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II
LA NOUVELLE PATRIE

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Table des matières

Le lendemain matin, le gardien de la porle, Ostheimb, était dans son bureau, au Nenthor, et faisait la liste de tous les étrangers qui étaient arrivés à Darmstadt pendant la journée du1er mai de l’an1715.

Quand il eut inscrit qu’il était entré: à la Couronne, un homme et deux femmes de Saxe; à l’Ange, trois ouvriers teinturiers et un marchand d’huile du Tyrol; à l’Homme-Sauvage, M. le curé de Rohrbach; à la Grappe, deux voitures de marchandises de Francfort, M. Van der Werft et sa jeune fille, venant du côté du Palatinat, il ajouta en marge: «Ce monsieur me paraît plutôt un seigneur venant de l’étranger qu’un simple bourgeois; il doit s’appeler de Werft et non pas Van der Werft, quoiqu’il ait répondu d’un ton maussade à plusieurs de mes questions, qu’il s’appelle Van der Werft; j’en doute justement à cause de sa manière cavalière de me répondre. Dans les autres auberges logent, etc., etc.»

Cette liste intéressante était apportée chaque matin des quatre portes de la ville au château du landgrave, ce qui prouve clairement que le prince s’intéressait et s’occupait sérieusement de ce qui se passait dans sa capitale.

Tandis que le prince parcourait cette liste et s’arrêtait aux observations du commis de la ville sur le gentilhomme étranger, ce dernier avait une conversation sérieuse avec Georges Hanz, le propriétaire de l’hôtel de la Grappe, qui allait de cette manière savoir à quoi s’en tenir sur son hôte.

Van der Werft dit à sa fille, le soir même de son entrée à Darmstadt, que les environs et la ville lui plaisaient, et que, si cela lui convenait aussi, il chercherait une maison simple et confortable, et qu’alors il serait disposé à s’arrêter et à se fixer dans cette résidence. Blanche accueillit cette nouvelle avec joie, car tout ce qu’elle apercevait de sa fenêtre flattait sa vue. Tout d’abord, près de la maison, une riante allée de tilleuls qui allait se perdre plus loin dans une sombre forêt de sapins, charmait ses yeux; de l’autre côté, elle apercevait un superbe jardin, avec de jolies plates-bandes de fleurs, coupées par des allées gracieuses, entourées de haies bien taillées: plus loin, enfin, on pouvait voir la forêt fraîche et verte qui semblait continuer ce jardin bien dessiné. Elle était si heureuse en ce moment, que, pour la première fois depuis longtemps, on pouvait apercevoir sur son visage une joie sans mélange. Tout lui paraissait riant, jusqu’aux maisons en forme de caserne, surmontées de lourdes mansardes. qui s’étendaient des deux côtés de l’hôtel qu’elle habitait.

Elle se reposait, heureuse et calme, voyant déjà dans son imagination les jours de bonheur qu’elle allait pouvoir passer paisiblement près de son père.

Celui-ci, quoique toujours sombre et distrait selon son habitude, paraissait cependant heureux de la joie de son enfant.

C’est ainsi que nos deux voyageurs passèrent leur première soirée et leur première nuit dans la petite ville qui allait devenir pour eux, momentanément du moins, une nouvelle patrie.

Le lendemain matin, Van der Werft s’informa près de l’aubergiste s’il pensait que l’on pût trouver à louer dans la ville une maison confortable avec un jardin, car il se proposait d’y passer l’été et l’hiver suivant, et peut-être même d’y séjourner plus longtemps, si la ville lui convenait. Georges Hanz réfléchit longtemps, tout en retournant son bonnet entre sesdoigts ou en se grattant le nez, pour tâcher de trouver une réponse convenable à la question qu’on lui adressait. Après mûr examen, il finit par dire à M. Van der Werft qu’il ne trouverait pas dans tout Darmstadt la maison qu’il lui demandait, àmoins qu’il ne parvînt à obtenirdu prince le grand immeuble sur le Marché, qui avait servi autrefois de maison de perception; cette bâtisse était libre pour le moment et répondait à tout le confortable que paraissait désirer notre voyageur. Van der Werft fut satisfait de cet avis, et après s’être fait décrire la maison et donner le nom de l’intendant qui pouvait en disposer, avec l’autorisation du prince, bien entendu, il se mit tout de suite en route pour chercher M. Gmelin (ainsi s’appelait l’intendant), au château du landgrave, où il devait se trouver en ce moment.

Ce château, ancien bâtiment composé d’une rangée de plusieurs constructions ajoutées les unes aux autres à diverses époques, était alors entouré d’un large fossé plein d’eau, sur lequel s’ébattaient plusieurs cygnes, où croissaient de nombreuses plantes aquatiques.

Trois ponts servaient d’entrée au château. Le premier de ces ponts, qui se présenta à notre étranger, ne pouvait être franchi par tout le monde. Van der Werft fit le tour du fossé et inclinant à gauche, il se trouva bientôt sur la place du Marché, qui était entourée de vieilles maisons à pignons sculptés appartenant pour la plupart au XVIe siècle; Là, il parvint par un second pont dans l’intérieur du château, après avoir dit toutefois au mousquetaire qui en gardait l’entrée qu’il désirait parler à l’intendant du prince; on lui désigna une maison surmontée d’une tour avec une cloche, et bientôt il se trouva devant la personne qu’il demandait.

M. Gmelin était un homme gros et court, coiffé d’une énorme perruque blanche, ayant l’air imposant; il écouta en silence la demande de l’étranger, et répondit qu’il n’y voyait rien d’impossible: cette maison qui était vide et ne servait pas depuis quelque temps, avait été louée autrefois par des gens distingués; seulement, il lui fallait le consentement officiel de son maître. Van der Werft le pria de le demander tout de suite, et, après avoir ajouté à l’homme aux cheveux blancs qu’il était prêt, si toutefois la maison lui convenait, à verser à la trésorerie du prince la somme du loyer d’une année, il lui demanda également protection pour sa personne et le droit de séjourner dans ladite ville. M. Gmelin se mit immédiatement en route pour parler à son souverain de cette circonstance peu ordinaire pour la ville. Van der Werft n’attendit pas longtemps le retour du vénérable intendant. Celui-ci apportait en même temps la concession et le droit de séjourner à Darmstadt, et la nouvelle qu’une audience serait accordée à l’étranger par le landgrave sitôt que le bail de location serait conclu. C’est un honneur dont il n’est pas digne, pensait intérieurement l’intendant. Puis, les deux hommes se levèrent pour visiter la maison.

Elle était située sur le marché à droite du château, et formait une des plus belles habitations de ce temps; Van der Werft, du reste, l’avait déjà remarquée lors de son entrée.

Au-dessus du parterre et sur une large entrée s’élevait le premier étage, orné de cinq fenêtres hautes et larges, ayant de petits carreaux entourés entièrement de plomb. Un pignon élevé et sculpté formait au milieu un toit qui dépassait en saillie tout le bâtiment. La maison se composait d’une rangée de constructions séparées, mais dépendant cependant les unes des autres, qui s’étendaient jusqu’au fond de la cour et du jardin. Au rez-de-chaussée, du côté du marché, il y avait deux, chambres, plus une cuisine et diverses autres pièces; dans les constructions attenantes, il y avait écurie, remise et des bâtiments pouvant servir de serres. Au premier étage, se trouvait une belle salle, assez vaste, tapissée de papier peint assez convenable, et un cabinet plus petit, où l’on pouvait au besoin coucher.

Ces deux pièces étaient munies de deux énormes cheminées dont l’entourage et les ornements avançaient démesurément.

Enfin, donnant sur le jardin, se trouvait encore une longue file de chambres et de cabinets communiquant ensemble au moyen de corridors et de galeries. La dernière de ces pièces, à laquelle on arrivait par un escalier étroit, était autrefois une grande salle dont les trois fenêtres donnaient sur un jardin très vaste; elle avait un balcon étroit, dont la balustrade en bois paraissait alors dans un triste état. La fenêtre du milieu servait en même temps de porte, par laquelle on se rendait sur ce petit balcon.

Cette chambre se trouvait dans la partie la plus ancienne du bâtiment.

On y remarquait surtout un grand ciel de lit, soutenu par d’énormes colonnes, qui pouvait plutôt servir de toit à une maison que garantir un lit. Un vieux papier à moitié effacé par le temps, représentant toutes sortes de figures bizarres, couvrait les murs et tombait en lambeaux, ce qui donnait à l’appartement un aspect désagréable et mystérieux.

Le jardin dans lequel M. Gmelin conduisit l’étranger pouvait passer pour très grand. Il était dessiné dans le goût français, avec de nombreuses allées, des parterres et des plates-bandes; les arbres n’avaient pas été taillés depuis longtemps; enfin tout avait un aspect négligé.

Il contenait en outre quelques pièces d’eau et plusieurs grottes. Les deux côtés de ce jardin qui touchaient à la ville étaient couverts de plants de vignes; lé troisième côté venait aboutir à la cour et aux jardins des maisons en forme de caserne, parmi lesquelles se trouvait l’auberge de la Grappe, où Van der Werft était descendu.

Au bout du jardin, un petit bâtiment carré ressortait au milieu des autres; celui-ci était appuyé à une muraille massive et peu étendue, terminée par une tour blanche qui s’élançait vigoureusement vers le ciel. M. Gmelin expliqua à l’étranger que cette imposante maçonnerie était un reste des anciennes fortifications de la ville, ainsi que le petit bâtiment carré peint en blanc.

Depuis quelques années, cette tour avait été rebâtie par ordre du landgrave, qui lui avait fait donner sa belle couleur blanche, et peindre en briques l’entourage de ses nombreuses fenêtres, ce qui la rendait fort agréable à la vue.

–C’est ce qui fait, dit M. Gmelin, qu’on la nomme généralement «la Tour blanche,» nom qu’elle conservera probablement toujours.

Pendant que les deux visiteurs s’occupaient encore des constructions, Van der Werft fut tout à coup surpris par une joyeuse fanfare de trompette, qui paraissait sortir d’une des fenêtres de la tour. En levant les yeux, il reconnut immédiatement sa connaissance de la veille, l’homme à la capote blanche, qui, se penchant à la fenêtre, s’inclina devant lui.

Van der Werft témoigna le désir de rendre visite au vieux dragon dans sa demeure. M. Gmelin lui répondit qu’il ne pouvait satisfaire son désir, parce qu’il n’existait pas de communication entre cette tour servant de prison et le jardin de la maison princière.

Van der Werft dut se contenter de cette explication.

Après avoir visité minutieusement la maison, l’étranger déclara qu’elle lui convenait parfaitement, et le jour même, l’intendant du prince reçut une somme raisonnable en or, pour le loyer de l’immeuble avec toul ce qu’il contenait, soit en meubles, soit en ustensiles de ménage; le tout pour un an.

Pour terminer l’affaire, le bail fut remis au locataire, sous pli et scellé, ainsi que toutes les clefs des appartements.

Il ne s’agissait plus que de s’y installer le plus commodément et le plus vite possible.

La maison; quoique meublée (dans la belle chambre du premier étage se trouvait même un clavecin peint et doré), manquait de bien des choses, principalement de ce qui est nécessaire à une jeune personne.

Après le repas, on aperçut Van der Werft assis dans un bosquet, la main dans la main de sa fille, paraissant calme et heureuse, et, devant lui, à une distance respectueuse, le joyeux trompette, que l’étranger avait fait venir, afin de lui donner quelques conseils pour l’installation de sa nouvelle maison.

Le vieux Balzer avait été si enchanté d’apprendre que son nouveau voisin était cet étranger qui invitait les braves gens à goûter ce fameux vin de France si agréable au palais, qu’il se proposait de travailler de tout cœur, d’être fidèle et intègre pour le nouveau propriétaire, et de pourvoir à tout ce qui manquait; ce fut du reste ce qu’il promit en quittant le bosquet.

Bientôt parurent dans la vieille maison, sous la surveillance de Balzer, peintres, menuisiers, tapissiers, et tout ce que l’on put trouver en beaux meubles y fut apporté et emménagé.

L’étranger était très riche et ne s’inquiétait guère de l’argent. La cave aussi fut pourvue du nécessaire et même du superflu, ce qui ne réjouit pas peu l’âme du musicien qui paraissait assez sujet à avoir soif.

Van der Werft et Blanche s’étaient attachés de plus en plus à cet homme plein de cœur; aussi, dans le courant de la journée, tandis qu’ils examinaient tous deux la maison, Balzer leur montra avec fierté et satisfaction tout ce qui y avait été apporté, changé et transformé. L’étranger prit le trompette à part et lui demanda tout à coup s’il avait bien pensé au plus nécessaire, c’est-à-dire à un serviteur fidèle.

–Certainement, j’y ai pensé, et plus d’une fois, répondit le vieux en remuant son tricorne; mais je n’ai pu rien trouver qui pût faire votre affaire. Dans tout Darmstadt, je ne connais qu’une personne qui pourrait remplir un tel poste et qui s’en acquitterait fidèlement, et cette personne espère que Votre Excellence, ainsi que sa charmante fille, en seront contents.

Le vieux dragon s’exprima avec un peu de trouble, mais en même temps d’un air souriant. Van der Werft faisait semblant de ne pas comprendre et de chercher où pouvait percher cet oiseau rare, lorsque Balzer, le regardant fixement, lui dit d’un air humble que c’était lui.

–Oui, reprit Van der Werft, c’est bien vous que je préférerais, mais cela me paraît impossible. Vos occupations diverses doivent vous en empêcher; puis vous restez trop loin de ma demeure. Si votre tour et mon jardin avaient une communication, vous seriez parbleu bien vite chez moi.

–Si Votre Excellence n’y voit pas d’autres obstacles, reprit Balzer d’une voix mystérieuse, on pourrait y remédier. Pour les courses que j’ai à faire hors de la ville, je puis trouver des aides, et j’ai le droit d’en prendre, pour veiller sur les prisonniers; Dieu merci, il n’y en a pas en ce moment dans la tour. Quant à la communication entre le jardin et ma tour, M. l’intendant s’est trompé entièrement quand il a soutenu qu’il n’en existait pas; mais au nom du ciel qu’il ne le sache pas, qu’il ne s’en doute même jamais! Je me suis frayé un chemin secret, et plus d’une fois, par une belle nuit, je suis descendu dans le jardin–seulement pour respirer l’air–et si parfois j’ai soulagé les arbres et les vignes de leurs charges trop lourdes, je ne l’ai fait que dans une bonne intention, car sans moi ces fruits superbes auraient pourri ici, puisque dans les dernières années la maison et le jardin n’étaient pas loués et que personne ne s’en occupait: j’ai eu pitié d’eux.

Le sévère Van der Werft ne put s’empêcher de rire de la rouerie du vieux malin, et comme l’obstacle n’existait plus, il accepta de bon cœur l’offre du trompette.

Il fut convenu entre eux que Balzer remplirait, dans la nouvelle installation, les fonctions de chambellan et d’intendant. Il avait la liberté de prendre des ouvriers, des jardiniers, tant qu’il le jugerait utile, afin d’entretenir la maison et le jardin, puis il devait trouver pour Blanche une servante convenable, qui demeurerait dans les chambres basses de la maison, et préparerait les mets sous la surveillance de la jeune fille. Balzer obtint plein pouvoir afin de la trouver et de l’arrêter.

Le vieux dragon, ne se possédant pas de joie, promit de s’occuper de tout et pour le mieux.

Le lendemain, Van der Werft l’envoya en chaise de poste porter une lettre à Francfort. Cette mission était adressée à la grande maison de commerce et de banque de Neufville, et l’on remit au porteur contre la lettre un sac plein d’or, sur le contenu duquel Balzer s’étonna grandement.

Là il apprit, après diverses demandes indiscrètes, que Van der Werft était des Pays-Bas et parent de la grande maison portant le même nom, établie à Anvers, et qu’il devait être très riche. Cela parut plutôt tranquilliser le vieux que l’étonner.

C’est ainsi que, grâce à l’argent de l’étranger, dont il ne se montrait guère avare, la nouvelle installation fut bientôt terminée, et qu’environ huit jours après le père et la fille purent quitter l’auberge de la Grappe, au grand déplaisir de l’hôtelier Georges Hanz, et entrer dans leur nouvelle demeure.

La vieille maison du marché s’était transformée pour recevoir ses nouveaux hôtes, et s’il y faisait encore un peu sombre, les arrivants parurent cependant satisfaits de son intérieur.

Fasse le ciel qu’elle devienne pour la charmante enfant ce qu’elle espère–une nouvelle patrie–et que le père y trouve enfin le repos qu’il paraît chercher depuis si longtemps, disait-on.

L'odyssée d'une comédienne

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