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V
NOUVELLES AVENTURES DE LA PRINCESSE MÉDÉE QUEL FUT LE VAJNQUEUR DE LA TOISON D’OR
ОглавлениеL’ancien manège dans lequel se trouvait le théâtre était situé dans un coin du grand château, qui s’appelait le Jardin du Seigneur, et touchait, d’un côté, à la rue des Poires, le deuxième des faubourgs de la résidence du landgrave. Là étaient l’entrée et la sortie des spectateurs ordinaires. Une seconde entrée, plus près du château, existait pour les nobles hôtes, par le jardin du souverain; celle-ci était réservée à la cour et servait en même temps aux comédiens.
Une grande grille de fer, d’un travail remarquable, séparait cette partie du jardin de la ville.
Van der Werft, après avoir reconduit sa fille chez lui, se dirigea de ce côté. Le mousquetaire qui était de faction à la grille laissa passer sans difficulté l’étranger au maintien imposant, pensant qu’il faisait partie de la cour, ou était même un de ses nobles hôtes.
En sortant de l’ombre épaisse des arbres qui garnissait ce coin du jardin, le père de Blanche fut ébloui en rentrant au théâtre par l’éclat des bougies qui brûlaient dans le vestibule servant d’entrée principale à la salle.
A l’autre bout de ce long bâtiment, se montraient également des lumières indiquant un couloir menant à la scène. Là se trouvaient des chaises à porteurs de toutes sortes, des carrosses superbes, et, appuyées près du mur, sur de hauts bâtons dorés, des lanternes de toutes les couleurs destinées à éclairer les grands personnages.
Porteurs, chasseurs, courriers, étaient pêle-mêle dans le vestibule, tâchant d’écouter et d’apercevoir le superbe coup d’oeil de la salle.
Sous les arbres, à l’entrée des coulisses, se trouvait également une chaise à porteurs, mais à celle-ci, les bougies étaient allumées; les porteurs se tenaient à côté, prêts à faire leur service, signe certain qu’une des comédiennes devait bientôt quitter le théâtre.
Van der Werft jugea prudent de s’approcher de cette partie du bâtiment. Il s’avança doucement, sous l’ombre des arbres, comme pour faire le tour du théâtre. Quand il eut fait quelques pas, il vit une rangée de fenêtres éclairées, qu’il reconnut pour les loges des comédiens.
Il s’approcha lentement; ses yeux cherchèrent la loge de la Valoy, car son cœur, son âme ne songeaient qu’à elle et ne s’occupaient que d’elle.
De temps en temps, des paroles entrecoupées sortaient de ses lèvres. La passion qui torturait cet homme dans la force de l’âge devait être terrible. Dans le profond silence de la nuit qui l’enveloppait, il semblait accablé sous le poids de mauvaises pensées qui le reportaient à d’autres temps. Il se revoyait plus jeune de vingt ans, dans toute la fougue de l’âge où une pareille passion remplissait son cœur et son être. Son imagination lui reproduisait fidèlement sous des couleurs diverses toutes les circonstances d’alors.
–Manon, s’écria-t-il d’une voix brisée et terrible, une fois tu m’as trompé..., une fois tu m’as échappé...; maintenant que je t’ai retrouvée, je ne te quitte plus. Je te veux comme otage de toutes les souffrances que j’ai endurées pour toi... Tu seras à moi... dussé-je encore une fois me donner au diable... et devenir meurtrier... Oui, tu m’appartiendras, reprit-il tout à coup en respirant profondément, et avec ses poings crispés il se frappait le ront, comme s’il eût voulu refouler dans son cerveau de terribles pensées.
En même temps, il s’appuya contre la muraille, car toute sa personne semblait brisée. Sa poitrine soufflait bruyamment, et ses doigts crispés pressaient son front.
Tout à coup il s’arrêta, immobile et glacé; il regarda dans la nuit profonde. La partie supérieure de son corps se redressa petit à petit, et, la figure penchée en avant, il allongea lentement les deux bras vers un point noir que ses yeux brûlants semblaient fixer, et presque fou de douleur, il s’écria:
–Ha!... c’est là qu’il est, baigné dans son sang... avec une blessure béante au cœur... Et là... là... Manon... Manon...
Au même moment, comme pour jeter un défi à ses paroles stridentes, retentit un rire frais qui paraissait appartenir à une femme et sortir de la pièce éclairée sous laquelle se trouvait l’étranger. Pendant un moment, Van der Werft écouta convulsivement; il avait bien reconnu la voix de la rieuse; puis il répéta encore une fois machinalement:
–Manon!...
Et son corps tomba brisé, inerte, au pied de la muraille couverte par l’ombre du bâtiment. Le malheureux resta quelque temps par terre sans connaissance. Lorsqu’il se réveilla, il entendit tout près de lui comme un concert de menaces, et au milieu de ces cris une voix de femme qui lui était parfaite ment connue. En un instant il fut debout, et se secouant la tête pour tâcher de refouler le passé qui venait de se dérouler sous ses yeux, il reprit son sang-froid et écouta. Son calme et sa présence d’esprit habituels lui revinrent aussi vite qu’ils l’avaient quitté; alors, la main sur la garde de son épée; il avança avec précaution sous les arbres, vers l’endroit où il entendait des voix confuses.
Avant d’aller plus loin, jetons un nouveau coup d’œil sur la scène.
La première partie du ballet était finie, la cour et ses invités s’étaient reposés et rafraîchis; alors commença le dernier acte de la tragédie. Le jeune prince et les autres seigneurs l’avaient attendu impatiemment, car c’était dans cet acte que la comédienne devait choisir son cavalier.
La scène représentait le lieu sacré où Æétès gardait la Toison d’or. Ce trésor était suspendu à la cime d’un grand arbre, tandis que des trophées d’armes de toutes sortes, dédiés au dieu de la guerre, pendaient aux branches environnantes. Dans le lointain, un peu sur le côté, on apercevait le fleuve Phasis, avec le bateau argonaute tout prêt pour le départ. Jason et trois argonautes se présentèrent sur la scène et regardèrent le haut du théâtre, où Médée, sur une machine représentant le dragon, devait apparaître avec le ruban choisi par elle. Les trois tritons attendaient avec impatience dans la coulisse. Ils avaient repris leurs costumes militaires.
Enfin la fameuse machine disparut; le monstre s’avança, monté par Médée dans une pose poétique et gracieuse. Un juron allemand sortit de la poitrine du ci-devant Miltitz et vint couper les beaux vers de Corneille, pendant que les autres seigneurs se regardaient confus.
Les trois argonautes en scène avaient aussi été vivement impressionnés par l’apparition de Médée. Le jeune prince Pélée serrait convulsivement ses lèvres et brûlait du désir de frapper du pied le plancher; heureusement il se rappela à temps que c’était contraire aux lois de l’étiquette. Seulement, n’y pouvant plus tenir, il se retourna vers ses compagnons, abandonna la Toison d’or et la tragédie, et quitta la scène, non pour se diriger vers le navire Argo, mais pour courir dans sa loge changer de vêtements, résolu, dans sa colère, à triompher, même au péril de sa vie, de ce qu’il croyait lui appartenir de droit, et que lui refusaient le caprice de la comédienne et la hardiesse de ses amis. De Schack réprima avec peine un sourire quand il aperçut la coiffure de Médée. Pendant que le sage Persius, encore plus étonné que les autres tritons, regardait, dans les coulisses de côté, quelle pouvait être la cause de cette agitation si brusque parmi les jeunes seigneur, Manon, par un mouvement de coquetterie, et peut-être aussi pour ne blesser aucun de ses adorateurs, au lieu d’avoir choisi un seul nœud de rubans, avait composé sa parure avec les six qui lui avaient été offerts. C’était, certes, en fait de mode, un peu osé, car les six rubans, de couleur différente, formaient une parure par trop variée. Mais son adresse et son goût avaient triomphé de la difficulté.
Elle avait si bien su poser et arranger d’un côté de ses cheveux ses nombreux rubans que, lorsqu’elle descendit sur la scène, montée sur le dragon, ils voltigeaient agités par le vent d’une manière charmante. Elle fit une vive impression sur l’auditoire.
Comme la dernière scène qu’elle devait jouer était assez longue, elle eut assez de temps pour remarquer l’effet que son idée avait produit, et elle aurait ri de bon cœur si son rôle le lui eût permis. Elle se contenta de regarder de tous côtés avec des regards bienveillants, signe évident que la belle moqueuse avait conscience de l’influence qu’elle exerçait sur ceux qui l’entouraient.
De Schack fut le seul qui supporta son regard et le lui rendit amoureusement.
Jason, entièrement subjugué par les charmes de Médée, refusa, pour lui donner une preuve de son amour, de la combattre et de lui disputer la Toison d’or. Il s’éloigna avec Persius le Sage, pour regagner le bateau Argo; de Schack-Orphée resta en arrière, et dans une mélodie touchante, il essaya de ramener au combat les deux argonautes Kaléis et Bélès, qui avaient fui. Mais ceux-ci ne voulurent plus s’exposer aux nouveaux mépris de l’enchanteresse. Enfin, Médée leva le masque, et, n’étant plus gênée par la présence des autres seigneurs, elle exprima à Æétès, étonné, dans les termes les plus passionnés, qu’elle aimait Jason plus que sa famille, sa patrie, plus que tout au monde, et qu’elle abandonnerait de grand cœur la Toison-d’Or s’il consentait à fuir avec elle en Grèce.
Plus d’un spectateur eût désiré prendre la place de Jason, pour lequel le cœur de la comédienne avait battu.
Quand Manon eut regagné sa loge, elle arracha en riant les divers rubans qui ornaient sa coiffure et avaient produit un tel désarroi parmi ses adorateurs. C’était juste au moment où l’étranger, caché sous sa fenêtre, dans l’ombre de la nuit, était tourmenté par ses visions étranges. Elle s’habilla rapidement pour se faire conduire chez elle avant la fin du ballet, que son frère devait accompagner sur le clavecin.
Quoiqu’elle demeurât dans la rue des Poires, non loin du théâtre, elle fut forcée de faire un détour avec sa chaise à porteurs, avant d’arriver à sa maison.
Bien des spectateurs, seigneurs et bourgeois, avaient quitté la salle de spectacle en même temps que la Valoy, et regagnaient leurs demeures; cela produisit quelque encombrement, la comédienne fut forcée de s’arrêter, et elle etsa suite furent bientôt entourées et ennuyées par les importuns. Pour y échapper, elle avait fait remiser la chaise à quelque distance sous les arbres, avec l’intention de se faire reconduire chez elle par le jardin du château et le vieux faubourg.
Malgré tout, sa chaise à porteurs, dont les petites-lanternes éclairaient à peine la place sous les grands arbres, était devenue le rendez-vous des cinq seigneurs et du prince François qui attendaient l’arrivée de Manon.
Leur rencontre fut joyeuse comme d’habitude. Bien que découragés et dévorés par une sourde colère, ils éprouvaient cependant un certain contentement à se dire qu’aucun de ceux qui s’étaient offerts n’avait été préféré et que tous avaient encore les mêmes chances et pouvaient être choisis.
–Qui de nous accompagnera Manon? dit enfin hardiment Miltitz, pour trancher la question qui les préoccupait tous si vivement.
–Elle s’est moquée de nous, et d’après nos conventions, un seul doit être admis en sa présence ce soir, lui dire ce qu’il ressent pour elle, et lui dépeindre la passion qu’elle a su lui inspirer.
–J’étais le premier ici, et je prétends à ce droit, reprit le prince avec fierté.
–Ce n’est pas une raison! répondit vivement Miltitz; que nos épées décident.
–C’est une coquette qui se joue de nous, repartit Persius, qui continuait le rôle de sage qu’il avait joué sur la scène.
–Rétracte ces paroles! s’écria de Schack avec un regard étincelant. Qui te dit que son cœur ne bat pas pour l’un de nous, ou vous croyez-vous tous dignes d’elle? Avez-vous vu ce soir avec quel feu elle dépeignait l’amour? Qui de nous oserait lui donner le nom de coquette et de femme sans cœur?
–Oh! oh! tu penses être seul digne de son amour, parce que tu joues de la guitare et que tu lui donnes des sérénades.
–L’épée hors du fourreau, je veux te prouver que je sais jouer encore d’autre chose!
–Oui, oui, l’épée hors du fourreau! Je veux vous prouver que je l’aime plus ardemment que vous tous ensemble, s’écria le jeune et robuste capitaine du régiment de Schrautenbach.
Déjà son épée brillait aux faibles lueurs de la chaise à porteurs.
–Les épées en main! s’écria de son côté le prince.
–Il faut en finir. Un seul d’entre nous doit rester ce soir près d’elle; je veux être celui-là... ou... mourir...
–Bien parlé! En avant! Battons-nous pour Manon!
Ces paroles retentissaient de tous côtés, et déjà les épées brillaient et allaient se croiser.
Les porteurs de la chaise s’étaient enfuis effrayés, quand Manon sortit par la petite entrée du théâtre. Consternée, elle voulut se jeter entre les combattants, mais de Miltitz, qui était Je plus près d’elle, la repoussa vivement.
–Arrière, s’écriait-il, il est trop tard. Tu as semé la discorde, et maintenant tu ne peux nous empocher de vider notre querelle à notre manière.
En même temps, il s’inclina légèrement devant le prince, et les deux épées. se croisèrent en grinçant, puis s’entrelacèrent comme deux serpents, n’attendant que l’occasion pour donner la mort. De Schack et Persius se mirent aussi en garde avec impétuosité. Les deux autres seigneurs, Bobenhaussen et Prettlack, en firent autant.
Il avait suffi d’un instant pour ranimer toute la colère des combattants. Manon fut repoussée sans pitié. Elle n’avait pas souhaité ce combat et n’avait pas même pressenti qu’il pût avoir lieu; et tout ce que cette rencontre nocturne pouvait avoir de suites fâcheuses se présenta tumultueusement à son esprit. Elle mit tout en œuvre pour arrêter la lutte, mais sa voix et ses gestes ne furent pas écoulés.
Elle se tordait les mains de désespoir, sans savoir ce qu’elle devait faire, quand tout à coup un incident nouveau vint donner un autre tour à l’affaire.
A travers l’obscurité, sous les arbres, un homme robuste s’était avancé rapidement l’épée à la main, et s’était jeté à travers les combattants. Ceux-ci s’arrêtèrent tout surpris–surprise qui devait bientôt se changer en colère,–leurs regards se fixèrent sur l’inconnu.
–Arrêtez! s’écria en français l’étranger, qui n’était autre que Van der Werft, en s’adressant aux combattants, qui, jusqu’alors, avaient parlé en français.
Son apparition avait quelque chose de grave, ses yeux sombres fixaient chacun des seigneurs à tour de rôle. Ceux-ci restaient stupéfaits devant cet homme qu’ils voyaient pour la première fois..
–Qui êtes-vous? Que voulez-vous? s’écria enfin, en s’adressant à l’étranger, le jeune prince surexcité, qui avait le premier recouvré la parole.
–D’abord, Excellence, vous empêcher de faire une folie, puis protéger une femme qui doit être fort offensée de votre manière d’agir, répondit Van der Werft avec calme, en laissant tomber un regard sur Manon.
Quoique ce regard ne se fût arrêté qu’une seconde sur elle, il lui semblait voir dans les beaux yeux de la comédienne que son cœur battait plus fort, et d’une main plus ferme, il serrait la garde de son épée, quand Miltitz et le prince lui crièrent en même temps:
–Que vous importe notre querelle? Passez votre chemin!
–Je n’y suis nullement disposé: je veux vous forcer, au contraire, à faire place à celle que vous semblez aimer, afin qu’elle puisse continuer son chemin sans obstacle, et se faire accompagner par qui bon lui semblera.
Van der Werft avait dit ces paroles mêlées d’une légère ironie, avec le même sang-froid, en songeant à l’amour des jeunes gens. Ceux-ci en furent exaspérés. Surexcités comme ils l’étaient, ils se retournèrent tous vers l’étranger.
–Nous forcer! ha! ha! montre-nous donc si tu sais tenir une épée, si tes coups sont aussi fermes que tes paroles. Avance!... Qui de nous choisis-tu?
Ces mots étaient sortis de toutes les bouches, et toutes les épées s’étaient tournées vers Van der Werft. Celni-ci ne perdit pas contenance ni son sang-froid, et jetant un nouveau regard sur Manon, il n’attendit point l’attaque de ses adversaires, mais attaqua lui-même et avec une telle furie, qu’à la première passe, l’épée du capitaine sauta en l’air et retomba bruyamment sur le sol. Furieux, Miltitz se précipita à la place où était l’arme pour la ramasser, pendant que les autres, le prince en tête, se précipitaient sur l’étranger.
Si Van der Werft portait un nom bourgeois et si son costume répondait à ce nom, il fit voir dans cette circonstance de quelle manière il savait manier une épée, et se montra en tous points digne de ses adversaires. Protégé par derrière par un arbre énorme, il repoussa toutes les attaques dirigées contre lui avec une adresse remarquable. Manon, toute frissonnante, observait cet homme avec des yeux sombres; il lui était déjà apparu une fois, mais où? c’est ce qu’elle ne pouvait se rappeler pour le moment.
Malgré toute son adresse, Van der Werft aurait succombé sous le nombre, car les seigneurs avaient mis toute courtoisie de côté, quand le combat fut interrompu de nouveau d’une manière inattendue.
Le manche énorme d’un pique s’abattit avec une telle force entre les armes des combattants, que plusieurs lames en furent brisées et tombèrent sur le sol, juste au moment où de Miltitz retrouvait, dans le buisson voisin, la moitié de son épée de mousquetaire. En même temps, une voix bien connue de Van der Werft s’écria:
–Arrêtez! au nom du landgrave.
Au milieu d’eux apparut un homme aux longs cheveux gris, vêtu d’une capote blanche, menaçant les seigneurs et jetant un regard préoccupé sur Van der Werft. C’était Balzer, le gardien de la tour, bien connu de tous, que le hasard avait amené par là pour épargner un grand malheur. Il avait reçu l’ordre, pendant la représentation, de se tenir près du théâtre et de veiller dans le jardin de Monseigneur pour y maintenir l’ordre. En se promenant dans le parc avec sa longue pique, il avait entendu le cliquetis des épées et reconnu la voix de son nouveau maître. Aussitôt il s’était dirigé vers le lieu du combat et arrivait juste au moment décisif.
–Six contre un! vous devriez avoir honte, messieurs! s’écria-t-il outré. Est-ce l’usage parmi les seigneurs de la cour?
–Va-t’en, Balzer, s’écria le prince en sortant de l’obscurité, et laisse-nous finir notre combat.
–Votre Excellence en est aussi, s’écria le vieux soldat avec un profond soupir, ce n’est pas croyable. La sorcière doit y être pour quelque chose, j’en suis certain, ajouta-t-il doucement, en s’inclinant avec respect devant le fils de son souverain.
Le prince avait repris son épée; quelques-uns des seigneurs en faisaient autant et le jeu sanglant allait recommencer. Tandis que Van der Werft, avec son sang-froid ordinaire, attendait une nouvelle attaque; Balzer s’avança rapidement devant eux, et d’un ton bref, il leur dit:
–Si vous ne voulez pas cesser ce combat, contraire à toutes les règles de la chevalerie, songez au moins dans quel lieu vous êtes, messieurs. Si je vouais faire mon devoir, je vous arrêterais tous; car tout le monde sait combien les duels sont défendus, et particulièrement si près du château princier.
–Balzer a raison, s’écria de Schack, nous devrions le remercier, car il nous a préservés d’une lâcheté qui ne sied pas à des gentilshommes... Six contre un... Je ne me bats plus; je prierai seulement monsieur de me rendre raison plus tard.
En disant ces mots, il remit son épée au fourreau.
–Je serai à votre service à l’heure qu’il vous plaira, répondit Van der Werft en allemand et en saluant le seigneur avec son épée.
Depuis l’arrivée de Balzer la conversation s’était faite dans cette langue. On voyait à l’expression de la figure de Manon qu’elle lui était inconnue.
–Je dois cependant tenir à ma première idée, continua Van der Werft. Cette dame retournera chez elle sans en être empêchée, avec ou sans cavalier, selon son choix, et je suis prêt, cette fois encore, à défendre ce désir contre chacun de vous, messieurs, l’épée à la main.
–C’est bien, s’écria le prince. Dites-nous votre nom, car nous nous voyons, il me semble, aujourd’hui pour la première fois, et puis à demain.
–Mon nom est simplement Werft, et ma demeure est la maison princière qui est sur le marché; j’y attendrai les ordres de Votre Excellence, répondit avec un sourire l’étranger en s’inclinant.
Alors il s’approcha de la chaise à porteurs, ouvrit la portière, et fit signe aux porteurs d’avancer. Ils accoururent aussitôt. Puis, s’approchant de Manon, il lui tendit la main.
–Venez, madame, dit-il en français en prenant le ton et les manières d’un parfait cavalier. Le combat est remis, vous pouvez paisiblement regagner votre maison. Que l’enchanteresse Médée veuille désigner elle-même celui qui aura, pendant ce court trajet, l’honneur et le bonheur de l’escorter.
Cette demande un peu osée parut impressionner Manon. Elle avança sa mantille de soie noire sur sa tête, puis elle tendit en hésitant sa main à l’étranger et se laissa conduire à sa chaise. Arrivée là, elle se retourna vers les trois seigneurs étonnés, et leur dit:
–Je dois à monsieur de grands remerciements, car il nous a empêchés de nous compromettre, vous et moi, et comme il a vaillamment combattu pour tous, je ne puis lui refuser sa demande, et je le prie même de m’accorder encore quelques instants en m’accompagnant jusque chez moi.
En même temps, elle salua les seigneurs étonnés et sauta légèrement dans la chaise dont Van der Werft ferma la porte.
Faisant signe aux porteurs d’arriver, il salua encore une fois son adversaire en lui disant d’un ton moqueur:
–Bonn e nuit!... à demain!
La chaise à porteurs se mit en route à travers l’obscurité des arbres avec son charmant fardeau; à côté marchait Van der Werft que ce bonheur faisait mortellement haïr par ceux qui étaient forcés de rester en place.
Ceux-ci ne s’opposèrent pas au départ de l’étranger. Ils se donnèrent rendez-vous pour la nuit même à l’auberge de l’Ange, sur le marché, afin de fixer les conditions du combat qui se préparait.
Le prince déclara d’avance qu’il acceptait tout ce que ces messieurs arrêteraient, et pria de Schack de lui rendre compte, le lendemain, des dispositions prises et de venir le chercher pour se rendre sur le terrain où le duel devait avoir lieu.
Là-dessus il prit congé de ses compagnons et s’avança rapidement versl’entrée principale du théâtre, où le mouvement qu’on apercevait indiquait que le ballet et la tragédie étaient terminés. Les autres seigneurs se dirigèrent vers le jardin.
Balzer seul resta encore longtemps immobile tout en hochant la tète. Il suivit d’un air rêveur la chaise à porteurs et son nouveau maître, qui disparaissaient dans la nuit.
–Si je ne puis encore rien contre ton pouvoir, murmura-t-il intérieurement, je veux du moins essayer d’empêcher de nouveaux malheurs que ton art diabolique peut inventer.
En disant ces mots il brandit son énorme pique qui venait de lui être si utile, et se mit en marche pour regagner la tour Blanche.