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IV
LA TOISON D’OR ET LE NŒUD DE RUBAN DE LA PRINCESSE MÉDÉE

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Table des matières

Toute la ville était en émoi; la cour avait reçu de nouveaux hôtes, mais c’étaient des hôtes princiers; entre autres, le bon vi vant François Lothaire, prince de Mayence, et le jeune Max de Hesse-Gassel.

Ce dernier avait suivi, comme colonel, l’armée impériale dans les derniers combats de la guerre, de succession espagnole, et demeurait en ce moment à Mayence. Ce jeune prince était amoureux de la princesse Charlotte, la jeune fille du landgrave, qui avait alors dix-huit ans, et l’on célébrait les fiançailles des futurs époux en ce jour solennel.

Les comédiens français, qui après leur campagne d’hiver s’étaient reposés pendant quelques semaines, devaient recommencer leurs représentations. De nombreux hôtes, à cheval, ou dans des carrosses superbes, précédés de courriers, étaient arrivés à Darmstadt de toutes les directions, et le château était rempli de personnages de distinction, dont les domestiques poudrés et portant des livrées somptueuses, chamafrées de toutes les couleurs, le parcouraient en tous sens. Un grand repas, donné dans la salle impériale du château, avait réuni tous ces hôtes. En cette occasion, bien des toasts à la santé des jeunes fiancés furent portés, accompagnés par un tonnerre de canons et les cris de joie de la popu lation de la ville. Ensuite, la cour se rendit au théâtre, où une pièce de Corneille, la Toison d’or devait être jouée par les comédiens français.

La salle du théâtre était éclairée par d’innombrables bougies, qui faisaient ressortir les peintures et les dorures de la salle, et rendaient les piliers des loges étincelants.

Les troisièmes loges étaient remplies depuis longtemps par les magistrats, les fonctionnaires de la ville avec leurs. familles, et les officiers qui, par leur grade, avaient eu droit à une invitation.

Dans une des loges de côté du troisième rang, assez près de la scène, étaient assis Van der Werft et sa fille, tous deux dans un costume simple qui, au milieu de ces splendeurs, passait inaperçu. Blanche avait sa ravissante figure encadrée par d’innombrables boucles blondes; dans ses cheveux brillaient quelques diamants, qui n’étaient pas d’une grosseur ordinaire; de pareilles étincelles se répétaient à chaque mouvement que faisaient son cou et sa poitrine, car elle portait par-dessus sa robe de soie foncée, et sur les dentelles fines qui entouraient son col, une rivière de diamants qui eût fait honneur à une princesse. Mais ses beaux yeux brillaient encore d’un plus vif éclat que toutes ces pierreries.

Elle se trouvait pour la première fois au théâtre, anxieuse et étonnée; mais ce qui la rendait surtout heureuse, c’était de voir l’air riant de son père, qui était devenu un tout autre homme, quoiqu’il parût souvent préoccupé et ne lui parlât pas beaucoup. Pour elle, le principal était de le voir aller dans le monde. Tant que la cour n’eut pas fait son entrée, les deux étrangers avaient servi de point de mire à tous les regards; ils avaient du reste déjà, depuis plusieurs jours, attiré la curiosité des habitants de la bonne ville de Darmstadt.–Qui était-ce? D’où venaient-ils? Et que venaient-ils faire dans leur cité? Depuis l’entrée de Van der Werft dans la vieille maison du marché, ce n’était qu’une question à son Sujet.

Le père et la fille s’étaient présentés simplement, et les quelques personnes qui avaient eu des rapports avec eux avaient vanté surtout l’amabilité et la beauté de la jeune fille blonde, qui parlait l’allemand avec le même accent que les comédiens français.

Balzer, qui allait et venait dans la maison, était surtout questionné, mais il ne voulait rien dire, ce qui faisait que la curiosité de nos bons habitants de Darmstadt était piquée au plus haut point. Maintenant que les gros bourgeois et la petite noblesse les voyaient plus souvent, chacun pouvait se convaincre que la renommée de beauté de la jeune fille n’était pas exagérée, et les pierreries étincelantes qu’elle portait disaient assez la richesse de son père. On voyait plus d’un jeune homme, fils d’un conseiller ou d’un magistrat, envoyer des regards passionnés, jusque dans le fond de sa loge, se représentant déjà le bonheur d’avoir pour épouse une jeune personne si belle et si riche.

Blanche répondait aux regards avides qui étaient dirigés sur elle de tous côtés, aussi gracieusement que possible. La comédie que l’on représenta lui plut beaucoup. Dans les petites loges étaient assis les magistrats aisés, les conseillers et autres personnages portant d’énormes perruques poudrées; à côté d’eux, on voyait leurs femmes, raides et immobiles, avec des fontanges de différentes couleurs sur la tête, qui regardaient seulement autour d’elles et répondaient vaguement aux remarques de leurs voisins sur les étrangers ou sur les toilettes de leurs connaissances, car elles se trouvaient dans une maison princière où le franc parler était considéré comme un crime. Plus loin, un conseiller et son épouse étaient assis sur le banc de devant d’une petite loge entourée de piliers peints et dorés; ils étaient d’une immobilité telle, qu’ils ressemblaient à des portraits de famille dans leurs cadres. Cette pensée vint souvent à l’esprit de Blanche, et elle réprima plus d’un sourire en voyant leur raideur, ce qui aurait à coup sûr, si elle se le fût permis, indigné et détruit entièrement la bonne opinion qu ces braves gens, nobles et bourgeois de la société de Darmstadt, avaient eue d’elle.

Heureusement, cela n’arriva pas. L’attention de toute la salle fut tout à coup attirée par quelque chose de bien plus important.

L’entrée des coureurs bariolés et des chambellans dans la loge du prince annonça l’arrivée de la cour, et un murmure respectueux parcourut la salle, pendant que toutes les têtes se penchaient pour mieux voir l’entrée de la cour et de ses nobles hôtes. Le landgrave apparut, suivi des princes étrangers et de leurs suites nombreuses. Ce furent les loges du premier rang et celles du parterre qui se remplirent d’abord, puis celle du milieu qui reçut les plus grands personnages.

Le parquet en était un peu plus élevé que celui durestede la galerie, ce qui faisait que les personnes qu’elle contenait pouvaient être vues de tout le public. A l’entrée du landgrave et du prince régnant de Mayence, tous les assistants s’étaient levés, et les têtes les plus vénérables saluèrent trois fois, en se tournant vers la loge du milieu, pendant que les dames essayaient une demi-génuflexion, qui n’était pas facile à cause de l’exiguïté de la loge. Le prince et sa famille rendirent d’un air gracieux le salut aux nobles personnages; ensuite ils s’assirent dans de bons fauteuils pour écouter l’ouverture de la tragédie, exécutée par un petit nombre d’instruments à cordes et par un clavecin. Jetons maintenant un coup d’œil sur le personnage principal de la loge princière.

Le landgrave Ernest-Louis avait une figure noble; il étaitrevêtu de magnifiques étoffes de couleurs claires brodées d’or. Son visage, doux et bon, était entouré d’une perruque blonde très élevée, se partageant en quatre parties qui retombaient sur son sein et sur son dos. L’ordre de l’Éléphant, dont il était le fondateur, tout en pierres précieuses, brillait sur sa poitrine. A côté de lui était assis Lothaire-François, prince de Mayence, homme replet, au teint animé et rouge, dont la couleur ressortait encore davantage sous sa perruque blanche; son costume était également fort riche; il s’entretenait vivement avec la jeune fille du landgrave, la belle princesse Charlotte, qui était à côté de son fiancé, le jenne prince Max de Hesse-Cassel, qui, tout rayonnant de bonheur, épiait un de ses beaux regards.

Il ne pouvait en faire sa femme que quelques années plus tard. Outre ces quatre personnages principaux, d’autres grands dignitaires remplissaient la loge.

La symphonie, exécutée par les petitset les grands violons, était conduite par un jeune homme d’un extérieur agréable, vêtu simplement. Le clavecin était tenu par le maître de chapelle de la troupe française. Il se nommait Valoy et était frère de la personne que nous avons entrevue vaguement au commencement de notre récit. Pendant que tous les regards étaient fixés sur la loge princière, Van der Werft examina le pianiste qui était en face de lui. Cet examen le fit changer de couleur, et ses traits se contractèrent sous sa perruque. Blanche était toute joyeuse du spectacle qui s’offrait à elle, et ses yeux erraient de loge en loge. Lorsqu’elle les reporta sur son père, elle ne put les détacher, frappée qu’elle fut de l’expression étrange de son visage. Elle allait le questionner, lorsque la toile se leva.

On avait conservé le prologue de Corneille en l’honneur de Louis XIV; mais il [avait été arrangé par une plume complaisante en faveur des princes présents. L’Allemagne et la Gloire, puis la Guerre et la Paix racontaient en français les faits d’armes de l’Allemagne dans la dernière guerre, et s’appesantissaient particulièrement sur les traits de bravoure des deux princes de Hesse, dont l’un en recevait ce jour même la récompense par ses fiançailles avec la fille du landgrave.

Toutes les louanges que Le poète avait adresseés au roi Louis le Grand furent reportées aux princes présents, et les assistants, qui les acceptaient comme des vérités, applaudirent vivement.

Le prologue, quoique un peu plus long que l’original, fut dit jusqu’à la fin, puis, sans interruption, on commença la tragédie.

Au milieu d’un décor splendide représentant un jardin orné de statues et de pièces d’eau, se présentèrent les deux filles du roi de Colchide Æétès: Chalioppe et Médée en costumes de l’époque.

La salle était muette et sans souffle, et tous les yeux étaient fixés sur la comédienne qui représentait Médée. C’était Manon Valoy, aimée, idolâtrée de la noblesse, mais surnommée tout bas par le peuple incrédule, la sorcière.

Sûre de son succès, elle apparut la tête haute, et parcourut la salle avec des yeux pleins de feu. C’était réellement une apparition divine et enchanteresse. Elle était chaussée de souliers à hauts talons rouges, ce qui faisait encore ressortir la petitesse de ses pieds. Une large robe de soie blanche transparente tombait sur ses hanches, et, en entourant sa taille, faisait briller sa finesse, tandis qu’une bande de velours brodé de fleurs de fantaisie bordait sa longue jupe et la partie supérieure de son corsage.

En ce moment, la Valoy ne portait pas les cheveux bouclés, comme lorsque nous l’avons vue la première fois; mais elle était coiffée à la mode antique, avec des bandelettes dorées. Ses cheveux formaient un simple nœud sur le sommet de sa tête; et, malgré sa sévérité, cette coiffure lui allait à ravir, car elle savait la porter. Du reste, elle aurait choisi tout ce qu’il y a de plus laid et de plus disgracieux comme parure, que cela n’eût pu déparer sa merveilleuse beauté.

Elle regarda dans la salle, pendant sa longue conversation avec sa sœur, et tous les yeux la suivaient avec avidité. Van der Werft aussi ne regardait qu’elle. Un peu penché en arrière, pour cacher sa figure dans l’ombre de la loge, il avait une main sous sa veste, posée sur sa poitrine, l’autre s’appuyait sur le velours de la loge; il ne cessait de regarder la comédienne, ses yeux semblaient rivés aux siens, comme s’ils eussent voulu la percer de leur feu.

Il respira d’abord bruyamment, puis il devint plus calme, et suivit attentivement la représentation. Quelque brillante que fût la comédienne, quelque pathétique que fût le héros de Jason, déclamant en bas de soie et en culotte bouffante finissant aux genoux, en casque romain et en fière perruque; quelque agréablement que l’argonaute Orphée chantât sa romance à Junon, en s’accompagnant sur la guitare; quelque surprenantes que fussent les machines; quelque belles que fussent les décorations, Van der Werft n’eut pas une autre pensée que celle de la Valoy. Toutes les personnes présentes éprouvèrent, du reste, le même effet. Dans une des loges d’avant-scène des coulisses se trouvait un groupe de jeunes gens, qui, par la diversité de leurs costumes, semblaient faire partie de la troupe. Trois d’entre eux portaient des perruques sous le casque antique romain, comme Jason, et étaient déjà en scène avec les argonautes Iféléus, Iphiklès et Orphée. Les autres étaient en costume de fantaisie et représentaient des tritons et des dieux marins. Ils ne faisaient pas partie de la troupe française; ils furent reçus par les spectateurs avec des marques de respect, et par les spectatrices avec gracieuseté. Le mieux costumé, qui formait le centre du. groupe, n’était autre que le jeune prince François-Ernest, le plus jeune fils du landgrave; les autres étaient les fils des premières familles nobles de la résidence.

Qu’on ne s’en étonne pas, cela se pratiquait ainsi dans les grandes cours où l’on représentait l’opéra italien. La noblesse regardait comme un honneur de figurer dans les chœurs à côté des chanteurs de profession. C’est pour cette raison que le prince Ernest-Louis avait joué le rôle de Titus dans la Bérénice de Racine, devant toute sa cour et ses sujets, à côté de la Valoy. Cela paraissait très naturel de voir figurer la noblesse à côté de la comédienne française. Tout cela faisait partie des plaisirs de la cour, et le peuple n’y voyait rien de choquant. Mais, à la cour de Darmstadt, ces habitudes étaient toutes nouvelles, et on les attribuait à une cause diabolique: on croyait au pouvoir surnaturel de la comédienne, dont la simple vue ensorcelait tout ce qui l’entourait.

–De Schack, dit le prince, en prenant doucement à part un de ses compagnons d’une taille moyenne, qui avait représenté Orphée et chanté la romance à Junon, je veux parler ce soir à Marion et l’accompagner jusqu’à sa maison, et tu viendras avec moi.

–Bobehhausen et Persius ont eu la même idée, monseigneur, répondit le jeune de Schack en souriant et parlant haut, afin que les autres seigneurs pussent l’entendre.

Ceux-ci s’approchèrent aussitôt.

–Moi aussi, reprit de Schack en s’inclinant, j’ai ce désir, et comme les autres, je ne serais pas fâché de causer seul avec notre belle; votre projet rencontrera donc bien des obstacles.

Le prince, avec des yeux sombres, regarda ses compagnons; mais ceux-ci ne se laissèrent pas intimider, et l’un des nobles tritons, nemmé de Miltitz, aux formes robustes, capitaine dans le régiment de Schrantenbach, s’écria d’un air mi-sérieux, misouriant:

–Je suis prêt à conquérir ce bonheur, quand je devrais mettre l’épée à la main, nul n’en doute, je suppose, messieurs?

Les mots: «Moi aussi, moi aussi,» se firent entendre de tous côtés. De Schack crut prudent de détourner la conversation.

–Que Manon décide, s’écria-t-il, et si ce soir, après la tragédie, elle choisit son cavalier, que celui-ci profite de ce bonheur tant désiré, sans qu’aucun de nous puisse s’en formaliser.

–Bien parlé, reprit le troisième argonaute, le jeune de Persius sous sa perruque brune, que Manon choisisse celui qui doit l’accompagner. Les autres, tout en désirant bien être à sa place, devront tenir leur parole sans en rappeler.

–Qu’il en soit donc ainsi, répondit le prince d’un air sévère, et comme la scène de Médée avec Jason tire à sa fin, nous allons communiquer notre décision à la Valoy.

–Écoutez ma proposition, dit le jeune de Schack en continuant, que chacun de nous donne à Manon son ruban, qui comme vous voyez est de couleur différente; à la fin de la représentation, celui dont elle portera le ruban à sa ceinture sera l’heureux mortel qui devra ramener la belle chez elle, quoiqu’il n’ait pas conquis la Toison d’or.

–Je le veux bien, s’écria de Miltitz, mais comme je dois entrer immédiatement en scène avec Glaukus et la princesse Hipsiphile, que l’un de vous prenne cette herbe verte, ce sera ma couleur.

Aussitôt il arracha de son vêtement jaune un des rubans verts qui imitaient un roseau.

De Schack le prit et promit de le remettre fidèlement avec le sien à la Valoy.

Les tritons et autres dieux marins firent de même, car le costumier du théâtre avait voulu essayer d’imiter différentes plantes aquatiques.

Pendant que les tritons se rendaient à leurs places respectives pour figurer dans le cortège du dieu marin Glaukus, que la princesse Hypsiphile, autrefois l’amante de Jason, devait introduire en Colchide, les trois argonautes se dirigèrent vers le fond du théâtre, où Médée devait paraître après la scène avec Jason.

L’actrice quitta enfin la scène. La représentation l’avait animée et ses yeux noirs brillaient d’un vif éclat, ses regards et son sourire étaient enivrants; elle aborda en les saluant les trois seigneurs qui l’attendaient, puis elle se laissa tomber dans un fauteuil style rococo, faisant partie des meubles du roi de Colchide. De Schack lui exposa gracieusement, en français, les souhaits et les désirs de la petite société. Quand il eut fini, il plia le genou et lui tenuit le ruban de chacun de ses camarades qui étaient en scène, nommant à chaque couleur le nom de celui à qui elle appartenait. Quand il eut épuisé la liste de ses camarades, il détacha lui-même le sien qu’il portait sur l’épaule et le lui tendit; il était rose, entouré de lisérés de diverses couleurs. Le prince, qui portait un casque doré, surmonté d’un nœud de satin blanc brodé, fit de même; puis vint le tour de Persius. Celui-ci, revêtu de couleurs sombres, représentait un sage; son nœud de rubans était démesurément grand, d’un gris argenté comme les cheveux de sa perruque. Valoy accepta en riant les divers rubans, et regardant fixement ces messieurs, elle leur dit d’un air narquois:

–Ce que vous me demandez, messieurs, est peu galant, car le moindre de vos rubans pourrait faire tort à ma superbe fontange.

En disant cela, elle tira de la masse un ruban rose, celui de Schack, et l’élevant entre ses doigts fins et modelés jusqu’à sa tête, elle dit finement à celui à qui il appartenait:

–Il ne convient pas que la princesse de Colchide Médée, pour se rendre à son palais, rue du Jardin-des-Poires, soit accompagnée par un seul cavalier. Pour ces deux raisons, qui me paraissent justes, je ne puis satisfaire au désir de ces messieurs.

Aussitôt de Schack, tout en causant, détacha tous les rubans roses qui ornaient son casque, et les jeta à Marion. Persius fit de même, puis le prince suivit leur exemple, mais d’un air plus grave et plus réfléchi.

Les trois tritons venaient juste de terminer leur petite scène, et comme c’était là tout ce qu’ils avaient à faire pendant le cours de la représentation, ils s’étaient approchés, et avaient vu et entendu ce qui venait de se passer; ils dépouillèrent leurs maillots de tous les rubans qui les ornaient, ce qui rendit leur costume un peu nu et un peu leste, et jetèrent, comme leurs compagnons, tous leurs rubans à la sorcière, de sorte que celle-ci se trouva littéralement écrasée sous des rosettes et des rubans de toutes couleurs.

Manon se leva en riant, et se secouant, elle dit:

–C’est trop de parures, messieurs, c’est trop. Si je voulais orner ma tête de tous ces rubans, ce serait le meilleur moyen de m’éviter pour ce soir la peine d’être accompagnée par un seul ou par vous tous; car vous ne me regarderiez plus comme Valoy-Médée, mais comme un épouvantail à moineaux; mais je n’en ai pas la moindre envie, car je ne suis pas encore disposée à quitter mon rôle d’enchanteresse, ou plutôt de sorcière, comme le peuple se plaît à m’appeler. Je me sens, au contraire, disposée à ensorceler plus que jamais tous ceux qui sont dans la salle.

–Termine ce jeu, Manon, reprit le prince d’un ton grave et avec passion; il faut que cela finisse. Tu nous as déjà tous ensorcelés et captivés; aucun de nous ne peut se vanter que tu lui aies accordé un regard bienveillant ou un regard d’amour. Tu as embrasé nos cœurs d’une ardente passion, et tu ne fais rien pour l’éteindre. Ce n’est plus supportable. Choisis l’un de nous pour ton cavalier, et les autres devront se soumettre à ton choix. Oui, se soumettre, reprit-il en regardant ses compagnons avec un regard provocateur. Ou, si tu ne veux pas choisir, eh bien! que nos épées décident!

–Bien parlé, prince, s’écria hardiment et gaiement le triton Miltitz, et je suis à vos ordres. Le jardin qui est près d’ici offre assez d’endroits couverts et silencieux, pour vider cet intéressant combat.

–Arrêtez, messieurs, dit la belle comédienne d’un ton sévère sous lequel il y avait quelque ironie, ce serait affreux... Non!... du sang, et surtout du sang princier, ne doit pas être versé pour un nœud de rubans! Ne songez-vous pas que Jason aurait quelque regret de me perdre aujourd’hui, quoique la conquête de la Toison d’or lui paraisse préférable à la princesse Médée avec tous ses enchantements?

–Les droits de Jason expirent à la chute du rideau, reprit vivement de Schack.

–Et monsieur de Schack voudrait bien prendre sa place. La Toison d’or est, au fond, ce qu’il désire le plus. Médée ne serait plus rien pour lui, reprit Manon en regardant fixement le jeune seigneur.

–Mettez-moi à l’épreuve, reprit d’un air grave celui à qui s’adressaient les paroles de la comédienne, et vous me trouverez aussi fidèle qu’Orphée que je représente ce soir et qui, comme nous le savons tous, alla chercher sa bien-aimée jusque dans les enfers. Ce que j’avance, je suis prêt à le prouver, avec ma lyre et mon épée. J’espère que parmi ces messieurs personne ne doute de ma parole.

Ses yeux pénétrants, en disant ces mots, se tournaient vers les seigneurs où il ne rencontra partout que des regards irrités.

Déjà de vives paroles étaient échangées, la querelle s’envenimait et allait finir par un éclat, lorsque la jeune comédienne coupa court à ce tumulte par ces mots prononcés d’une voix enchanteresse:

–Donnez-moi vos rubans, messieurs, je vais réfléchir à celui qui conviendra le mieux et fera ressortir davantage la fontange que je dois mettre dans la dernière scène, et je choisirai. Maintenant, laissez-moi, je vous prie, car le troisième acte est commencé et je dois vaincre mon rival, le dragon, qui assiège le bien-aimé de mon cœur. J’espère ensuite triompher de la discorde qui s’est glissée parmi vous.

En disant ces paroles, Manon s’inclina avec grâce et s’éloigna du cercle de ses adorateurs.

Quelques-uns d’entre eux cherchèrent leur rosette au milieu des rubans qui gisaient pêle-mêle à terre pour la porter dans la loge de la comédienne, espérant que celle-ci en choisirait une pour la dernière scène. C’était un choix qui ne devait faire qu’un heureux et bien des malheureux, et ne rétablirait certes pas l’harmonie parmi ces jeunes seigneurs pleins de feu et de passion.

Lequel sera l’heureux mortel?

La représentation avait impressionné tout le monde dans la salle; la partie du public qui ne connaissait pas assez le français pour s’intéresser aux vers sonores de Corneille, à ses rimes pathétiques, se réjouissait de la vue des décors, des machines et des trucs, et ce public avait raison, car jamais à Darmstadt on n’avait rien vu de pareil.

La tragédie fut jouée sans aucune interruption et le rideau ne tomba pas pendant les entr’actes. Comme au coup de baguette d’un enchanteur, le jardin du premier acte, avec ses statues dorées et ses bosquets, s’était changé en un paysage sombre sur le rivage du Phasis, que les décorateurs avaient représenté avec des rochers arides et de noirs souterrains. Sur ce fleuve même on voyait le dieu marin Glaukus, richement vêtu et entouré de tritons, dont nous connaissons déjà plusieurs. Les uns apparurent sur des coquillages transparents, les autres nageaient, enfin quelques-uns, en compagnie de sirènes, conduisaient au rivage, dans une coquille resplendissante d’or et d’argent, la princesse Hypsiphile, délaissée par Jason; une brillante musique accompagnait tout ce cortège.

Ce décor avait, au troisième acte, fait place au palais du roi Ætès, dont le style rococo était vraiment merveilleux. L’on y voyait des colonnes taillées dans les plus belles pierres, couronnées par des terrasses avec des balustrades ornées de vases en riches porcelaines.

Des guirlandes, ornées de rubans de soie et de fleurs, entouraient la base des colonnes, puis se rele vaient en serpentant jusqu’au faîte. Sur le devant on voyait une statue dorée, tandis que l’intérieur était garni de divers meubles sculptés, tels que fauteuils et tables. A l’arrière plan apparaissaient des jardins à perte de vue.

Ce séjour brillant aurait pu ne pas être approprié au véritable roi de Colchide, mais il convenait à merveille pour le roi actuel, qui se montrait au public en culotte courte et en bas de soie blancs.

Au coup de baguette de Médée, cette superbe salle s’était transformée tout à coup en un palais effrayant entouré de précipices. Ce décor était bien digne d’un poète de l’époque et d’un peintre de fantaisie; eux seuls pouvaient inventer quelque chose de pareil. Heureusement que cet aspect sauvage ne dura pas longtemps et qu’il fit bientôt place à l’amour.’

C’est par ces merveilles que furent captivés ceux qui ne-comprenaient pas le français et n’étaient pas façonnés aux usages de la cour.

Ils furent émus par le talent de la princesse Médée. Celle-ci, par sa beauté surprenante, avait répandu un certain charme sur tout le public qui l’écoutait. Les autres comédiennes, représentant Junon, Pallas, Iris et les princesses Chalioppe et Hypsiphile, qui auraient pu passer pour belles lorsqu’elles étaient seules, étaient entièrement éclipsées dès que parais sait la Valoy. Il n’était pas possible de rêver un plus parfait ensemble de forme et de visage. Les vêtements baroques d’alors ne déparaient nullement son beau corps; ses épaules et ses bras, qui étaient nus, montraient des lignes pures et des formes distinguées d’une fraîcheur éblouissante. L’ovale de son merveilleux visage ressortait librement sous des cheveux flottants. Sa bouche finement taillée et ses lèvres fraîches avaient un sourire triomphant, et exprimaient, selon la circonstance, la fierté ou le dédain. Ses yeux noirs, que de longs cils semblaient voiler à demi, brillaient tantôt de bonheur et d’amour, lançaient alternativement des éclairs de colère et de haine. On ne pouvait vraiment la regarder sans être troublé, et l’on était forcé de reconnaître sa puissance et de s’incliner.

Avec une telle beauté, son jeu et sa diction ne pouvaient qu’être irrésistibles; les changements de sa physionomie s’opéraient sans transition brusque, tant elle était admirablement douée par la nature. Quoiqu’elle eût dépeint son amour à Jason avec une rare perfection, elle fut plus belle encore dans sa scène de jalousie, quand elle se vit délaissée pour la conquête de la Toison d’or, et qu’elle reconnut une rivale en Hypsiphile. Comme elle sut dépeindre le bonheur débordant de son âme quand Jason revint à elle, les terribles angoisses se glissant, comme les ombres de la nuit, dans son cœur, à la pensée qu’il pourrait la tromper, s’il ne l’aimait pas réellement autant qu’elle l’adore!

Toutes ces passions, représentées par une figure aussi resplendissante que celle de la Valoy, impressionnèrent vivement tous les spectateurs, nobles ou bourgeois, et le prince lui-même ne put la quitter des yeux.

La voix du peuple, qui l’avait nommée sorcière, n’avait vraiment pas tort, car la puissance de sa beauté, rehaussée par la scène, avait réellement quelque chose de diabolique et d’enchanteur auquel personne ne pouvait résister.

Tous ceux qui la connaissaient déjà éprouvèrent de nouveau ce sentiment, et elle charma de même ceux qui la voyaient pour la première fois. Mais celui qui parut le plus profondément touché, fut, sans contredit, l’étranger Van der Werft.

Il fut heureux que Blanche, attentive à la représentation, n’eût pas le temps d’observer son père. Si elle l’eût fait, elle aurait vu avec étonnement les émotions diverses qui s’étaient emparées de lui et se reflétaient sur son visage, si froid d’ordinaire.

Blanche elle-même en dehors de la représentation, avait trouvé quelque chose qui avait attiré son attention. Au début de la tragédie, elle s’était aperçue que son père regardait particulièrement le jeune musicien qui tenait le clavecin.

Elle l’aurait bien questionné au sujet de ce joli jeune homme, mais la pièce commençait, et elle avait dû faire taire sa naïve curiosité. Chaque fois que des tirades un peu longues se présentaient, elle regardait attentivement et aussi longtemps que possible le jeune maître de chapelle, qui se trouvait en face d’elle, pour deviner, s’il était possible, ce qui en lui pouvait tant intéresser son père.

Malgré tous ses efforts pour trouver quelque chose, elle ne put rien découvrir. Elle vit seulement que le jeune homme avait une figure agréable, et surtout des yeux très expressifs, qui, de temps en temps, se levaient sur elle, et l’observaient plus longtemps qu’il n’est d’habitude de le faire.

Les regards que Blanche lançait sur lui et sur son clavecin avaient attiré l’attention du musicien, qui ne prit guère plus garde à ce qui se passait sur la scène, par la raison bien simple que tout ce qu’il voyait lui était déjà connu, et que la personne qui tenait sous son charme tout ce grand monde était sa sœur. De temps en temps, il regardait dans la salle, et ses yeux rencontrèrent–pour cela il n’avait besoin que de lever les yeux–ceux de la jeune fille curieuse qui était en face de lui.

Comme Blanche avait aussi un air enchanteur, mais pris dans un autre ordre que celui de la Valoy, le frère de la comédienne, qui était le seul dans la salle dont le cœur n’eût pas battu plus vite aux enchantements de Médée, ne se fit pas faute d’observer de plus en plus la jeune fille.

Bientôt il dut s’avouer que sur toute la terre, du moins dans les pays où il avait voyagé, en France comme dans la Hesse, il n’avait jamais rencontré une figure aussi délicieuse. Ceci se reflétait clairement dans ses yeux doux, et Blanche rougissait quand leurs yeux se rencontraient, ce qui, du reste, en pareille circonstance, était fort naturel.

Elle fut donc obligée de regarder moins ouvertement le beau clavecin et le musicien; mais il s’en suivit qu’à partir de ce moment elle le fixa tout autant, mais à la dérobée.

Ce petit amusement naïf l’empêcha de ressentir les effets de la passion avec laquelle, dans son innocence, elle commençait à jouer.

Cependant tout ce que Blanche ressentit dans ces courtes heures égara tellement sa tête et son cœur, qu’elle respira profondément quand, à la fin du quatrième acte, la toile tomba pour la première fois.

Une grande scène entre Médée et Jason avait terminé cet acte, dans lequel l’enchanteresse avait dépeint sans réserve au héros grec sa brûlante passion. Tantôt elle s’exprimait avec une expression indescriptible de langueur et d’amour, tantôt avec feu et énergie. Elle toucha presque le cœur froid de Jason, et sa fougue ordinaire entraîna et fascina les spectateurs, qui étaient tous dans le ravissement.

La cour ainsi que les personnes présentes se levèrent. Entre le quatrième et le cinquième acte, on devait danser la première partie d’une danse qui terminait la deuxième moitié de la représentation, et pendant ce temps la cour pouvait sans gêne causer à haute voix et se rafraîchir, en attendant le commencement du ballet. Van der Werft s’était levé aussi; il avait besoin d’air pour rafraîchir son sang échauffé et pour cacher en même temps à son enfant la flamme qui le dévorait. Le hasard lui vint fort en aide en cette circonstance: Blanche le pria, avec un visage empourpré et d’un air confus, de la ramener à la maison, prétextant que le théâtre, qu’elle voyait pour la première fois, l’avait animée et fatiguée, et qu’elle éprouvait un grand besoin de repos.

Ils quittèrent aussitôt leur loge, et comme leur demeure sur le marché n’était pas loin du théâtre, que la soirée était belle et le ciel pur, ils firent un long détour pour rentrer.

Blanche, toute à ses impressions, marchait silencieusement à côté de son père, espérant retrouver, dans la solitude de sa petite chambre, le repos qui avait si subitement et pour la première fois abandonné son cœur.

L'odyssée d'une comédienne

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