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L’AUTRE PENSIONNAIRE
ОглавлениеAu moment où l’horloge du Gymnase allait sonner la demie, M. Ambert laissa son fils à la porte intérieure du vestibule après avoir reçu du portier cette indication:
«La classe de seconde, professeur M. Heinrich Grüter, numéro 4 du couloir, à droite».
Le père et le fils étaient entrés au Gymnase comme dans un moulin, parmi le flot pressé des élèves arrivant de tous les points de la ville, les uns sur leur bicyclette, les autres à pied, la plupart par petits groupes sympathiques.
Tous étaient simplement vêtus, sans uniforme ni insigne d’aucune sorte, en externes qu’ils étaient, et coiffés d’une casquette.
Ainsi que son père le lui avait recommandé, Jacques avait inscrit son nom sur une feuille de papier. La première chose qu’il fit en entrant dans la classe fut, après avoir salué, de présenter ce papier au professeur, un homme de haute taille et fortement charpenté, qui était assis devant une petite table.
M. Grüter jeta un coup d’œil sur le nom, et, du geste, désigna une place vide à son nouvel élève.
Jacques s’assit sans trop d’embarras, sous les regards curieux, non malveillants toutefois, de ses camarades.
La classe commençait. On expliquait un texte latin, la Guerre de Jugurtha, et tous les élèves suivaient sur leur Salluste.
Naturellement, le maître parlait allemand et donnait ses explications dans cette langue, ce qui d’abord troubla Jacques.
Il n’avait pas encore le livre sur lequel lisaient ses camarades. D’autre part, la prononciation du latin, où les Allemands marquent les longues et les brèves, était une difficulté de plus pour lui.
C’était donc passivement, pour ainsi dire, qu’il assistait à la récitation et aux explications dont elle était accompagnée, sans y comprendre grand’ chose, et partant sans y prendre beaucoup d’intérêt.
Cependant, peu à peu et plus vite qu’il ne l’aurait pensé, son oreille s’habituait à ces intonations nouvelles pour lui.
A force d’attention, il put même reconnaître un passage de l’auteur latin, qu’il avait déjà traduit à Condorcet, et en saisir le sens.
C’était un paragraphe relatif aux habitants des îles Baléares: Genus hominum salubri corpore, velox, patiens laborum, dont les mots, lui revenant à la mémoire, lui permirent, avec un peu d’effort, de saisir le sens de la phrase.
D’autre part, la physionomie du maître, celle de ses camarades l’intéressaient. Lorsque le professeur nommait l’un d’eux, il remarquait celui dont il s’agissait. Il avait ainsi déjà retenu le nom de Rudolf Disler, un grand blond, qui paraissait un des meilleurs élèves de la classe, à en juger par les hochements de tête approbatifs de M. Grüter; puis Ludwig Wick, garçon épais, dont l’intelligence semblait moins développée; Benvenuto Ferrari, un petit Italien à la mine éveillée; un Anglais aux cheveux roux, Archibald Forbes; enfin un nègre beaucoup plus âgé que ses condisciples, paraissant vingt-quatre ou vingt-cinq ans, Spartacus Livart, de mise presque recherchée, qui prononçait ou la lettre r dans tous les mots où elle se rencontrait, défaut commun à ses congénères, et excitait parfois les rires de la classe; de même que Forbes, qui, prononçant le latin à l’anglaise, avait aussi le don d’égayer ses camarades, en dépit des efforts du maître pour réprimer cette hilarité intempestive.
M. Grüter, au surplus, ne paraissait pas indulgent. Ses observations, brèves et dures, étaient faites d’un ton rogue, qui ne rappelait en rien l’urbanité des professeurs de Condorcet.
Ces réflexions se succédaient dans l’esprit du jeune Parisien, lorsque, brusquement, se tournant vers lui, M. Grüter l’interpella:
«Ambert!... Continuez...»
Jacques n’avait pas le livre; son voisin, Disler, lui passa le sien, en soulignant du doigt le passage.
Très rouge, Jacques commença de lire le texte latin avec son accent habituel.
«Vous prononcez toutes les syllabes comme des brèves!» rugit le professeur.
Les élèves se mirent à rire, ce qui acheva de décontenancer le débutant.
«Reprenez le paragraphe et traduisez, intima le maître.
— Voulez-vous me permettre de le faire en français, monsieur? demanda Jacques.
— Vous ne parlez donc pas l’allemand?
— C’est pour l’apprendre que je suis venu ici.
— Eh bien, soit, en français alors!»
Jacques commença donc de traduire comme il eût fait au lycée, et se tira assez bien de l’épreuve, car M. Grüter ne releva aucune faute de sens. En revanche, il lui fit des observations sur certaines locutions françaises employées par le jeune Parisien, et qu’à tort ou à raison il jugeait incorrectes.
Jacques les accepta avec soumission et continua le paragraphe commencé.
Il en était arrivé à l’endroit où Salluste dit que les habitants des Baléares meurent généralement de vieillesse quand ils ne succombent pas dans les combats ou victimes des bêtes malfaisantes; le maître l’interrompit.
«D’après ce passage de Salluste, messieurs, nous devons conclure qu’à l’époque de Jugurtha les fauves désolaient les îles Baléares; mais vous ne vous doutez peut-être pas de l’animal qui causait le plus de ravages dans ce pays?»
Ici M. Grüter s’arrêta comme pour laisser le temps à ses élèves de nommer ce fléau des Baléares. N’ayant recueilli qu’un silence interrogateur:
«Messieurs, reprit-il, c’était le lapin, le vulgaire lapin sauvage, cuniculum, dont les déprédations furent telles, que, au dire de Pline, les habitants réclamèrent d’Auguste une garnison pour s’opposer à leur effrayante multiplication.
«... Vous n’êtes pas sans avoir entendu dire que l’Australie s’est trouvée naguère dans un cas identique. Effectivement, après le rat, le lapin semble être l’animal le plus prolifique.
«... Mais d’où vient que, dans la lutte pour l’existence, le lapin, moins bien armé que le lièvre, que la nature a doué de puissantes incisives, plus petit, et qui n’a pas comme lui des pattes aux ressorts puissants, chasse pourtant le lièvre des cantons où il élit domicile? C’est un fait connu des forestiers.
«... Cela tient, messieurs, à ce que le lapin est supérieur au lièvre en courage et en sagacité. Le langage populaire, qui contient tant de vérités observées, ne dit-il pas d’un lâche qu’il a un cœur de lièvre, d’un brave que c’est un lapin?...
«C’est l’habitude de fuir jusqu’à l’apparence du danger qui a développé chez le lièvre, non seulement certains organes, mais encore l’esprit de ruse. Cependant, son intelligence rudimentaire ne lui inspire même pas l’idée de se créer un abri; il est nomade, état d’une race incomplètement évoluée. Le lapin est sédentaire, lui, il combat pour la défense de son foyer et pour gagner la nourriture de sa famille, d’où sa prépondérance et sa place supérieure dans l’échelle des êtres.»
Longtemps, brodant sur ce thème, citant Aristote, Pline, et leurs scoliastes, M. Grüter, grâce à son érudition variée, fit, à propos d’un passage de Salluste, une véritable leçon d’histoire naturelle sur le lapin, depuis le jour où il envahit à la suite des Carthaginois l’Espagne, qui lui doit son nom, jusqu’à notre temps où, domestiquée, dans les clapiers, la terreur des Baléares est devenue l’une des plus précieuses conquêtes alimentaires de l’homme civilisé.
Après la leçon de latin, qui dura plus d’une heure, ce fut le tour de la numération romaine, sur laquelle le professeur insista à loisir.
A propos du nombre 7, de ses propriétés et de l’importance que lui accordaient les anciens, le maître fit encore une de ces digressions auxquelles il semblait se plaire, passant des Égyptiens à la cosmogonie hébraïque, des sept cordes de la lyre d’Apollon aux sept notes de Guy d’Arezzo, jusqu’au moment où la classe se termina.
En sortant, Jacques aperçut son père qui l’attendait à la porte du Gymnase.
«Eh bien, mon garçon, lui demanda-t-il, cela a-t-il marché ? Quelle impression te laisse cette première leçon?
— Ce n’est pas commode; les commencements seront durs, mais on s’y fera, même assez vite!
— A la bonne heure. J’aime à te voir cette confiance. Au moins, en te quittant, je n’aurai pas la crainte que tu perdes ton temps.
— Est-ce que tu pars aujourd’hui, père? demanda l’enfant, dont le visage s’assombrit.
— Oui, mon cher petit. J’ai reçu de Paris une dépêche qui m’oblige à te quitter ce soir. Je vais prendre l’express de cinq heures.
— Si tôt? Moi qui espérais passer cette soirée avec toi!
— Il le faut, mon Jacques: cela te semble dur, pour la première fois.
— Oui, je l’avoue.»
Silencieusement, Jacques suivit son père jusqu’à l’hôtel, l’aida à faire ses préparatifs de départ, et ne le quitta que sur le quai de la gare, au moment où le train s’ébranlait, après une longue et dernière étreinte.
Ses malles l’ayant devancé au logis de son hôtesse, le jeune écolier reprit le chemin qu’il avait parcouru le matin avec M. Ambert, et, en arrivant à la maison de Mme Schmid, trouva sur le pas de la porte son commensal, Archibald Forbes, qui s’effaça pour le laisser passer, et se contenta de le saluer, sans lui adresser la parole.
Jacques ne fit pas autrement attention à cette réserve toute britannique.
D’ailleurs il n’était pas en train de causer, et, comme l’heure du dîner n’avait pas sonné, il monta dans sa chambre dans l’intention de vider ses malles et de procéder à l’aménagement de son nouveau domicile.
Il était certes moins coquet que son petit nid de la rue Tholozé, mais d’une scrupuleuse propreté, et Jacques trouva sous sa main tout ce qui pouvait lui être nécessaire.
A mesure qu’il tirait de ses malles, pour les ranger, les effets et objets à son usage, il reconnaissait la vigilante sollicitude de sa mère, qui s’était ingéniée à ce que rien ne lui manquât lorsqu’il allait vivre loin d’elle.
Jacques en fut attendri; les larmes qui ne demandaient qu’à couler lui montèrent aux yeux; il s’interrompit dans sa besogne domestique. Assis sur le rebord de sa plus grande malle, il évoquait le souvenir des douces heures passées au foyer paternel.
Il se ressaisit enfin, essuya ses yeux, et, avec un gros soupir, reprit son travail interrompu.
Au fond d’une caisse étaient ses livres favoris et ceux qui lui servaient au lycée. Un à un, il les rangea méthodiquement sur des rayons disposés à cet effet.
Il mit seulement de côté son Salluste et le dictionnaire latin-français de Quicherat, afin de repasser la leçon du lendemain, de façon à être moins embarrassé qu’il ne l’avait été cet après-midi.
Il était tout entier à cette occupation, lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre.
«Entrez», dit-il.
C’était l’hôtesse, qui apportait de l’eau fraîche et des serviettes de toilette.
«Une autre fois, lui recommanda-t-elle avec un bon sourire, il ne faudra pas dire «entrez» en français. Vous êtes chez nous pour parler allemand!
— Vous avez raison, madame, je m’observerai.
— S’il vous manque quelque chose, reprit la brave dame, vous ne devez pas craindre de le demander. Je ne connais pas vos habitudes et je tiens à ce que vous ayez tout ce qui vous est nécessaire.
— Je vous remercie, mais je n’ai besoin de rien jusqu’à présent. Aurai-je le plaisir de dîner avec M. Schmid ce soir?
— Oh! non, le cher homme rentre trop tard. Nous ne mangeons ensemble que ses jours de congé.
— Vous devez vous trouver bien seule?
— Oui, quelquefois. C’est pour cela que j’ai décidé Schmid à prendre des pensionnaires plutôt que pour le gain.
«Cela me donne un peu plus d’occupation, mais, quand on travaille, on ne s’ennuie pas.
«... A propos, je voulais vous demander si vous voulez prendre votre café au lait le matin avec M. Archibald et moi, ou si vous préférez que je vous le monte dans votre chambre?
GARE DE ZURICH. (REPRODUITE D’APRÈS LEVER ORIGINAL DE LA PHOTOGLOB C°, ZURICH.)
— Je le prendrai avec vous, madame Schmid, bien que mon camarade Archibald paraisse un peu cérémonieux.
— Ne le jugez pas sur l’apparence, monsieur Jacques. Il semble fier, mais c’est de la timidité. Ainsi, en arrivant chez nous, il avait demandé à prendre son café seul. Il m’a avoué depuis que, parlant mal allemand, il avait peur que je me moquasse de lui. Il n’y pense plus aujourd’hui, et il est aussi familier avec nous que s’il avait toujours habité ici; mais, dès qu’il voit un nouveau visage, il commence par s’éclipser...
— Je l’apprivoiserai.
— Oh! vous serez vite de bons camarades.
— Je l’espère bien, madame Schmid, et je ferai volontiers les premiers pas.
— Je vous en serai obligée. On se trompe beaucoup sur le caractère des Anglais; ils gagnent à être connus dans l’intimité. Ainsi, lorsque les parents de M. Archibald nous l’ont amené, — ce sont de gros fabricants de drap d’Huddersfield — ils me parlaient avec une hauteur qui ne me plaisait guère; mais, lorsqu’ils sont revenus le voir,— sans doute le jeune homme leur avait écrit qu’on avait bien soin de lui — vous ne sauriez vous imaginer quel changement dans leurs manières, comme ils se sont montrés aimables, affectueux même; j’en étais surprise et touchée, et j’ai bien vu alors que ce sont d’excellentes gens.
— Il est fort probable que leur fils tient d’eux.
— Absolument. C’est un garçon enjoué, actif, très amateur de tous les sports, comme ses compatriotes, de natation, d’excursions, de chasse. Si vous aimez pêcher à la ligne, c’est sa passion. Il possède une collection de cannes à pêche vraiment superbe. Bref, il est toujours en mouvement, organisant des parties pour les jours de congé, avec quelques jeunes gens du Gymnase.
— Un véritable boute-en-train?
— Tout à fait.
— Eh bien, au premier abord, je ne m’en serais pas douté.
— Mais, reprit Mme Schmid en jetant les yeux sur un cartel en forme de chalet suisse, l’heure s’avance, je bavarde et mon dîner n’est pas commencé. Pour le premier repas que vous prendrez ici, je ne veux pas qu’il soit manqué. Au revoir, monsieur Jacques!
— A bientôt, madame. Vous dînez à sept heures, je crois?
— Précises.
— Soyez tranquille, je descendrai à l’heure.
— Vous n’allez pas faire une promenade auparavant?
— Non, pas aujourd’hui. Je veux achever de ranger mes affaires.
— Eh bien, je vous laisse.»
Sur ces derniers mots, l’hôtesse sortit, et Jacques reprit sa lecture; mais bientôt la folle du logis l’entraîna bien loin du théâtre de la Guerre de Jugurtha. Un regard jeté sur le chalet de bois découpé, dont le tic tac rompait seul le silence de sa solitude, le ramena à son père, qui roulait en ce moment vers Bâle. Il le voyait déjà arrivant le matin à Paris, rentrant chez lui, et devinait au regard interrogateur que Mme Ambert jetait sur son mari les questions qui se pressaient sur ses lèvres...
Bonne mère! six mois sans la voir; il aurait de la peine à s’y faire! Mais il se promettait dans ses lettres de ne lui pas laisser trop voir la nostalgie qui l’accablait en ce moment.
La voix de Mme Schmid, qui l’invitait à descendre, vint le rappeler à la réalité.