, répondit Archibald; mais vous, que faites-vous en cet endroit désert? Est-ce que vous voulez recommencer Robinson Crusoé ?
— Pas tout à fait, répondit Spartacus, qui commençait à se remettre. Cependant l’habitation que vous voyez est la mienne, et si vous voulez entrer...
— Nous ne demandons pas mieux, répondit Jacques, curieux de visiter l’installation de Spartacus.
— C’est très primitif, comme vous voyez, reprit leur noir camarade, mais c’est tout ce qu’il me faut. Dans mon pays, vous savez, on aime l’indépendance, la liberté ; je les trouve ici. Tous les jours je descends à la ville pour l’heure des classes, et, le reste du temps, je viens ici vivre à ma guise.»
Spartacus Livart était originaire de la Martinique et n’avait plus ses parents; c’est tout ce qu’on savait de lui. Son rêve, disait-il en ses heures d’expansion, était d’aller, le plus tôt possible, faire ses études médicales à Paris, «la capitale du monde», ajoutait-il avec emphase. Une fois reçu docteur, il irait exercer à la Guyane, qu’il avait habitée déjà. Dans ce but, presque illettré encore, il était venu faire ses études primaires, puis secondaires en Suisse, afin de n’être pas vu à Paris — lui, un homme de son âge — comme simple écolier.
«J’ai eu le bonheur, reprit-il après avoir fait ces confidences à ses deux condisciples, d’être aidé dans cette tâche ardue par un homme vraiment admirable, M. Hermann Muller, l’instituteur de Gisikon, un apôtre de l’enseignement populaire... Si cela peut vous être agréable, vous le verrez tout à l’heure; il doit venir, je l’attends.
— Mais certainement, dit aussitôt le jeune Anglais.
— On aperçoit l’école d’ici, déclara Spartacus en désignant le haut du village. Cette maison, au milieu d’un jardin, qui domine toutes les autres. Il y habite seul. Et tenez, je le vois qui ouvre la porte de son jardin, nous ne l’attendrons pas longtemps.»
ILS RENCONTRÈRENT UNE JEUNE PAYSANNE. (PAGE. 69.)
Quelques minutes plus tard, en effet, M. Muller entrait dans le gourbi, et Spartacus Livart faisait les présentations.
«Ah! messieurs, dit l’instituteur aux jeunes étrangers, vous êtes les élèves de M. Grüter? Je vous en fais mes compliments, c’est un professeur de grand mérite et pour qui j’ai beaucoup d’estime, quoiqu’il y ait entre nous deux une profonde divergence d’opinion sur les questions pédagogiques. Je dois précisément le recevoir dans une conférence de professeurs et d’instituteurs, qui se tiendra, chez moi, le dernier dimanche de ce mois, et dans laquelle nous discuterons une fois de plus les systèmes de Herbart et de Pestalozzi. Or, votre professeur tient pour le premier et moi pour le second. Nous romprons de rudes lances!...
— J’avoue, dit Jacques, bien que j’aie beaucoup entendu parler de Pestalozzi, que je ne sais pas très bien en quoi son système diffère de celui que suit notre maître.
— Vous allez le comprendre en quelques mots. La différence essentielle entre le système de Pestalozzi, qui est le mien, et celui de Herbart, qui est appliqué au Gymnase, c’est que le premier a pour but le développement progressif des facultés humaines. Pestalozzi exerce successivement les principaux sens: le coup d’œil, la main, la voix, puis l’intelligence; il fait succéder les mathématiques au dessin et au chant; c’est la mise en action du vieil adage: «Il
«n’est rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant
«recueilli par les sens», et la marche tracée par la nature elle-même. A ces éléments vient s’ajouter logiquement l’instruction agricole et professionnelle... Au contraire, Herbart s’occupe surtout de développer la mémoire. Il donne pour pivot à la leçon quotidienne un fait, une notion générale qu’on tourne et retourne de cent façons...
— Le lapin! remarqua Forbes, en regardant Jacques.
—... Vous l’avez constaté au Gymnase, poursuivit M. Muller. Si je puis cependant prendre un exemple: l’histoire de Robinson Crusoé, dont notre ami Livart semble suivre les traces, servira de thème fondamental à toutes les leçons d’une journée: géographie, en parlant de l’île de Juan Fernandez où le héros de Daniel de Foë a passé tant d’années, et du comté de Fife, habité par la famille; histoire, en rappelant les faits principaux du règne de Jacques II, sous lequel naquit le matelot Selkirk, prototype de Robinson, ou de la reine Anne, sous laquelle il mourut; histoire naturelle, en décrivant la formation géologique, la faune et la flore de cette île du Pacifique, située à l’ouest du Chili; origine du langage, analogies et différences de la syntaxe des divers idiomes, à propos des dialectes primitifs, etc... La question est de savoir si cette méthode exerce mieux l’intelligence et apprend mieux à raisonner que celle de Pestalozzi. Je ne le crois pas, parce qu’elle est artificielle, tandis que celle de notre illustre pédagogue zurichois se conforme à la loi naturelle de l’évolution chez tous les êtres vivants. J’ajoute que Pestalozzi n’était pas seulement un théoricien: c’était un apôtre, qui a constamment mis sa thèse en pratique. Il aimait les enfants du plus fervent amour et jusqu’à la plus complète abnégation, — particulièrement les enfants pauvres. Il assignait un but social à l’éducation, où il voyait le véritable remède de la misère, et se donnait tout entier à cette œuvre de rénovation humaine. Malheureusement, il manquait de ressources pour appliquer ses idées, qui restent admirables, et l’instruction pour tous semblait encore une utopie, il y a cent ans. Mais les principes posés par Pestalozzi sont toujours vrais et l’expérience les justifie de jour en jour. J’espère m’être fait comprendre?...
— Parfaitement, dirent Jacques et Archibald.
— Montrez-nous donc votre école, mon cher maître, suggéra Spartacus.
— Volontiers, répondit l’instituteur, bien qu’il eût été plus intéressant de la voir fonctionner; mais vous n’êtes libres que le dimanche et le jeudi, messieurs...
— Nous verrons toujours vos roses, reprit le Martiniquois.
— Vous voulez dire mes rosiers, car c’est à peine si les boutons commencent à poindre, mais j’ai des plantes alpestres qui vous intéresseront, si vous aimez la botanique.
— Les Parisiens en font peu de cas, je crois, dit Archibald, en se tournant du côté de Jacques.
— Ah! monsieur est Parisien, fit l’instituteur. Admirable centre intellectuel, le cerveau de la France. Eh bien, à quelques pas de ma maison je vous montrerai quelque chose qui fera vibrer votre fibre patriotique.»
Sur ces derniers mots, M. Muller sortit du gourbi, et, suivi des trois amis, s’engagea dans un sentier qui s’élève en contournant le village.
Chemin faisant, ils rencontrèrent une jeune paysanne qui descendait avec un harmonieux balancement de sa jupe courte, laissant voir ses bas rouges, portant le corsage lacé et le bonnet des Zurichoises.
«C’est une de mes élèves et des meilleures, fit remarquer l’instituteur, ce qui ne l’empêche pas de traire ses vaches et d’aller vendre son lait... Bonjour, Maria,» ajouta-t-il en passant.
L’école de M. Muller, exposée au levant, est entourée d’un jardin, l’orgueil et la passion de l’instituteur qui en a fait trois parts: l’une consacrée aux fleurs d’agrément; la seconde plantée d’herbes potagères, et la troisième, qui constitue un jardin botanique, spécialement consacrée aux plantes alpestres, soigneusement étiquetées et classées.
«J’ai là, dit-il en les désignant, des espèces assez rares et toutes recueillies par moi, non sans fatigue; la plupart des environs de Zermatt. Tenez, voici l’anémone baldensis, la renoncule glaciale, le trifolium saxatile, la rose cinnamone; plusieurs variétés d’astragales et de saxifrages qu’on rencontre rarement; le géranium à feuilles d’aconit, etc.; mais, poursuivit M. Muller, entrons dans la salle d’études, nous y verrons au moins nos instruments de travail.»
Précédant ses hôtes dans la classe, qui était vaste et bien aérée, mais aménagée avec la plus grande simplicité, le digne instituteur leur montra toute une collection de modèles géométriques rangés sur des étagères, des flacons de produits variés, un violon, des cartons aux couleurs vives.
«Ces cartons, dit-il, me servent à exercer la vue des enfants en les familiarisant non seulement avec les couleurs fondamentales, mais avec la loi du contraste simultané des couleurs établie par votre grand Chevreul, c’est-à-dire des modalités que le voisinage détermine entre les diverses teintes... Par ces modèles de plâtre et de bois, je les habitue à ramener toutes les formes à leur type géométrique... Ces flacons de substances odorantes m’aident à cultiver chez eux le sens de l’odorat... Mon violon leur apprend à distinguer nettement les sons, à reconnaître chaque note distincte dans les mille bruits de la nature, avec laquelle je les tiens en communication constante. Dès leur début dans la vie ils apprennent ainsi à donner leur véritable sens aux phénomènes extérieurs et à les traduire exactement. Le crayon en main, il faut alors qu’ils expriment spontanément, par des lignes et des ombres, les solides que je leur soumets; gauches et malhabiles d’abord, ces essais deviennent promptement plus heureux. Et c’est seulement après avoir ainsi appris à chaque enfant à se servir de ses sens, à voir, à toucher, à entendre juste, que je passe au développement graduel de ses muscles, par des exercices d’ensemble et des jeux actifs, puis au développement graduel de ses facultés intellectuelles, par des leçons et des devoirs qui sont toujours l’application d’une notion acquise par l’observation. Je ne fais d’ailleurs, en tout ceci, que me conformer aux préceptes de Pestalozzi, et je puis dire qu’en vingt ans d’expérience je n’ai pas eu une fois le chagrin de voir sa doctrine démentie par les faits. Tout le monde convient que mes élèves abordent les études secondaires et supérieures, ou bien suivent modestement la voie pratique d’une profession manuelle, avec quelque chose qui manque trop souvent aux autres, la maîtrise de leurs organes personnels, c’est-à-dire des instruments mêmes de la vie de relation.
— Ce système d’éducation primaire est-il répandu dans toute la Suisse? demanda Jacques, vivement intéressé par ces indications.
— D’une manière générale, je puis vous répondre affirmativement, répliqua M. Muller. Mais je dois dire que les résultats dépendent beaucoup des aptitudes du maître...
— Et de son dévouement, ajouta Spartacus. Pour mon compte, je ne connais pas d’école aussi bien dirigée que celle-ci, et je déclare qu’en y arrivant, dès mes débuts chez M. Muller, j’ai pu m’apercevoir que j’avais passé vingt-deux ans de ma vie sans voir ni entendre.
— Encore aviez-vous vécu au désert, où les sens s’exercent, par la force des choses, beaucoup mieux que dans le vieux monde... Si vous le voulez bien, reprit M. Muller, nous allons, maintenant, monter derrière la maison jusqu’ au sommet du coteau.»
De ce petit plateau, les quatre promeneurs découvraient le cours sinueux de la Limmat, la plaine qui s’étend au delà de la rivière et les hauteurs qui bornent l’horizon.
«Savez-vous où nous sommes ici? demanda l’instituteur au jeune Français.
— Forbes a nommé tout à l’heure le village.
— Il n’en est pas question. C’est à cette place même que Masséna, obligé d’évacuer Zurich, craignant que le fameux général russe Souvarow, qui s’avançait vers le Saint-Gothard pour traverser la Suisse, n’envahît la France par la Franche-Comté, — comme c’était réellement son intention — c’est à cette place que Masséna conçut, avec le commandant Foy, plus tard votre grand orateur, le plan général qui devait lui permettre de sauver — au moins alors — la France de l’invasion et faire dire à juste titre par le conventionnel Garat: «Masséna, qui parle si peu et
«qui se bat si bien, vient de sauver la France à Zurich!»
«Or, ajouta l’instituteur, c’est dans cette anse de la rivière où notre ami Spartacus s’est établi que, trompant le général Korsakow, Masséna traversa la rivière, battit séparément les corps ennemis, et, par la prise de Zurich, mit Souvarow dans l’impossibilité de continuer la guerre...
— C’est un beau fait d’armes! s’écria le Martiniquois.
— Malheureusement, répliqua M. Muller, la France ne sut pas se contenter de défendre ses frontières.
— Si vous voulez, proposa Spartacus, revoir de plus près le théâtre de l’exploit de Masséna, je vous offre de partager mon diner à l’ombre de mon gourbi.
— Adopté, répliqua Forbes.
— Vous devrez vous contenter de ma cuisine, reprit Livart, et je dois vous déclarer qu’elle est à la mode martiniquoise.
— Je suis sùr qu’elle est excellente, dit Jacques.
— Un peu relevée, remarqua M. Muller, qui en avait goûté, mais point méprisable, je vous assure!
— Vous êtes toujours indulgent pour votre élève, répliqua le jeune nègre avec un sourire reconnaissant, car, je n’ai pas honte de l’avouer, mes amis, quand mon ami Muller... Vous voulez bien que je dise ainsi?
— Oui, pardieu!
— Quand mon ami Muller a entrepris de me dégrossir, j’épelais encore mes lettres; c’est lui qui m’a mis en état de suivre les cours du Gymnase et qui m’aide encore à en profiter. Aussi ma reconnaissance...
— Laissez donc, interrompit l’instituteur, vous savez bien que je le fais par plaisir.
— Ah! cela est vrai, vous y mettez une passion telle que l’on croirait que cela vous amuse d’instruire un pauvre noir...
— Et on aurait raison. Allons, ne parlez pas tant et donnez-nous une idée de la cuisine martiniquoise,»
Tout le monde se mit à l’œuvre pour aider Spartacus qui s’était improvisé cuisinier en chef, et, après des préparatifs assez longs, les quatre amis purent s’asseoir autour d’une table rustique, chargée d’un poulet au poivre de Cayenne, de piments doux nageant dans une sauce épicée et d’une salade d’oranges assaisonnée de cassonade et de rhum.
«Et Mme Schmid que je n’ai pas prévenue!» s’écria Jacques sa fourchette en l’air.
Forbes éclata de rire.
«Heureusement que j’y avais pensé, répondit-il, rassurez-vous. D’ailleurs, notre hôtesse est habituée à nous voir rarement rentrer pour dîner le dimanche: c’est pourquoi elle nous a fait faire un si bon déjeuner.»
Le repas s’acheva à la lumière de deux lanternes suspendues aux branches du gourbi, et l’on reprit ensuite le chemin de Zurich, après avoir échangé de chaleureuses poignées de main avec l’amphitryon improvise et l’excellent M. Muller.