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A L’HÔTEL BELLEVUE
ОглавлениеComme toutes les grandes gares suisses, celle de Zurich — le Bahnhof — est luxueusement installée. La place qui s’étend devant la façade est ornée de la statue d’Alfred Escher, témoignage de reconnaissance envers l’homme d’État à qui l’on doit le chemin de fer du Saint-Gothard. Une avenue bordée de beaux édifices, plantée d’arbres touffus, joint cette place au lac, dont les eaux bleues frissonnent sous la brise des Alpes.
Un matin d’avril, le train de Paris-Belfort-Bâle venait d’entrer en gare; les fiacres, les omnibus d’hôtel étaient déjà rangés en bordure du trottoir de l’arrivée. Bientôt les voyageurs parurent dans le vestibule, puis partirent à droite, à gauche, ou hélèrent des véhicules à leur convenance.
«Hôtel Bellevue,» dit, au facteur chargé de ses malles. un homme dans la force de l’âge, accompagné d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années.
Ces deux personnages prirent place dans la voiture de l’hôtel, qui, n’ayant pas d’autres voyageurs, partit presque aussitôt. Tandis qu’ils roulent dans la direction du lac, présentons au lecteur MM. Ambert père et fils; le premier, directeur de l’usine bien connue, rue Tholozé, à Montmartre; le second, élève au lycée Condorcet.
Fils de ses œuvres, sachant par sa propre expérience les difficultés qu’une instruction incomplète peut susciter devant un homme, M. Ambert, en père avisé et prévoyant, avait voulu que celle de son fils ne laissât rien à désirer. Gouvernante anglaise dès sa plus tendre enfance, professeurs d’un grand lycée, répétiteurs de tout ordre, maîtres de musique, de dessin, d’escrime et d’équitation, rien ne manquait à Jacques. Il était en troisième depuis la rentrée des classes. Ce fut alors que son père, désireux de le voir se perfectionner dans l’étude de l’allemand, qu’on apprend généralement assez mal au collège, résolut de l’envoyer passer un semestre au Gymnase de Zurich, où il pourrait pratiquer la langue de Gœthe, tout en poursuivant ses études classiques. Mieux armé pour la lutte, il viendrait ensuite reprendre sa préparation normale à l’une des grandes écoles françaises, dans la voie qu’indiqueraient ses aptitudes.
Zurich était très bien choisi. C’est l’Athènes de la Suisse. Ancienne Turicum des Romains, à qui n’avait pas échappé son importance stratégique, la ville est admirablement située au pied des collines ombreuses de l’Uetliberg, sur le lac qui porte son nom et au confluent de la Limmat et de la Sihl. Elle est, par ses voies ferrées, en relation directe avec Paris, Vienne, Berlin et l’Italie. Des cités du nord-est de la Suisse, Zurich est la plus importante. Elle a pris depuis un quart de siècle une extension considérable, grâce à son industrie et à son commerce. On y fabrique des soieries qui font à Lyon une sérieuse concurrence. Zurich possède des filatures de coton, de grands établissements de métallurgie et de mécanique d’où sortent des machines pour bateaux à vapeur qui sont expédiées en Angleterre, aux États-Unis et jusqu’au Brésil. Ajoutons que la moitié des transactions relatives aux céréales consommées en Suisse se fait à Zurich.
Cette ville si prospère, d’un si riant aspect, d’une salubrité proverbiale et dont les édifices dans ses parties neuves rappellent parfois ceux des grandes cités américaines, ne doit pas sa réputation seulement aux affaires. Comme centre intellectuel, au point de vue de l’instruction publique, elle occupe en Suisse le premier rang.
Son École Cantonale, qui est célèbre, comprend deux établissements distincts: le Gymnase classique et l’École industrielle ou professionnelle. L’Université et l’École Polytechnique fédérale y sont réunies dans un magnifique palais. Zurich possède en outre une École forestière et agricole, une riche bibliothèque, un Jardin botanique très fréquenté (ce qui n’est point pour étonner dans la patrie de Candolle), un Musée industriel, une Galerie de peinture, des collections préhistoriques, archéologiques et zoologiques, des théâtres, de belles salles de concert: en un mot tout ce qui peut concourir à la diffusion des sciences et des plaisirs élevés de l’art.
Revenons à nos deux voyageurs, maintenant installés au grand hôtel Bellevue, dans une chambre pourvue de tout le confortable moderne, où ils s’occupaient à réparer le désordre de leur toilette, après une nuit de voyage.
Les Suisses sont des hôteliers accomplis, ainsi que l’exige l’énorme population flottante qui visite leur pays, du mois de juin au mois d’octobre. Chez eux, comme partout, la fonction a créé l’organe. Le service des hôtels est généralement excellent; tout y est tarifé d’avance à un prix fixe et presque toujours raisonnable, qui ne laisse place à aucune surprise.
Deux baies largement ouvertes sur le lac versaient l’air et la lumière dans la pièce. Aussi, dès qu’il eut terminé ses ablutions et changé de vêtements, Jacques s’empressa-t-il d’ouvrir une des fenêtres, afin de jouir du panorama, dont le premier aspect lui arracha un cri d’admiration:
«Oh! que c’est beau!»
Au delà des eaux bleues du lac, sillonné par d’élégants vapeurs et des barques aux voiles blanches, s’étageaient des collines bordées d’un vert sombre, sur lesquelles se dressaient, comme les vagues solidifiées d’une mer de glace, les sommets géants du mont Pilate et du Rigi.
«Le pays est à ton goût? demanda M. Ambert en souriant.
— Je le trouve admirable et je crois que je m’y plairai.
— Nous allons, naturellement, passer la journée à faire avec la ville plus ample connaissance.
— Ce sera un véritable plaisir, et il me tarde déjà de flâner par les rues.
— Pensons d’abord au solide. Tu t’es passé ce matin de ton premier repas, dans la hâte de visiter Bâle, qui t’a, je crois, quelque peu désappointé.
— Je l’avoue. Sur sa réputation, je croyais cette ville plus belle et le Rhin plus majestueux. Quant à l’absence du chocolat matinal, je ne m’en suis même pas aperçu, fit Jacques en riant.
— N’empêche que ce régime anachorétique ne peut pas durer.»
La «saison» n’étant pas encore commencée, il y avait peu de monde dans la salle à manger de l’hôtel, point de touristes, et seulement des gens voyageant pour leurs affaires. Le menu du déjeuner n’en était pas moins varié et délicat.
Jacques, grillant d’envie de vagabonder au dehors, expédia, avec l’appétit de ses quinze ans, le savoureux poisson du lac et les côtelettes alpines.
Tandis que son père dégustait son café avec une lenteur où il entrait peut-être un peu de malice, il s’était approché d’une fenêtre et, par une mimique savamment admirative, des interjections lancées à propos, il s’efforçait d’attirer l’attention de M. Ambert vers le monde extérieur. L’excellent père eut pitié de cette impatience et se leva enfin.
«Nous partons? interrogea le lycéen.
— Oui, j’avais bien l’intention de jeter un coup d’œil sur les journaux français...
— Tu les as lus hier soir à Paris, et ceux du matin sont à peine en route...
— C’est ce que je me suis rappelé. Aussi, je ne te demande que le temps de prendre mon chapeau.»
Quelques instants plus tard, les deux voyageurs remontaient la rive droite de la Limmat, cherchant à s’orienter en ce pays inconnu.
«Avant de nous égarer dans les rues de Zurich, dit M. Ambert, nous ferions sagement, je crois, de gagner quelque point élevé, d’où nous puissions embrasser l’ensemble de la ville et nous faire une idée de sa topographie. Qu’en dis-tu?
— Je pense que c’est parfaitement raisonné, mon cher père, et, si nous sommes embarrassés, nous demanderons notre chemin... Et, tiens, reprit Jacques en désignant sa gauche, voici précisément une rue qui monte assez rapidement et doit nous conduire à quelque endroit culminant.
— Je me laisse conduire.»
Jacques avait eu une heureuse intuition. La Kuttelgasse est une rue très déclive du vieux Zurich, qui aboutit au Lindenhof, terrasse plantée de tilleuls, ainsi que son nom l’indique.
C’est, au dire des archéologues, l’emplacement d’une ancienne station celtique, que les Romains jugèrent bien placée, car ils y élevèrent un palais impérial dont les ruines mêmes ont disparu. La vue s’étend de là à plusieurs kilomètres de distance, et Zurich se montre étalé d’ensemble, comme sur le plan en relief de Muller.
Ce qui frappe d’abord le spectateur et ce qui fait la principale beauté de la ville, c’est sa parure aquatique. Le lac, la Limmat, la Sihl et le canal qui unit les deux rivières, l’entourent de tous côtés. Les groupes de maisons sont coupés par ces cours d’eau que relient des ponts nombreux. Les carrefours, les places, les jardins trouent, çà et là, la teinte rouge des toitures de tuiles, d’où l’on voit surgir de hauts pignons, des tours et des clochers. Plus loin, on reconnaît la cité du travail, les faubourgs ouvriers, à leurs vastes constructions industrielles, d’où s’élancent de hautes cheminées de briques.
Au delà encore, ce sont de verdoyants contreforts des monts Albis, que piquent de notes blanches les villas enfouies dans les arbres, sous l’ombre du majestueux Uetliberg.
Jacques, silencieux, admirait ce spectacle, prenant in petto des points de repère, aspirant à pleins poumons l’air vif et pur qui fouettait son visage. Son œil fouillait la colline opposée.
«Je voudrais savoir, dit-il enfin, si, de l’endroit où nous sommes, on peut apercevoir l’École cantonale.
— Parfaitement, monsieur, répondit une voix derrière lui, de l’autre côté de la Limmat, à mi-côte de la hauteur qui vous fait face...»
Jacques se retourna vers celui qui proférait ces paroles. C’était un beau vieillard, dont la figure fine et douce s’encadrait de longs cheveux blancs sous un chapeau à larges bords.
«Suivez mon doigt, reprit l’obligeant promeneur, au delà du pont du Marché ; vous apercevez un peu plus haut, à peu près en droite ligne, un grand toit plus élevé que les autres: c’est le théâtre Obmannant. Montez encore: vous voyez ce grand édifice quadrangulaire, entouré de jardins? C’est l’École cantonale.
— La situation est magnifique, remarqua M. Ambert. Puisque vous paraissez si bien connaître la ville, monsieur, vous pourrez sans doute nous donner quelques renseignements sur cette École?
— D’autant plus volontiers que j’y ai longtemps professe et que je l’ai quittée seulement pour prendre un repos rendu nécessaire par l’âge. Mais de quelle nature sont les éclaircissements que vous souhaitez?
— Je viens à Zurich dans l’intention de placer mon fils au Gymnase de l’École cantonale. J’ai bien pris à l’avance des informations sommaires; mais je serais heureux d’avoir des choses une idée quelque peu détaillée. Si mon objectif principal est de donner à cet enfant l’occasion de se perfectionner dans la langue allemande, je ne voudrais point qu’il fût arrêté dans le cours normal de ses autres travaux. Il est élève de troisième au lycée Cordorcet de Paris.
— N’ayez aucune crainte à cet égard, monsieur. Les études classiques sont très complètes au Gymnase. Elles comprennent le latin, le grec, le français, l’allemand, l’anglais et l’hébreu, — sans préjudice des sciences élémentaires. Le recteur fait d’ailleurs subir à tout élève nouvea un examen préalable après lequel il lui désigne la division qui convient.
— Je serai absolument nul en hébreu! s’écria Jacques épouvanté.
— Peu importe, répliqua le professeur en souriant; chez nous comme ailleurs, l’hébreu est matière facultative. Vous savez, sans doute, reprit-il en s’adressant à M. Ambert, que notre grand externat cantonal répond à ce que vous appelez en France un lycée ou collège de plein exercice. Il fait suite à l’école primaire et précède l’enseignement supérieur de l’Université. Une annexe distincte, l’École professionnelle, reçoit les élèves qui se destinent soit aux carrières commerciales ou industrielles, soit à l’instruction technique supérieure du Polytechnicum, étroitement associé, lui aussi, à l’Université. Car le parallélisme de l’enseignement se poursuit chez nous jusqu’à son dernier terme, dans l’ordre classique et dans l’ordre spécial.
» SUIVEZ MON DOIGT!...» (PAGE 7.)
— C’est bien ce que je supposais, dit M. Ambert.
— Notre Gymnase, poursuivit le bon vieillard, ne répond pas à un type aussi inflexible que vos établissements secondaires français. Il est «cantonal» dans toute la force du terme, c’est-à-dire véritablement local, et cherche à s’adapter aux besoins de la population qui ne sont pas tout à fait les mêmes ici, par exemple, qu’à Lucerne ou à Genève. Il se divise en «petit» et «grand» Gymnase, comprenant, le premier, quatre classes et le second, trois classes, — chacune avec son cours semestriel. Le passage de l’une à l’autre comporte un examen et le tout se couronne par l’examen de maturité, qu’il faut avoir passé avec succès pour être admis à l’Université.
— Il n’y a pas de programme fédéral des études uniforme pour toute la Suisse?
— A proprement parler, non. Mais il y a des usages communs à tous les cantons et des programmes déterminés pour tel ou tel examen, sur les matières d’enseignement acceptées partout. La désignation des textes suivis dans chaque classe est faite tous les ans au prospectus de l’établissement, avec indication précise de l’édition. Autant que possible, les auteurs suivis sont les mêmes pour le petit et le grand Gymnase. Quant aux dispositions intérieures de l’École, ce que je vous en dirais ne vaut pas la visite personnelle que vous pouvez faire aujourd’hui même, d’autant plus librement que nous sommes à jeudi et qu’il n’y a pas de classe. Vous n’aurez qu’à vous présenter, vous serez introduit sans autre formalité.»
Après avoir reçu les remerciements des deux voyageurs, le vieillard les salua d’une amicale inclination de tête et poursuivit sa promenade.
«Si nous suivions tout de suite son conseil? proposa Jacques.
— Je ne demande pas mieux, répondit son père, tu prendras l’air de l’École et demain tu seras tout acclimaté.»
Ils dévalèrent alors le versant de la colline, se maintenant dans la direction du pont du Marché, Markt Brücke, qui enjambe la Limmat et aboutit à la halle municipale.
Là, ils se trouvèrent un peu embarrassés dans le dédale des rues étroites et sinueuses de la vieille ville, dont les anciennes maisons, supportées par de massifs piliers, aux pignons ouvragés, aux toits multicolores, se penchent les unes vers les autres en se prêtant un mutuel appui.
Bien qu’ayant, et fort heureusement pour sa prospérité, largement payé son tribut à l’américanisme de l’angle droit et des alignements au cordeau, Zurich possède encore des quartiers dont le pittoresque ne laisse rien à désirer: façades peintes, balcons et miradors qui rappellent l’Espagne du XVIe siècle, toits à étages, maisons en saillie, suspendant jusqu’au milieu de la rue les enseignes les plus curieuses, soutenues par des ferronneries ajourées, ours, cigognes, guerriers du temps de Gessler, se balançant au souffle du vent avec des grincements de charnière rouillée.
Pressés d’arriver au but de leur course, les deux Parisiens n’accordaient qu’un regard distrait à ces vestiges de jadis. Ils étaient surtout préoccupés de ne se point égarer dans le labyrinthe. Jacques savait tout juste assez d’allemand pour demander le chemin de l’École que les passants leur indiquaient avec complaisance.
Bientôt ils aperçurent, après avoir longé la Turn-Platz, Je vaste bâtiment carré qui abrite le Gymnase et l’École industrielle. Il forme deux étages et un attique au-dessus du rez-de-chaussée.
Pénétrant dans un spacieux atrium, ils remarquèrent d’abord les stalles d’un garage à bicyclettes. Cette vue fit sourire Jacques.
«Tu m’enverras ma bécane, père?
— Les rues sont bien raides et le pavé bien mauvais, objecta M. Ambert. Tu ramasseras des «pelles».
— Je ferai comme les autres.»
La réponse parut décisive à M. Ambert. Jacques ne devait pas avoir l’air d’une poule mouillée.
«Eh bien, dit-il, je te la ferai expédier. Mais sois prudent et ne va pas te casser quelque membre.
— Sois tranquille. Je n’ai aucune envie de me détériorer! »
Un homme allait et venait dans la loge du portier sans autrement s’inquiéter des deux étrangers. Jacques lui demanda s’il pouvait visiter le Gymnase en compagnie de son père.
«Tout à votre aise, répondit le cerbère peu farouche. Vous n’avez qu’à entrer où il vous plaira. Les classes du Gymnase sont à droite, et celles de l’École industrielle à gauche.
— Puis-je avoir un prospectus?
— Assurément. En voici un,» fit l’homme en tirant le fascicule imprimé d’un casier placé au-dessus de la commode.
M. Ambert et son fils pénétrèrent dans une cour intérieure bordée d’arcades, puis dans les classes qui se trouvaient ouvertes, la clef sur la porte, et tout naturellement vides. L’ameublement en était très simple. Des pupitres en bois pourvus chacun d’un siège à crémaillère, une petite table pour le maître et un tableau noir; c’était tout le mobilier scolaire.
Au moment de sortir, après cette visite sommaire, M. Ambert, prenant son fils pour interprète, voulut savoir si le directeur était visible.
«M. le recteur ne demeure pas ici, répondit le portier, non plus que M. le pro-recteur, ni MM. les professeurs, ni aucun élève, puisque l’école est un externat. Je suis seul ici. M. le recteur est d’ailleurs souffrant et en congé. M. le pro-recteur est au Gymnase tous les matins non fériés, de neuf à onze heures.»
Sur cette réponse, les visiteurs s’éloignèrent dans la direction du lac et redescendirent jusqu’au Kai-Brücke.
A la requête de Jacques, M. Ambert prit alors une des jolies embarcations qui stationnent près du pont, et, le batelier ayant largué sa voile, le père et le fils se trouvèrent bientôt au milieu du lac, qui n’a guère que trois kilomètres de largeur sur trente-quatre de long.
Le batelier parlait français, étant de Neuchâtel.
«Y a-t-il une grande profondeur ici? demanda Jacques, trempant sa main dans l’eau, qu’il trouva très froide.
— Guère moins de quatre cents pieds, mon jeune monsieur.
— Vous avez parfois des tempêtes?
— Moins souvent que sur le Léman, mais, par contre, elles sont très mauvaises, à cause de l’étroitesse du lac. Il faut le voir en colère, quand souffle le fohn!
— Qu’est-ce que ce vent-là ? Je n’en ai jamais entendu parler.
— Les savants disent qu’il nous arrive du Sahara, et, de fait, il souffle du sud. C’est un vent chaud, qui franchit la barrière des Alpes sans se refroidir beaucoup et, en quelques minutes, des eaux calmes que vous voyez, soulève des vagues assez hautes pour chavirer un vapeur de deux cents tonnes...»
Chemin faisant, M. Ambert et son fils feuilletaient le prospectus de l’École cantonale. C’était une brochure allemande de cinquante-quatre pages in-quarto, publiée chaque année chez Zürcher et Furrer. Sans la lire très couramment, Jacques en eut bientôt extrait divers renseignements pratiques et statistiques, constatant, par exemple, que les auteurs latins prescrits au Grand Gymnase étaient Tite-Live, Virgile, Horace, Cicéron, Salluste, Lucrèce, Tacite et Plaute; les auteurs grecs: Hérodote, Homère, Lysias, Platon, Sophocle et Thucydide; les auteurs français: Molière, Racine, Corneille, Voltaire, Fénelon, Alfred de Vigny, Mérimée; en anglais, Clive et Macaulay! Les études mathématiques comprenaient l’algèbre, la trigonométrie et la géométrie analytique; à l’École industrielle, l’étude des langues vivantes s’étendait au russe, à l’italien et à l’espagnol; la sténographie faisait partie du programme avec les éléments des divers métiers et les manipulations chimiques. Partout le dessin, l’histoire et la géographie, l’anthropologie, la géologie et la minéralogie tenaient une place importante. Le conseil de l’École cantonale disposait pour les sujets méritants d’une vingtaine de bourses semestrielles dans chaque établissement. Des souscriptions anonymes, s’élevant à douze mille francs environ, s’ajoutaient à ses ressources annuelles. Le nombre des élèves était de trois cent quatre-vingt-neuf au Gymnase et de trois cent soixante-quinze à l’École industrielle. Sur le total général de sept cent soixante-quatre, sept cent neuf élèves résidaient dans leur famille et cinquante-cinq seulement dans une pension particulière. Le corps des maîtres comprenait, pour les deux écoles, soixante-huit professeurs, et la dernière feuille de la brochure donnait leurs noms et adresses.
Cependant, le bateau était revenu à son point de départ, et, la promenade achevée, il se trouva qu’on avait à peu près atteint l’heure du diner. Les deux voyageurs regagnèrent l’hôtel Bellevue.
«Si ces messieurs aiment la musique, leur dit le gérant, dans le vestibule, il y a ce soir un bon concert à la Tonhalle, sur le quai Utto, et je puis leur fournir des billets.
— A moins de nous coucher plus tôt qu’à l’ordinaire, opina M. Ambert, c’est encore le meilleur moyen d’occuper notre soirée.
— D’autant plus, ajouta Jacques, qu’une fois au Gymnase, je n’aurai peut-être pas souvent le temps ni l’occasion d’aller au concert.
— De quel prix sont les billets?
— Soixante centimes par fauteuil, monsieur.
— Ce n’est vraiment pas la peine de s’en priver, si la musique est bonne.
— Excellente, vous en jugerez.»
La Tonhalle est un luxueux casino municipal, qui a la prétention d’être de style oriental et qui s’ouvre sur un beau jardin. La salle de concert, très spacieuse, est décorée avec un luxe sobre, et l’on y est bien assis, condition essentielle pour entendre de la musique.
Le programme comprenait exclusivement des morceaux de Wagner exécutés avec la précision qui distingue les orchestres allemands et écoutés avec une religieuse attention par les auditeurs, dont la plupart suivaient le développement lyrique sur une partition.
Les deux Français n’avaient pas pris ce soin et ils étaient un peu las. Vers la fin du concert, M. Ambert s’apercevant que la tête de Jacques retombait involontairement sur sa poitrine, et éprouvant, lui aussi, un besoin de repos de plus en plus malaisé à vaincre, il poussa son fils du coude pour le réveiller; puis ils s’éclipsèrent tous deux, au moment où l’orchestre allait attaquer la première mesure du prélude de Parsifal.