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SINGULIÈRE RENCONTRE

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Table des matières

Une voiture, traînée par trois grands chevaux décharnés, roulait lentement et péniblement sur la grande route.

C’était un attelage qui, aujourd’hui, nous paraîtrait étrange et incommode; mais à cette époque– nous sommes en l’année1715–cette voiture pouvait passer pour élégante et confortable.

Elle était composée d’une caisse basse et carrée, des coins de laquelle s’élevaient quatre colonnes sculptées, qui, s’étendant au dehors, soutenaient un toit de moitié au moins plus grand que la caisse qu’il devait protéger.

Toit, colonne, caisse étaient vernis et peints en bleu et en rouge.

–On distinguait encore sur les ornements des traces de dorure, mais celles-ci n’étaient pas vieilles partout, le temps et la poussière des roules les ayant presque entièrement fait disparaître en plusieurs endroits.

La lourde caisse reposait entièrement sur l’essieu, elle était veuve de tout ressort; en revanche, dans l’intérieur, deux sièges larges et rembourrés, suspendus à de lourdes courroies et qui., à chaque cahot, allaient à droite ou à gauche.

–Les quatre roues, sous leur poussière, paraissaient être de la même couleur que la voiture, chaque rayon formant un ornement sculpté ayant la prétention d’être élégant, pendant que le cercle des roues, d’une largeur démesurée, était garni de clous grosiers.

Cette voiture, d’une solidité peu ordinaire, paraissait déjà avoir fait un assez long voyage à en juger par son extérieur.

Le véhicule avançait lentement, enfonçant d’un côté ses roues dans les ornières d’une mauvaise route, tandis que de l’autre il se traînait péniblement sur des pierres que les lourds essieux s’efforçaient en vain de broyer, que l’attelage s’embourbait de plus en plus dans le terrain sablonneux, et la caisse bleue et rouge avait bien des cahots à supporter.

Essayons de pénétrer dans l’intérieur, on le peut sans être dérangé; car, quel que soit le désir de saisir quelques mots, aucune conversation ne s’y fait entendre.

Nous sommes au printemps: le1er mai; mais c’est un printemps comme l’on n’en a pas vu de mémoire d’homme: tout verdit et fleurit, et le soleil darde ses rayons brûlants sur la plaine sablonneuse que traverse la route.

Les rideaux de cuir qui entourent la voiture sont ouverts de trois côtés et reposent lourdement sur le toit de bois.

On aperçoit deux personnes sur le siège de derrière: l’une d’elles, qui attire tout de suite l’attention, est une jeune fille d’environ dix-neuf ans, d’une rare beauté; un teint clair et délicat, des joues rosées, des yeux bleus qui regardent avec une expression indescriptible de bonté et d’amour son compagnon de voyage. Une chevelure blonde et abondante dont les boucles sont saupoudrées de poussière: tels sont les traits principaux de son charmant visage.

Son costume est bourgeois et simple, mais il indique une certaine aisance et même la fortune. Les manches courtes et bouffantes de son corsage sont entourées de dentelles qui laissent apercevoir des bras d’une. forme adorable et d’une blancheur éblouissante; les mains sont d’une délicatesse exquise.

Des gants longs, jaunes, en peau souple, reposent sur le devant de la voiture auprès d’une mantille.

Il paraît assez difficile de préciser l’âge de son compagnon de route; au premier aspect, il semble avoir passé la cinquantaine; mais après plus mûr examen, on ne lui donne plus cet âge.

C’est un homme aux larges épaules, grand et fort.

Ses vêtements se composent de bas de soie gris perle, d’une culotte courte flottante, et d’une longue veste de couleur claire qui laisse passer les bras couverts par de larges manches de chemise. Son habit d’un drap brun orné de torsades et de boutons de soie, sa perruque avec ses boucles innombrables, son baudrier avec sa longue épée, sont posés devant lui sur la banquette. Il expose sa tête chauve pour se rafraîchir à la faible brise qui traverse de temps en temps le véhicule.

Il dort.

Ses traits sont accentués et rudes, et peuvent encore avoir des prétentions à la beauté; cependant, son teint a quelque chose de mat qui, à distance, fait paraître sa figure presque grise; en cet instant, elle est animée d’une certaine rougeur qui n’a rien d’inquiétant, car elle s’explique facilement par son sommeil paisible et la température.

Ses mains, entourées de riches manchettes, sont blanches et fines, et indiquent plutôt un rang élevé qu’une position vulgaire; du reste, ses vêtements, ainsi que ceux de la jeune fille, nous confirment dans cette opinion.

D’un large siège à deux places, un postillon conduit les trois chevaux qui, harassés de fatigue et de chaleur, se traînent péniblement.

Le conducteur aussi s’est mis à son aise autant qu’il a pu, car c’est lui qui a le plus à souffrir des rayons brûlants du soleil; il a quitté son habit et sa veste, et aurait fait certainement autant de sa perruque si elle n’eût été faite de cheveux naturels, qui, de noirs au départ, sont devenus entièrement blancs sous la poussière de la route.

Aspirant l’air avec force et sonnant du cor, il essuie souvent son visage avec sa manche, et désire ardemment atteindre un endroit ombragé, qu’il aperçoit malheureusement encore bien loin sur la route, et qui doit l’abriter contre la chaleur du soleil couchant.

Dans la voiture, la jeune fille passe son temps à observer tantôt son compagnon, tantôt le paysage, et elle agite en même temps un charmant éventail, afin de renouveler un peu l’air.

Des trois côtés ouverts de la voiture, il en est un surtout qui offre un paysage ravissant; de petites montagnes en partie boisées, en partie plantées de vignes, s’étendent à perte de vue et à peu de distance de nos voyageurs.

Çà et là apparaissent de charmants villages, des fermes isolées, des chaumières au pied des hauteurs tandis que sur leurs sommets, la vue est réjouie par des châteaux et des ruines.

Du côté opposé, le plus proche de la jeune fille, on aperçoit une vaste plaine où apparaissent à travers des groupes d’arbres divers villages avec leurs clochers pointus, le tout éclairé par les derniers rayons d’un soleil couchant, qui tantôt se montrant, tantôt disparaissant, se reflètent dans un cours d’eau. Cette plaine, qui s’étend devant les voyageurs, est la célèbre Bergstrasse qu’ils ont suivie depuis le grand matin sans interruption, dans la direction de Heidelberg.

Chaque fois que la. jeune fille regarde le gracieux paysage qui se déroule devant elle, sa figure fine et délicate reflète une contraction douloureuse, qui disparaît aussitôt que ses regards se reportent sur son compagnon endormi.

Quelles amères pensées traversent donc sa tête blonde, et viennent péniblement impressionner ainsi son âme, tandis qu’elle voit autour d’elle la nature de Dieu s’étendre avec ses plus précieux trésors?

Elle peut les atteindre, et cependant elle ne peut les nommer siens; elle sent avec douleur, à l’aspect des montagnes et des vallées riantes qui la saluent et semblent l’appeler, que, malgré tous les trésors terrestres dont elle est si richement entourée, il lui manque un grand bien: la patrie.

Dès son enfance, elle s’est vue avec son père sans cesse errant, ne pouvant longtemps séjourner dans le même endroit; à peine arrivée secrètement quelque part, elle doit, sans repos ni trêve, fuir de nouveau

Pourquoi?

Elle ne pourrait répondre; elle l’ignore.

Elle ne sait, ne connaît qu’une seule chose, c’est qu’elle aime son père d’un amour ineffable, et qu’elle lui sacrifierait volontiers jusqu’à sa vie comme elle lui a sacrifié sa patrie.

Il n’est besoin que de surprendre le regard caressant qu’elle adresse à l’homme endormi, pour en être certain.

Tout à coup, la clarté du jour disparaît, une demi-obscurité entoure le carrosse, unbien faisant courant d’air le traverse.

En même temps, le son joyeux du cor indique que le postillon, ruisselant de sueur, a atteint la forêt tant désirée, que, malgré ses coups de fouet et ses jurons répétés, il n’avait pu gagner plus tôt.

Le dormeur s’éveille en sursaut, se remet d’aplomb, et, roulant de tous côtés ses yeux étincelants couverts d’épais sourcils, il paraît demander où il est, ce qui se passe.

La jeune fille montre en souriant le postillon, qui dans son léger costume, en contravention évidente avec le règlement de la poste de Tour-et-Taxis, s’étend commodément sur son siège et sonne gaiement du cor, dont les échos de la forêt de sapins que traversent nos voyageurs répètent les sons clairs et joyeux.

–Où sommes-nous ici? demanda tout à coup le voyageur avec un accent étranger au postillon, en interrompant sa chanson du Forgeron des Tilleuls.

Le sonneur de cor, quoique contrarié d’avoir été interrompu dans sa chanson, se retourna immédiatement et répondit d’un air gracieux:

–Votre Seigneurie, nous sommes dans la forêt de Seebeimer et Bickenbacker, ensuite nous arriverons au célèbre château de Frankenstein, qui termine la grande route, et, en deux petites heures, j’espère descendre Leurs Altesses dans la résidence du landgrave de Darmstadt, à l’hôtel de la Grappe, chez maître Georges Hanz; vous y serez aussi bien reçus que n’importe où dans le duché, sans en excepter l’hôtel de l’Empereur–Romain, où descendent les seigneurs dans la ville libre de Francfort.

Après avoir écouté les divers renseignements du postillon, l’étranger s’était rejeté au fond de la voiture; mais presque aussitôt, voyant le conducteur porter son cor à ses lèvres, il reprit:

–Quelle distance y a-t-il de la résidence du landgrave, où les étrangers sont si fort tourmentés par les formalités de la douane, jusqu’à la ville libre de Francfort où se trouve votre hôtel de l’Empereur-Romain?

–Il y a bien pour six à sept heures de marche.

–Et peut-on les faire aujourd’hui?

–Impossible, Votre Seigneurie,–répondit tout net le postillon effrayé en se soulevant sur son siège, –mes chevaux sont sur leurs jambes depuis la frontière du Palatinat, et ils sont harassés de fatigue. Si j’en juge d’après le soleil, il doit être six heures; c’est donc tout à fait impossible; il faut que vous descendiez à la résidence.

–N’y a-t-il pas,–continua l’étranger avec calme,–un endroit, un village ou même une ferme entre cette résidence et Francfort, où nous pourrions passer la nuit d’une façon passable?

–A moitié route, à gauche, est la ville de Langen...

–Bien,–reprit le voyageur en interrompant le postillon,–nous nous arrêterons donc chez le maître de poste avant d’entrer dans la résidence. Vous y changerez vos chevaux fatigués contre des chevaux frais, et, sans descendre, nous irons jusqu’à Langen, et demain à Francfort. Je payerai tout, et vous savez qu’en outre, un bon pourboire ne vous fera pas défaut.

–Comme il plaira à Vos Excellences,–reprit le postillon en étouffait un soupir à la pensée du pourboire promis; cependant, tout en se retournant sur son siège, il murmurait entre ses dents:

–Allons à Langen; mais cela n’empêche pas que nous aurions été bien mieux reçus chez Georges Hanz.

Et, pour faire passer sa mauvaise humeur, il cingla de plusieurs rudes coups de fouet ses chevaux arassés; il reprit son cor et se mit de nouveau à sonner un joyeux refrain.

La jeune fille avait écouté avec tristesse et résignation la conversation que nous venons de rapporter. Nos deux voyageurs étaient assis tranquillement à côté l’un de l’autre, absorbés dans leurs pensées, aspirant avec satisfaction l’air pur de la forêt de sapins, et écoutant, pour se distraire, la façon agréable dont le conducteur sonnait du cor.

C’était, à cette époque, une chanson qui courait le pays, la chanson du prince Eugène et de la ville de Lille en Flandre, que sept ans auparavant, en1708, le grand héros avait prise après un siège glorieux.

La mélodie en était fraîche et vigoureuse et paraissait encore plus agréable à entendre au milieu du bois.

Nos deux voyageurs en ressentirent du reste bientôt les effets, car peu à peu leurs visages s’éclaircirent et devinrent presque souriants.

Tout à coup une voix mâle et puissante vint se mêler au son du cor: elle paraissait sortir du bois, et l’on pouvait entendre que les paroles se rapportaient parfaitement à la mélodie que jouait le postillon.

Celui-ci, qui écoutait la chanson, laissa tomber le cor de ses lèvres et commença à son tour à chanter, pendant que dans la forêt l’étranger se mettait à sonner la mélodie sur son cor ou sur une trompette.

Cet accompagnement dura pendant tous ’les couplets de la chanson, à la grande joie du postillon et même de nos voyageurs, car la jeune fille regarda avec des yeux rayonnants son père, sur la figure duquel on voyait paraître un gai sourire, pendant que sa tête battait la mesure.

Le chant et la sonnerie de la forêt devenaient de moment en moment plus distincts, car ils se rapprochaient.

La chanson en était au couplet qui raconte que Lille la belle, malgré ses tours et ses bastions, avait dû se rendre à son vainqueur, lorsque, au bout d’un petit sentier de la forêt, apparut sur la grande route un musicien, auquel on n’aurait jamais supposé une pareille mine.

C’était un homme vigoureux, couvert d’une vieille capote en drap blanc, doublée de bleu; il avait aux pieds de longues bottes de cuir, et sur sa tête, couverte de cheveux gris, un petit tricorne avec une plume rouge. Une grande sacoche en cuir, paraissant pleine, était suspendue à son dos par une large bandoulière; à un cordon pendait sa trompette parfaitement brillante; dans sa main droite, il tenait une énorme pique qui pouvait lui servir de bâton de voyage, ou, à l’occasion, d’arme défensive; la manche gauche de son habit tombait flasque le long de son corps et paraissait attachée à la bandoulière; notre chanteur était privé d’un bras.

Ce personnage étrange était sorti de la forêt à une petite distance en avant de la voiture qui avançait lentement.

Quand celle-ci l’eut rejoint, l’homme à la capote blanche s’écria d’une voix sonore et gaie, pendant que son œil rusé regardait fixement les voyageurs et que sa bouche se tordait sous son visage bruni, dans un hardi sourire:

–Attention! toute la compagnie! honneurs et respects!

En même temps, élevant sa pique, il rendit les honneurs militaires à la voiture.

Chevaux, postillon, voyageurs, durent avoir tous ensemble la même pensée, car les trois chevaux s’arrêtèrent, et le conducteur déposa ses rênes et son fouet au moment même où le voyageur allait lui ordonner de faire halte.

La capote blanche, sous son tricorne mis un peu de côté, regardait gaiement l’étranger; sur sa figure apparut une vive rougeur quand-celui-ci lui demanda s’il était le chanteur et le musicien qui, depuis quelques instants, les escortait si bien de sa voix et de sa trompette.,

–Mais certainement que c’était moi, Excellences, répondit l’autre; je ne puis entendre la chanson du prince Eugène sans l’accompagner en chantant ou en sonnant. J’étais là, lors de l’affaire, quand elle fut faite et chantée la première fois, en1708, lorsque le prince Eugène attaqua la fière ville de Lille. J’ai sonné comme trompette pour ce joyeux jour de noce, et sabré vaillamment comme dragon impérial jusqu’à ce qu’une maudite balle française vînt m’enlever le bras gauche et me fît manchot.

–Oui, monsieur, reprit vivement le postillon en coupant la parole à la capote blanche, c’est Balzer Lang, bien connu dans les villages de la Bergstrasse, le meilleur trompette du pays, dans un jour de noce, –et, avec cela, un vrai bon vivant.

–Tais toi, blanc-bec, et occupe-toi plutôt de tes chevaux, ton brun a la croupière qui tombe; je dirai bien moi-même à ton bourgeois qui je suis, s’il désire le savoir.

–Il me sera très agréable de l’apprendre, reprit le voyageur, mais comme nous ne pouvons nous arrêter ici, et que vous suivez le même chemin que nous, montez près du postillon, et vous nous raconterez votre histoire tout en continuant notre route.

–Avec plaisir, Votre Seigneurie, cela fera bien mon affaire, reprit gaiement notre musicien en grimpant agilement avec sa longue pique sur le siège du postillon.

Celui-ci, honteux et confus, après avoir arrangé prestement le harnais qui tombait, rendit de nouveau la main à ses chevaux, et nos voyageurs se remirent en route avec une personne de plus.

–Mon nom est Balzer Lang, reprit l’homme à la capote blanche en se retournaut vers la voiture; mais à Darmstadt, l’on m’appelle Balzer tout court. Autrefois, j’étais trompette dans un régiment de dragons impériaux sous le prince Eugène, mais depuis que j’ai reçu cette maudite balle française, je suis courrier du landgrave et fais rentrer les contributions et les amendes, ce qui est pour tout le monde une charge pénible et surtout pour moi, car j’aimerais bien mieux n’apporter que la gaieté chez tous ces braves gens; de temps en temps, du reste, il en est ainsi, car je sonne pour eux du cor aux noces et baptêmes. Je demeure dans un château ou plutôt dans la tour d’un grand château fort, où tous les individus du Palatinat que j’y ai amenés ne sont pas entrés pour leur plaisir.

La fin de sa phrase était adressée d’un ton sérieux au postillon: mais celui-ci, ne se laissant plus intimider, répondit hardiment:

–J’aime mille fois mieux vous voir dans la tour du grand château que tenant la campagne; cela prouverait que la guerre dure encore, et que le prince Eugène, d’accord avec le maréchal français, n’aurait pu conclure une paix dont le pauvre Palatinat et la Hèsse avaient si grand besoin!

–Cette fois-ci, tu as raison, dit Balzer d’un ton sérieux et ému en songeant à quelque triste souvenir de ses campagnes. Oui, c’est un grand bonheur pour tout le pays et toute la population au delà du Rhin, que cette guerre de succession entre la France et l’Espagne soit terminée; on ne saurait assez en remercier le ciel. Regardez donc autour de vous: ne semble-t-il pas que la nature même s’en réjouisse? A-t-on jamais vu un printemps pareil? Au premier jour de mai, tout est en fleurs, et le soleil luit et brûle comme en août; ton dos doit déjà en savoir quelque chose. On peut voir, par là, avec quelle sagesse tout est organisé; quand bien même la nature aurait fait les mêmes efforts les années précédentes, la guerre sauvage aurait tout détruit dans ses horreurs; au lieu que maintenant, le paix étant assurée, elle donne à pleines mains, et aussi vite que possible, les trésors de son sein à ses enfants. « Qui donne vite, donne deux fois.» Jouissons donc gaiement de la vie, habitants du Palatinat!

De gai qu’il était, le vieux soldat, en prononçant ces dernières paroles, avait pris un air mélancolique auquel il n’était certes pas habitué. Aussi, pour chasser ces tristes souvenirs, frappa-t-il vigoureusement de sa seule main l’épaule du postillon qui, en recevant le coup, grimaça plutôt un sourire de mauvaise humeur que de satisfaction, ce qui parut amuser nos deux voyageurs.

Après un moment de silence, l’étranger demanda au trompette de quelle manière il avait passé duré giment des dragons impériaux dans la résidence dulandgrave, à laquelle ils touchaient presque.

–Ah! monsieur, répondit celui-ci avec bonhomie, ce ne sera ni long ni difficile à vous expliquer. La tranquille petite cité que vous apercevez et que j’aime tant est ma patrie. Mon père était musicien de la ville et gardien de la tour. Je suis né au haut du clocher, en l’année1668. Pendant une trêve, mon père, avec quelques compagnons et moi, tomba entre les mains des Français; tous furent massacrés sans miséricorde, moi seul fus épargné, parce qu’ayant saisi ma trompette, je me défendis courageusement; cela leur plut, ils m’emmenèrent et je devins trompette français. Je restai d’abord, par force, plusieurs années chez eux; puis ensuite de ma propre volonté. J’aurais pu déserter, je ne le fis pas; j’avais mes raisons pour cela, je l’avoue; une. belle Française en était cause. Quand j’eus arraché de mon cœur ce maudit amour, il n’était plus temps. Heureusement, il m’arriva une aventure incroyable; un grand seigneur m’aida à fuir et me donna encore de l’or. Ce fut une joyeuse histoire; c’est ainsi qu’en1694je revins à l’armée impériale. J’y restai et fis la campagne sous les ordres du prince Eugène et de Malborough, sur le Rhin, dans lés Pays-Bas et dans les Flandres. J’ose dire que maintenant je suis quitte envers mon pays, car, pour me rattraper des quelques années que je l’ai combattu, j’ai depuis sonné, tapé, sabré, fait le coup de feu comme un démon à son service. En 1708, j’étais à l’assaut de Lille; je fus laissé pour mort sur le champ de bataille; je ne l’étais qu’à demi. On m’emmena à l’hôpital, où on m’amputa du bras gauche; je me guéris tout doucement, alors on me laissa sortir. Quand je fus sur mes jambes et que je demandai mon régiment, on me répondit qu’il était parti. J’étais encore tellement faible, qu’il me fut impossible de le rejoindre et de continuer à servir l’empereur comme trompette. Je partis alors pour Darmstadt en me traînant tout le long de la route et en mendiant. En y arrivant, par la grâce de Mgr le landgrave Ernest-Louis, j’obtins le poste de courrier et de gardien de la tour. Je l’acceptai avec empressement et reconnaissance, car je pouvais ainsi de nouveau loger dans ma chère tour et sonner du cor tout à mon aise. J’ai seulement demandé comme faveur de conserver mon uniforme de dragon impérial. Monseigneur me l’a accordé, et, de plus, il me fait donner de la garde-robe princière du drap et tout ce qui m’est nécessaire quand il est déchiré. Et maintenant, dit-il en se retournant vers le postillon, sonne du cor; nous arrivons à Eberstadt, et il faut entrer, musique en tête, dans ce vieux nid, qui, si près de notre Darmstadt, a la prétention de vouloir prendre le nom de ville. Nous allons sonner la chanson de Malborough; tu feras le ténor, si tu le peux; tu joueras la partie haute, moi la partie basse et les variations.

En même temps, il saisit sa trompette, et nos deux hommes sonnèrent à pleins poumons pendant qu’ils traversaient le village. Le postillon disait sur son cor la chanson populaire, et Balzer l’accompagnait en ajoutant toutes sortes de fioritures qui retentissaient comme des signaux de guerre et sortaient avec un tel vacarme, que les paysans étonnés mettaient le nez aux fenêtres, pensant qu’un régiment français ou une peuplade de sauvages envahissait leurs paisibles demeures.

Le voyageur était devenu sérieux pendant le récit du trompette, il le regardait fixement, puis le sourire reparut sur ses lèvres; il écoutait avec plaisir leur sonnerie dont l’air ne lui était pas étranger. Peu à peu, les nobles traits.de son visage s’éclaircirent et on put même l’entendre fredonner la chanson tantôt en flamand, tantôt en français. Tout à coup, il se sentit entouré de deux bras charmants, un tendre baiser tomba sur chacune de ses joues, et la voix aimée de sa compagne de voyage lui dit en français pendant que ses yeux rayonnants le considéraient avec amour:

–Combien je suis contente, cher père, de te voir si heureux et si gai, et comme je bénis le ciel de nous avoir amené ce brave homme qui a opéré ce miracle. J’espère maintenant que tu voudras bien avoir aussi une bonne parole, un bon sourire pour la pauvre Blanche.

–Silence, enfant; cet homme nous comprend sans doute, reprit l’étranger en dénouant les bras qui entouraient son cou. Je suis toujours bon pour toi, tu le sais, même quand je suis absorbé dans mes pensées; mais laisse-moi écouter paisiblement cette musique qui me fait tant de bien.

Tout en parlant, il attirait vers lui sa fille, prit ses mains dans les siennes, et pressés l’un contre l’autre, ils écoutèrent, sans bouger, la fanfare.

Le village une fois passé, la voiture se retrouva dans une autre bois de sapins. Après la chanson du prince Eugène, nos deux cors entonnèrent plusieurs autres refrains, à la satisfaction de nos voyageurs; la forêt finit enfin et l’on put apercevoir la route s’étendant à perte de vue.

A droite, les montagnes s’étaient changées peu à peu en vallons et avaient disparu. Les bois qui les couvraient formaient une grande courbe dans la plaine et paraissaient envelopper toute la contrée qui, à gauche, venait aboutir à la forêt que la voiture quittait.

Pendant que de ce côté des bois de sapins sombres décrivaient cette courbe, l’œil apercevait à droite de fraîches forêts verdoyantes, et dans le fond, cachée sous divers groupes d’arbres, une ville avec des tours innombrables et de hautes maisons. Ce dernier point de vue gracieux et charmant était bien digne de terminer un tel voyage.

–Darmstadt! s’écria tout à coup l’homme à la capote blanche. Ah! quel différent effet cela vous produit de rentrer chez soi, commodément en voiture, au lieu d’y arriver exténué d’avoir battu à pied la grande route.

Cette exclamation eut pour effet d’arracher nos voyageurs à leur douce rêverie, car l’étranger reprit son air sérieux, et, repoussant doucement sa fille il ordonna au postillon d’arrêter.

Celui-ci obéit à l’instant même, et se retourna, ainsi que Balzer, étonné, vers le voyageur pour écouter ses nouveaux ordres. Ce dernier mit sur sa tête un bonnet de soie et reprit d’un ton d’autorité:

–Vous savez, postillon, ce que je vous ai déjà dit pour la continuation de notre voyage. Nous ne nous arrêterons pas dans cette ville; nous irons tout de suite plus loin, sitôt que vous aurez changé de chevaux; mais, comme il est temps de songer à manger, nous mettrons ici notre couvert. J’aperçois là-bas une jolie place verte qui fera bien notre affaire. Ainsi, laissez-nous descendre.

Au commencement de cette phrase, la figure du trompette s’était considérablement allongée, et il allait se mettre en devoir de briser une lance en faveur de Darmstadt, lorsque, au mot «manger», sa figure reprit son air souriant; il sauta lestement à bas du siège, ouvrit la portière et offrit son bras encore robuste, comme il le disait en riant, au sévère étranger, et à sa gracieuse fille, pour les, aider à descendre. Il le fit avec une galanterie marquée, surtout vis-à-vis de la jeune et jolie personne sur laquelle il laissa reposer un coup d’œil satisfait.

L’étranger se dirigea vers une petite éminence entourée d’arbres formant une place engageante et située en même temps près de la route qui paraissait conduire à la forêt. Il s’assit sur le frais gazon, charmé d’éviter ainsi, pour quelque temps, les cahots de la voiture. Blanche s’assit gracieuse auprès de son père, et celui-ci ordonna au postillon d’ouvrir les offres des deux sièges du carrosse et d’apporter les rovisions qui s’y trouvaient. Le trompette prêta son ide en cette occasion, et, malgré son seul bras, il ontra plus d’adresse que le jeune postillon.

Bientôt une nappe damassée, fine et blanche, fut tendue sur le gazon devant nos voyageurs; elle se ouvrit promptement d’une pastèque, d’un jambon, d’un saucisson et de pain. Mais ce qui sembla le plus particulièrement intéresser et réjouir Balzer, ce fut a vue de quelques bouteilles ventrues qui paraisaient renfermer un précieux liquide; il fut en outre bien surpris de voir sortir des coffres des obelets d’argent, des fourchettes et des couteaux. L’étranger invita sans cérémonie les deux homes à partager son repas et leur donna l’exemple. a jeune fille les invita aussi du regard à goûter aux ets apportés, et elle remplissait souvent leurs gobeets d’argent. Balzer s’était assis résolument dans e cercle, tandis que le postillon ne l’avait fait qu’aec timidité. Une fois en place, ils firent du reste tous deux honneur au repas, mais surtout au liquide que le trompette reconnut immédiatement pour d’excellent bourgogne. Il avoua d’un air connaisseur que depuis ses campagnes en France, il n’avait amais goûté une boisson aussi délicieuse et surtout dans un aussi beau gobelet.

Nos voyageurs avaient depuis longtemps terminé leur repas, que l’ancien trompette de dragons mangeait et buvait encore de tout cœur, tout en continuant à causer.

On ne pouvait lui en vouloir, car depuis qu’il avait quitté le service il n’avait pas fait un aussi succulent dîner.

N’écoutant que les élans de son cœur, il allait se mettre à raconter une de ses nombreuses histoires flamandes, quand des éclats de rire et quelques mots français arrivèrent jusqu’à l’oreille de nos personnages, ce qui fit surtout prêter l’oreille aux voyageurs. Ces voix, accompagnées de piétinements de chevaux, paraissaient venir de la forêt; le conteur d’histoires se tut sur un signe sévère que lui fit l’étranger, et celui-ci, qui jusqu’alors était resté nonchalamment étendu sur le gazon, le dos appuyé contre un arbre, se leva vivement pour mieux écouter. Les voix et les rires devenaient plus distincts en approchant; ce devait être une petite cavalcade qui suivait le chemin sortant de la forêt et qui se proposait de descendre sur la route où reposaient les quatre personnages. On pouvait alors distinguer nettement une voix de femme qui’dominait la conversation; plus elle approchait, plus l’étranger prêtait l’oreille et paraissait devenir inquiet. A un détour du chemin, on put bientôt distinguer les arrivants. Il y avait environ cinq à six cavaliers et une dame à cheval. Cette dernière, en amazone, avec un chapeau de feutre orné de plumes blanches tombant sur ses cheveux bouclés, était en tête, pendant que les cavaliers l’entouraient ou la suivaient en causant gaiement.

La petite cavalcade approchait. Elle devait avoir aussi aperçu nos quatre voyageurs, car la dame fixa sur le groupe un regard curieux. Son visage, d’une étonnante beauté, devait captiver chacun; ses yeux noirs enfoncés jetaient des feux vainqueurs sous leurs fiers sourcils; de longues boucles brunes flottaient au gré du vent autour de son visage ovale, qui, jusqu’à ce moment, était encore dans l’ombre, grâce à son large chapeau de feutre. Quand elle fut plus près, la clarté du jour éclaira la figure enchanteresse de l’amazone, qui, arrêtant son cheval, laissa errer ses regards brûlants sur la petite société et ne les arrêta que sur l’étranger.

Un changement subit s’opéra en lui, quand il eut clairement entendu sa voix et attentivement examiné ses traits; il pâlit affreusement, et, comme mû par une secousse électrique, un frisson parcourut tout son être à l’aspect de cette étrange apparition.

Une vive rougeur empourpra son visage, et son œil se riva fixement à celui de l’amazone, il se cramponna fortement à une branche d’arbre pour se remettre de la secousse qui venait de l’ébranler si violemment. La dame le regarda d’abord comme un inconnu et ne parut nullement s’étonner de l’effet qu’elle avait produit, car elle y était habituée; puis se retournant vers ses compagnons qui avaient également arrêté leurs chevaux, elle leur dit en français de sa voix douce et vibrante qui avait déjà fait trembler le voyageur:

–Ah! messieurs, le hasard est plus galant que vous; il vient au-devant de mes désirs, sous la forme de ce breuvage rafraîchissant que monsieur ne me refusera certes pas, et que je me permets de lui demander.

Ces dernières paroles s’adressaient au père de Blanche, qui ne répondit pas. Les lèvres serrées et les yeux fixés sans relâche sur l’appartion, il semblait être cloué inerte contre son arbre; il put cependant faire signe à ses gens d’exaucer le désir de la dame en lui versant du vin.

Un des cavaliers sauta à bas de son cheval, s’approcha de la petite société et prit le gobelet d’argent que Blanche lui tendait pour le porter à la belle amazone.

Celle-ci, en l’élevant en l’air et en regardant alternativement, avec ses yeux de flammes, l’étranger et la blonde jeune fille, leur dit en français:

–Je bois à votre santé.

Puis, après avoir avalé quelques gorgées du liquide qu’il contenait, elle lança gracieusement le gobelet sur le gazon, fit un petit signe de tête aimable, piqua de l’éperon et disparut en riant, entourée de sa joyeuse escorte.

La cavalcade prit la grande route, et, bientôt, cavaliers et amazone disparurent aux yeux de nos voyageurs stupéfaits, aussi vite qu’ils s’étaient présentés, laissant derrière eux l’impression d’une apparition de conte de fée.

Le voyageur, après leur départ, se laissa retomber sur le gazon en poussant un profond soupir.

Blanche, que le regard de la jeune femme avait également fascinée, ne s’était pas aperçue du changement subit qui s’était opéré en son père. Aussi, lorsqu’elle se retourna, fut-elle frappée de son trouble. Elle allait lui adresser la parole, lorsqu’il se retourna vivement vers le trompette et lui demanda d’une voix qu’il essayait de rendre calme, s’il connaissait cette dame et ce qu’elle était.

Le vieux dragon avait à peine daigné jeter un regard sur l’amazone; dès qu’il l’avait reconnue, il s’était détourné avec dédain, et, pendant la courte durée de sa visite, il s’était commodément assis en se dandinant. A cette demande, il releva la tête, haussa les épaules, et répondit dédaigneux:

–Oui, oui, je la connais, et elle aussi me connaîtra un jour, j’en suis sûr. Qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est la Valoy, la Française, la comédienne... la sorcière...?

–Valoy! reprit l’étranger, tandis que le trompette continuait.

–Elle a déjà pris de nouveaux seigneurs dans ses filets. J’ai reconnu parmi eux les jeunes de Maskourky et de Schrantenbach, que je n’avais pas encore vus avec elle. Elle a déjà abandonné Miltitz et le jeune de Schack. C’est Satan lui-même qui nous a envoyé cette damnée Française dans le pays, et surtout à Darmstadt, pour ensorceler tous nos gentilshommes, jeunes et vieux. L’an dernier, notre seigneur le landgrave l’a fait venir de Paris avec une troupe de comédiens, pour représenter, sur le théâtre de la cour, des comédies, des tragédies et des ballets, et en même temps pour rendre folle toute la cour; mais cela ne l’empêchera pas d’avoir une triste fin. Rappelez-vous ce que je vous dis, si vous vivez; c’est Balzer qui le prédit.

–Valoy!... répéta encore l’étranger, absorbé dans sa rêverie; puis, relevant la tête, il se tourna vivement vers le postillon, et d’un ton d’autorité:–En route! dit-il, nous n’irons pas plus loin pour aujourd’hui, nous nous arrêterons dans cette ville.

–Encore un d’ensorcelé par cette sorcière maudite! murmura Balzer en se retirant poliment pour ne pas compromettre l’inconnu, si on le voyait entrer dans la résidence avec le gardien de la tour. Encore un!... mais attends, damnée, je veille et j’espère avant peu te donner de la besogne.

L'odyssée d'une comédienne

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