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I
ОглавлениеLe coin de la gloire. — M. Bertin aîné. — Adoration. — Fureur. — Discussion. — M. Ingres, sculpteur. — Des Barbus. — Un raisonneur. — Exaltation. — La forme. — Les coloristes. — Ils ont aussi la forme. — Madame ***, peinte à Rome en 1807. — M. Ingres a la foi. — Ses goûts exclusifs. — Sa famille pittoresque. — Les protestans. — Influence de M. Ingres, utile aux arts, défavorable aux artistes. — Tu Marcellus eris. — M. C. Pradier.
LA foule était pressée à l’angle du grand salon; à cet angle où l’on place tout ce qui doit avoir la vogue, tout ce qui est beau, ou du moins renommé ; où nous avons vu successivement les portraits vantés, et la Sainte-Thérèse, plus célébrée encore, de M. le baron Gérard; où les Moissonneurs de Léopold Robert ont fixé pendant long-temps le public; où chaque peintre voudrait être exposé, parce que c’est déjà une recommandation que d’être dans ce coin, vers lequel les adorations sont habituées à se tourner; Orient où les fervens de la peinture vont adorer le dieu du Louvre.
L’étoile brillante de Ingres y avait guidé l’élite des curieux et des artistes. L’assemblée était silencieuse. On contemplait avec attention, avec méditation, avec recueillement, un vieillard à l’air noble et bon homme, au visage plein et ferme, grave et doux; un beau vieillard, que dans sa jeunesse, féconde en brillantes chances, nos mères appelaient aussi le beau! Cet homme est là, dans un fauteuil, le corps légèrement penché en avant, les deux mains appuyées naturellement sur ses cuisses; il regarde, il écoute...
— - Il va parler! s’écria une voix, qui interrompit brusquement le grand silence dans lequel nous nous complaisions, et qu’aucun de nous n’avait osé troubler par un geste, par un signe des yeux, et à plus forte raison par une parole critique ou même laudative.
Et alors tout fut fini. L’illusion cessa, les murs du temple croulèrent, on s’approcha de l’idole, et l’on en vint à discuter le dieu.
— Je le nie, dit un des spectateurs avec une chaleur un peu brutale; je le nie, il ne parlera pas, il ne pourrait pas parler. La vie n’est pas en lui!
Oh! ce fut une belle rumeur, quand ces paroles imprudentes tombèrent dans notre groupe réveillé ainsi en sursaut! Figurez-vous Luther faisant quelque irruption soudaine dans une église romaine, et attaquant par le doute et l’examen le prédicateur catholique! Voyez ce que deviendra l’assemblée! lisez l’indignation dans les yeux du prêtre et des auditeurs! Il en arriva de même. D’abord, par un mouvement spontané, tout le monde s’éloigna de cet impie, qui resta, quelques secondes, seul au milieu d’un cercle; ensuite la colère, le mépris, la rage, rapprochèrent tous les fidèles, et le possédé eut à répondre à cent interpellations, dont aucune ne descendit au-dessous du ton de la querelle.
— Ah! monsieur trouve que cela manque de vie!
— Mais, monsieur, j’ai ce malheur.
— Monsieur trouve cela mauvais, peut-être! on lui souhaite d’en faire autant.
— Si j’en pouvais faire autant, je m’estimerais bien heureux; ce qui ne m’empêche pas de regretter que cette peinture manque d’une qualité essentielle.
— Des qualités!.. Cette peinture a celle qui dispense de toutes les autres, ou, pour mieux dire, elle les a toutes: c’est la nature elle-même.
— Oui, je sais que rendre la nature complète est le vœu de M. Ingres; mais je prétends qu’il ne s’attache qu’à une des données de l’art, et qu’il lui subordonne tellement les autres, qu’il est moins peintre que sculpteur.
Un éclat de rire bruyant accueillit cette opinion: on haussa les épaules en faisant presque les cornes au hardi dissident, qui attendit avec calme qu’on lui permît de répondre.
— Je blesse, je le vois, des croyances sincères, profondes, des admirations anciennes, réfléchies, consciencieuses....
— Certainement, monsieur, répondit un jeune homme à barbe pointue: nous admirons parce que nous comprenons; nous croyons à M. Ingres, parce que nous avons vu tous les autres.....
— Ne parlons pas des autres, s’il vous plaît, de peur de compliquer la question.
— Oui, sans doute, laissons les autres, repartit un second barbu en fermant les poings. C’est trop d’humiliation pour M. Ingres que de l’abaisser jusqu’à mêler son nom à ceux des misérables dont les galettes sèchent aux murs du Louvre.
— Je croyais, reprit froidement l’antagoniste, n’avoir affaire qu’à des admirations et à des croyances raisonnables; mais le fanatisme s’en mêle! On outrage tout ce qui tient un pinceau pour exalter un seul artiste! Bien! très-bien! De la passion, de la haine, de l’enthousiasme! tant mieux; cela abrège beaucoup les discussions. Moi, je ne sais pas disputer; j’aime le talent de M. Ingres; mais M. Ingres n’est pas dieu, et je me sens le droit de le regarder en face. Cependant je vois qu’ici tout accommodement est impossible: il faut adorer, et non pas admirer; il faut s’humilier et se taire. M. Ingres est pour vous, messieurs, le grand Lama, dont tout est bon, exquis, parfait, suave, divin. Moi, je n’abdique jamais mon goût ni ma raison. Nous ne nous entendrions pas; je vous quitte donc la place.
— Moyen connu, monsieur, d’échapper aux dangers d’une discussion!
— Les dangers d’une discussion! J’y croirais si, avec la barbe du seizième siècle, vous portiez la dague ou l’épée; mais le bon temps n’a pu tout-à-fait revenir. On se haïssait il y a quatre ans pour un hémistiche ou un sentiment d’école; vainement on a essayé d’ensanglanter la querelle. Aujourd’hui, le poignard pour une idée serait un anachronisme; la haine est déjà un ridicule. Regardez les tableaux qui nous entourent, et dites-moi où sont les chefs des factions pittoresques et leurs séides! Ils ont fini, se sont amendés ou sont tombés dans le mépris: où seraient les champions qui voudraient continuer le duel des opinions qui partagèrent l’école, et faire couler au profit d’un système, je ne dis pas une goutte de sang, mais une goutte d’encre? Ainsi je ne vois aucun danger à discuter, si ce n’est celui de s’enfoncer dans un échange d’argumens qui perdraient leur temps à vouloir convaincre.
Premier Barbu. — Monsieur fait retraite!
Deuxième Barbu. — Monsieur s’avoue battu!
Chœur d’Ingristes. — Enfoncé ! enfoncé, le bourgeois! vive Raphaël!
L’Antagoniste. — Oh! certainement, vive Raphaël! Je ne demande pas mieux que de trouver, de saluer, d’honorer un Raphaël; ce que je voudrais surtout dans le Raphaël que j’appelle de mes vœux, c’est qu’il nous donnât de grandes pages, qu’il nous en donnât beaucoup; qu’il fût fécond comme l’a été l’autre, qu’il jetât sur la toile, faute des murailles du Vatican, d’abondantes pensées, des centaines de figures; qu’il ne consumât pas des mois entiers à faire, défaire et recommencer toujours un portrait, et des années à mûrir un tableau; qu’il fût rapide comme le génie, et comme lui qu’il nous inondât de ses clartés divines; je le voudrais pour l’art, pour moi, pour tout le monde, et pour lui-même.
Premier Barbu. — Qu’importe le nombre des œuvres! c’est la perfection qui compte!
Deuxième Barbu. — Ce portrait vaut à lui seul toute l’école d’Athènes; je ne voudrais que cela pour ma gloire, et mon nom irait loin! Vivent Raphaël et M. Ingres!
Chœur. — Vivent Raphaël et M. Ingres!
Premier Barbu. — Criez donc vive M. Ingres, puisque vous avez dit: vive Raphaël!
L’Antagoniste. — Je ne vois pas que la conséquence soit rigoureuse; cependant je dis très-volontiers: Vive Ingres, le grand dessinateur!
Deuxième Barbu. — Le grand peintre, monsieur, le seul peintre de ce temps-ci!
L’Antagoniste. — Je suis moins exclusif que cela; et je crois être plus vrai en disant le plus grand dessinateur de l’époque.
Chœur d’Ingristes (avec fureur). — Dites le plus grand peintre! dites le seul peintre!
Premier Barbu. — Il faut baiser la poussière de ses bottes!
Deuxième Barbu. — Il faut bénir sa palette!
Troisième Barbu. — Il faut adorer sa brosse savante!
Un rapin sans barbe. — Il faut encadrer d’or tous ses pinceaux!
Autre rapin. — Il faut boire la gloire à son pincelier!
Chœur (avec solennité). — Le Pégase classique est mort; le véritable Pégase est l’appuie-main de M. Ingres!
L’antagoniste resta confondu au milieu de ces clameurs; et moi je regardais au-dessus du portrait de M. Bertin aîné, une représentation de l’Hôpital des fous à Lyon, par M. Biard; je crus que les figures s’en étaient animées, et que nous assistions à leur triste sabbat. L’hallucination dura peu: un des barbus s’approcha de moi, me saisit par le bras, et me dit en riant d’un air étrange:
— Cet homme-là est insensé, aveugle ou ignorant.
Je ne répondis pas d’abord. Les humeurs querelleuses ne sont point du tout mon fait; j’aime à causer avec les gens que je connais, et les illuminés me font presque peur. D’ailleurs je ne voulais pas me mêler à une controverse animée qui pût déranger mes habitudes pacifiques et nuire à mes études sur les travaux que les artistes ont montrés cette année au public. Mon opinion sur le portrait de M. Bertin était formée; j’avais vu, comme tout Paris, cet ouvrage remarquable dans l’atelier de M. Ingres; depuis une demi-heure je l’examinais au Louvre: je n’avais donc rien à apprendre à ce sujet; je n’avais pas non plus l’espoir de faire goûter mes idées au barbu exalté qui me serrait le bras. Je me contentai donc de lui dire, en cherchant à me dégager:
— Lâchez, monsieur, vous me faites mal!
Le Barbu. — C’est qu’on n’y peut pas tenir à entendre des propos de la nature de ceux que vient de nous débiter de sang-froid cet ennemi de M. Ingres! Le sang bout dans les veines; on sent qu’on tuerait volontiers quelqu’un, qu’on briserait toutes ces toiles stupides qui ont la prétention de lutter contre celle de notre illustre maître, qu’on casserait ces cadres arrogans!
Moi. — Cassez tout ce que vous voudrez, monsieur, excepté mon bras: je ne suis pour rien dans vos haines; et comme dit le docteur Baloir, je crois, dans l’Irato, je ne suis pas la danseuse.
J’allais m’échapper; mais mon jeune homme s’attacha au collet de mon manteau, et bon gré, mal gré, il fallut bien l’écouter.
Le Barbu. — Oser dire que M. Ingres n’est pas un grand peintre!
Moi. — Bon Dieu! calmez-vous, monsieur; vous vous ferez mal. La colère est parfois dangereuse: on a vu des apoplexies foudroyantes enlever par douzaines les hommes assez imprudens pour se laisser aller à de semblables accès! Je ne causerai avec vous que quand vous serez calme.
Le Barbu. — Tout mon cœur s’est soulevé ; mais je me modérerai, monsieur. Voyons, vous qui ne paraissez pas aussi étranger aux arts que cet Ostrogoth de tout-à-l’heure, ne m’accorderez-vous pas que M. Ingres est un grand peintre?
Il n’y avait pas à reculer; la question était directe, et mon interlocuteur l’avait faite d’un ton qui ne me permettait pas de lui refuser une réponse.
— Qu’entendez-vous, lui dis-je, par un grand peintre?
Le Barbu. — Un homme qui dessine bien
Moi. — A merveille! la forme avant tout.
Le Barbu. — Qui modèle finement et dans le sentiment juste de la nature qu’il a à représenter.
Moi. — Fort bien! c’est encore la forme. Et puis?
Le Barbu. — Tout est là.
Moi. — Mais la forme n’est qu’une moitié de la vérité ; c’est la moitié que doivent rechercher exclusivement le dessinateur, le statuaire et le graveur. L’autre moitié, qui appartient en propre au peintre comme à l’écrivain, c’est la couleur.
Le Barbu. — La couleur est inutile, parce que c’est une chose de convention.
Moi. — Sans doute il y a dans la couleur des conventions; aussi connaissons-nous plus d’un coloriste. Mais il y a une couleur vraie, et c’est celle qui complète le grand peintre. Tout homme qui emprunte à la même palette les tons qu’il applique à différentes figures, peut être un grand harmoniste, un peintre; mais je ne l’estime pas un coloriste vrai.
Le Barbu. — Bah! bah! les coloristes sont des charlatans, à commencer par Rubens et Rembrandt.
Moi. — Je sais que ceci est le thème de votre école. Mais permettez: Rubens part d’un point qui n’est pas le vrai absolu; mais ce premier ton admis, toute la gamme de ses couleurs est en raison du point de départ; il y a harmonie s’il y a exagération. Le rose domine, mais la lumière est partout chez Rubens; il y a transparence, éclat, charme et verve; il y a saillie, animation. Rubens vous prend, vous conquiert, quelque résistance que vous ayez faite; vous oubliez bientôt qu’il ment, parce que dans son brillant mensonge tout est vraisemblable, que tout se tient bien. Quant à Rembrandt, c’est un fascinateur plus habile encore, parce qu’il est plus puissant, qu’il vit d’oppositions plus grandes, plus vives, plus heureuses. Chez lui la lumière n’est qu’un point culminant; mais les mystères de l’ombre sont merveilleux: il n’a jamais une demi-teinte opaque ou louche; tout est chaud et transparent dans son clair-obscur. Je vous demande pardon de vous parler de clair-obscur, qui est une puissance de l’art, niée par votre école. On lit la forme sous son effet; il voile, et ne déguise pas: il n’est pas plus vrai, réellement parlant, que Rubens; mais c’est un aussi merveilleux harmoniste. Titien et Paul Véronèse sont plus positifs et non moins éclatans; qui oserait les appeler des charlatans? Est-ce un charlatan aussi que M. Van-Dick, avec sa soigneuse observation du ton local de chaque individualité, avec sa couleur argentine et transparente? Ne faites pas ainsi fi des coloristes; ils ont l’admiration de tous les pays; ils s’adressent à l’imagination, l’excitent comme les poètes qui ont de la pensée, comme les musiciens qui fondent leurs chants sur des rhythmes forts et pressans. Toute votre école s’acharnerait sur Rubens et Titien, sur Tintoret et Rembrandt, sur Velasques et Van-Dyck, sur Tintoret et Gros, le Gros des Pestiférés de Jaffa, d’Aboukir et de Nazareth, qu’elle n’enleverait pas un grain au poids dont la réputation de ces peintres pèse dans la balance des jugemens de la postérité. Il ne faut pas nier les qualités qu’on n’a point: on se moqua du renard qui voulait que ses confrères coupassent leurs queues parce qu’il avait perdu la sienne dans un piége.
La mode en fut continuée,
observe naïvement Lafontaine; la mode de la couleur pourrait bien ne pas passer davantage.
Le Barbu. — M. Ingres ne veut pas être un coloriste, il en serait bien fâché ; mais sa peinture n’est pas d’un ton désagréable, comme ses ennemis affectent de le dire.
Moi. — Ici, il m’est impossible d’être de votre avis. Généralement M. Ingres s’enveloppe dans une harmonie grise; il ne recherche pas l’effet, il ne croit pas à la nécessité de la saillie; ce qu’il veut avant tout, c’est exprimer sa pensée, et pour cela, la forme étant suffisante, indépendamment de tout coloris, il étudie amoureusement la forme, et néglige, ou peut-être même méprise la couleur.
Le Barbu. — Et croyez-vous qu’il ait tort?
Moi. — Je crois qu’il n’y a rien de méprisable dans l’art, qu’il n’est même rien que l’on doive négliger; mais je comprends très-bien que ce soit au dessin, comme interprète essentiel de la pensée, et comme moyen de la reproduction des objets, que l’on se voue de préférence. La couleur sans la forme n’existe pas; la forme peut se passer de la couleur. Vous voyez que je vous concède beaucoup; et la concession ne me coûte rien, parce que je crois être dans le vrai; mais.....
Le Barbu. — Encore un mais! toujours des restrictions!
Moi. — Celle-ci a, je crois, de l’importance; elle a rapport aux coloristes comparés aux dessinateurs.
Le Barbu, — Cela ne se compare pas, monsieur!
Moi. — Je vous demande la permission de m’expliquer. Il n’est pas un coloriste célèbre, pas même un grand harmoniste, qui ne soit, aussi, remarquable par la forme.
Le Barbu. — Oh! par exemple, le paradoxe est fort!
Moi. — Je ne prétends pas que les hommes dont je vous citais à l’instant les noms, aient la forme au degré où l’ont Raphaël, Jules Romain et Léonard de Vincy; mais, à moins d’être aveugle, comme vous accusiez tout à l’heure de l’être ce pauvre monsieur si maltraité par les ardens de votre cabale janséniste, vous ne nierez pas que Titien, Corrége, Paul Véronèse et Van-Dyck ne dessinent bien.
Le Barbu. — Vous les mettriez à côté de Raphaël et de Léonard?
Moi. — Non; mais enfin s’ils n’ont pas toute la finesse, toute l’élévation du dessin de ces deux grands maîtres, ils sont corrects...
Le Barbu. — On ne l’est suffisamment que quand on est arrivé à la perfection sous ce rapport, comme M. Ingres.
Moi. — Au moins n’ont-ils rien de choquant; leurs hommes sont des hommes; ils se meuvent, ils pourraient vivre: vous m’accorderez cela, j’espère?
Le Barbu. — Ils ont pour eux l’apparence.
Moi. — Eh bien! soit, j’accepte votre mot: ils ont l’apparence; mais cette apparence a du charme; elle est expressive, revêtue qu’ils nous la donnent d’une couleur belle, brillante, puissante et vraie.
Le Barbu. — Je pourrais contester la vérité.
Moi. — Non pas à l’auteur des Noces de Cana, je pense, ou au Titien peignant sa maîtresse, ou à Tintoret reproduisant d’une manière si complète cet homme à barbe rousse et fourchue, dont M. Ingres a rappelé la pose dans son portrait de M. de Pastoret fils, il y a quelques années. Ces peintres-là représentent la vie; ils savent animer les personnages; ils savent donner de l’action à leurs sujets, et non-seulement à leurs sujets, mais, dans chaque tête, à l’œil, à la bouche, aux sourcils, aux lèvres. Franchement, M. Ingres fait-il cela? Il y tâche, quoi que vous disiez; mais réussit-il bien? S’il a l’avantage par le dessin, il est de beaucoup inférieur par le ton, la vie, la réalité enfin. C’est ce qui m’autorise à vous dire que les fureurs de vos camarades étaient ridicules, il y a un moment, quand ils ont si vivement rabroué le spectateur qui disait que le M. Bertin de M. Ingres ne pourrait pas parler.
Le Barbu. — Je vois que vous voudriez qu’un portrait fût un trompe-l’œil.
Moi. — Si c’était possible, je le voudrais sans doute. Quelquefois on y est presque arrivé. Je ne vous parlerai pas de Pagnest que vous n’estimez probablement pas; mais d’abord, Tintoret que je vous citais, Van-Dyck, puis Holbein, dans son portrait d’Érasme, malgré un peu de sécheresse, et dans sa tête délicieuse de femme à la robe rouge, aux mains croisées. Érasme est vrai, il sort de la toile. Le peintre n’a pas fait de grands efforts pour arriver à cette fin; et quant à cette femme, le sang coule sous la peau, dans son front, dans ses mains. Dites-moi si dans le portrait de M. Bertin et dans celui de cette dame fait, à Rome, par M. Ingres en 1807, et que j’ai vu dans la galerie, il y a du sang quelque part?
Le Barbu. — Vous demandez à M. Ingres les qualités qu’il n’a pas, qu’il ne veut pas avoir; il faut, pour bien juger, se placer au point de vue de l’artiste, et ne pas exiger de lui autre chose que ce qu’il a la prétention de faire.
Moi. — Cela est juste: aussi ne reprocherais-je point à M. Ingres de manquer à une des conditions de la vérité, si je n’entendais dire de tous côtés, et, tantôt encore, plus haut que partout ailleurs: «Il n’y a qu’un grand peintre en France, un seul qui rende la nature: c’est M. Ingres.» M. Ingres, selon moi, et selon beaucoup d’autres, trace admirablement la silhouette d’une figure; il modèle cette figure à merveille; mais je nie qu’il la reproduise par le ton comme par la forme. Je dis aussi que généralement il ne donne pas à la chair sa morbidesse; que tout est fait dans ses chairs de la même manière; que cette manière est souvent sèche; qu’il accuse toutes les saillies, en les mettant sur un même plan, excepté peut-être dans le portrait de M. Bertin, où l’œil du côté de l’ombre vient bien plus en avant que l’autre, ce qui est contraire à la vérité ; que s’il est harmonieux, cette harmonie est froide; qu’il prend rarement la peine de faire des yeux mouillés et des lèvres humides; que ses cheveux sont ordinairement de marbre ou de corne, comme vous le voyez dans ces deux portraits de M. Bertin et de la dame florentine.
Le Barbu. — Assez de blasphèmes, monsieur! Je vous ai laissé exhaler librement votre haine. Je ne répondrai point à tous ces reproches que vous croyez bien forts; et qui sont pour nous comme non-avenus. J’en ai entendu plus que, pour l’honneur de notre école, je n’en devais entendre. Vous avez des antipathies; vous les dissimulez par une feinte admiration pour une des qualités éminentes de M. Ingres: je ne m’y suis pas trompé. Vous ne comprenez pas et vous accusez. M. Ingres est comme il doit être, comme il veut être. Vous admirez probablement Raphaël sur la parole de trois siècles qui l’ont admiré, et vous ne voyez pas que notre maître est tout aussi coloriste que Raphaël.
Moi. — C’est ce dont je ne conviendrai point, s’il vous plaît. Raphaël n’est pas un grand coloriste; mais il est ce que j’oserais appeler un coloriste suffisant. N’allons pas chercher ailleurs que dans le Louvre et dans des souvenirs récens. Dites-moi si ce portrait fait à Rome, en 1807, sous le ciel de Raphaël, est d’une couleur aussi près de la vérité naturelle que celle de la Vierge au voile? Prenez l’OEdipe de M. Ingres, et comparez-le à l’Archange de Raphaël! Que citeriez-vous de ce que nous connaissons, vous et moi, de Raphaël, qui soit aussi peu attrayant par le coloris que l’Apothéose d’Homère, si belle d’ailleurs? Croyez-vous que la Jardinière ne soit pas d’un aspect plus agréable que l’Odalisque de votre maître? Et encore nous n’avons plus Raphaël dans la virginité de sa couleur; le temps y a mis son vernis obscur, et tout Ingres est d’hier. Quant à ce que vous me disiez de ma haine, de mes préventions, vous m’aviez mal jugé. Loin de haïr M. Ingres, je l’admire bien sincèrement; mais je ne me crois pas obligé de tout admirer en lui; je n’ai vendu mon âme à personne; mon sentiment est à moi et nul n’y a pris hypothèque. Je suis libre, vous ne l’êtes plus; vous êtes sous un charme dont je conçois que vous ayez de la peine à vous défendre, parce que M. Ingres est éloquent, qu’il a façonné votre goût selon son goût, qu’il a moulé votre pensée dans sa pensée. Vous êtes absolu comme tout homme de parti; vous ne voulez point laisser entamer votre système ou votre héros; vous craindriez qu’une concession ne minât la doctrine ou le chef de votre religion; vous êtes tout d’une pièce, soit que vous louiez M. Ingres, soit que vous critiquiez les autres: c’est tout simple. Moi, je suis en dehors de vos engagemens; je ne marche pas sous un drapeau: voilà pourquoi je n’ai point d’antipathies, voilà pourquoi mes sympathies raisonnent et ne se révoltent point contre les observations désintéressées.
Pendant que je parlais ainsi, mon jeune barbu s’agitait, il piétinait, mettait ses mains crispées dans les goussets de son pantalon, les retirait, les frottait, retournait le berret noir qui couronnait sa longue chevelure à la Charles VII, courbait sa moustache, caressait sa barbe comme un Turc irrité. Il allait faire quelque éclat; je lui pris la main et lui dis:
— Vous m’aviez promis de rester calme, et vous voilà furieux!
Le Barbu. — Ah! monsieur, j’ai donné une grande preuve de patience, je vous jure; j’espérais vous ramener, mais vous êtes perdu, incorrigible. Nous ne pourrons jamais nous entendre.
Moi. — Jamais! Vous vous trompez peut-être. Je crois que nous nous entendrons un jour.
Le Barbu, avec un sourire dédaigneux: — Et quand cela, je vous prie?
Moi. — Quand vous ne serez plus passionné ; quand, tout en admirant votre maître, vous commencerez à comprendre qu’il y a plus d’une manière de bien voir la nature; quand vous sentirez le besoin de vous laisser aller à votre propre originalité, et que vous ne serez plus le servile imitateur de M. Ingres. Alors vous rabattrez de votre ardeur de sectaire; et si vous vous rappelez notre longue conversation du 1er mars 1833, devant le portrait de M. Bertin, vous avouerez que nous sommes parfaitement d’accord..... Avant de nous quitter, permettez-moi d’ajouter quelques mots sur M. Ingres.
Le jeune homme fit une grimace très-comique; il s’appuya contre la balustrade de fer, et me dit en s’efforçant de paraître poli:
— Parlez, monsieur! mais je vous avertis que vous ne me convertirez pas à vos étranges opinions.
Moi. — Je ne veux rien vous dire qui doive tendre à ébranler vos principes. J’admire M. Ingres, et je vais vous dire pourquoi: c’est que, dans ce siècle de doute et d’indifférence, il a une foi, une foi ardente, incapable de transactions. Il croit à quelque chose; il croit en Dieu sous les espèces et apparences de Raphaël. Vingt ans il a enduré le martyre pour ses croyances. A chaque salon où il envoyait quelque peinture de Rome, pendant qu’on couronnait de fleurs David, Gérard, Girodet et les autres, on le couronnait d’épines, on le crucifiait, lui; on raillait ses œuvres, on riait en passant devant ses tableaux. Il le savait, et reprenait avec courage le crayon et le pinceau pour arriver à forcer l’attention de ses détracteurs. Il vivait pauvre, ignoré, quand les camarades de ses premières études s’enrichissaient de gloire et d’argent. Cette conduite est noble et belle! Ingres est absolu, exclusif, intolérant; il admire Raphaël et Léonard de Vinci. Je ne sais ce qu’il rejette; mais je sais ce qu’il vous défend de regarder et d’étudier. Tout ce qui n’est pas dans ses idées, il le supporte impatiemment; il s’est fait une unité artistique (pour me servir d’un mot nouveau dont on abuse déjà beaucoup); il n’aime en musique que Beethoven et Mozart, comme en littérature il ne se plaît qu’avec Racine et les écrivains du siècle de Louis XIV. Presque tout Rossini lui est insupportable. La littérature actuelle lui fait un mal affreux. Ne lui parlez pas de Hugo, si vous ne voulez pas qu’il ait la fièvre, ou plutôt parlez-lui-en, parce qu’alors il est prodigieusement spirituel dans son indignation. Je trouve tout cela à merveille: s’il n’était pas fait ainsi il ne serait pas complet; il serait inconséquent à lui-même; il n’aurait qu’un système sans suite, sans liaisons, sans principes. Pensez-vous que cet absolutisme d’idées, cette exclusion de tout ce qui n’est pas lui et ses maîtres, et ses affections d’art, me paraissent ridicules? Non, monsieur; ils me paraissent non-seulement naturels, mais encore bons.
Le Barbu (un peu dilaté et respirant plus librement). — Ah! vous voilà devenu raisonnable!
Moi. — Ne me félicitez pas trop de ma guérison; car je vais peut-être avoir encore un accès. Je dis que cette exclusion et cet absolutisme de M. Ingres sont bons, et je m’entends: bons pour Ingres artiste, fâcheux dans M. Ingres homme d’influence sur la direction des beaux-arts. Écoutez-moi, sans reprendre l’air mécontent dont mes précédentes phrases vous avaient un moment délivré..... Qu’un artiste soit intolérant, il en a le droit pour lui; jusqu’à un certain point même, il a raison. C’est en vertu de certains principes excellens, infaillibles selon lui, qu’il produit son œuvre; c’est aux risques et périls de sa réputation du moment, de sa gloire à venir, de son existence, qu’il reste fidèle à son système; il aime mieux vivre d’un peu de pain sec que de faire des concessions à un goût qu’il réprouve. Cet enthousiasme est respectable; Ingres en est possédé, et personne n’a le droit de l’en blâmer. Qui a jamais osé se permettre une raillerie contre les martyrs chrétiens, confessant Jésus-Christ dans le cirque ou sous la hache des bourreaux de Tibère? Et pour un artiste, le mépris du public, la critique frivole, sont plus cruels que la hache et les bêtes du cirque. Le fanatisme va donc à l’artiste; il n’a qu’un malheur, c’est qu’il engendre une famille de fanatiques, qui n’ont pour eux aucune bonne excuse: car qu’est-ce que le fanatisme à la suite? Que produit-il? des copistes serviles, et non des imitateurs intelligens. L’élève devient l’esclave du maître; il est sous l’empire d’une terreur morale; il n’ose, sous peine d’être chassé de l’école, lever les yeux sur les œuvres qu’on lui a représentées comme profanes; il faut qu’il conserve l’orthodoxie dans toute sa pureté ; et si par hasard un autre sentiment se développe en lui, le maître l’accuse de trahison; c’est pour toute la famille un renégat; son apostasie lui est durement reprochée; on cabale contre lui; on cherche à le desservir, à le perdre. L’intolérance a fondé un couvent, où l’arbitre suprême tient ses moines dans une dure tutelle; il faut que chacun des religieux fasse abnégation de sa volonté, de son sens intime, de son libre arbitre, pour ne penser que selon le bon plaisir du prieur. Puis, si la secte devient puissante par le talent, elle se fait oppressive, inquisitoriale. Voilà ce que je redoute. Que l’école de M. Ingres grandisse; que M. Ingres fasse des conquêtes en produisant encore beaucoup de belles choses, on lui devra immensément; il aura ramené au culte de la forme, dont nos faiseurs d’à peu près humains ne s’écartent que trop. Son intolérance d’artiste portera d’excellens fruits. Mais M. Ingres, sorti de la foule où l’intolérance davidienne et les partisans de la peinture des lieutenans de David l’avaient si long-temps et si injustement relégué, doit prendre sur les arts une influence, indépendante de celle que ses exemples lui auront acquise. L’administration des beaux-arts, souvent embarrassée pour la répartition des encouragemens et des récompenses, et ayant besoin de mettre sa responsabilité à couvert derrière un grand nom, consultera M. Ingres, comme autrefois elle consultait M. Gérard, M. David et M. Vanloo. Dans cette position, que fera l’artiste absolu? Pourra-t-il renoncer à ses opinions? Non, sans doute. Toute concession lui sera impossible, et c’est au profit de ses seules idées ou de ceux qui les représentent le mieux, qu’il conclura dans la consultation qu’on lui aura demandée.
Le Barbu. — Et il aura raison, car ses idées sont les seules bonnes.
Moi. — Pour un concours où il s’agira d’envoyer un élève à Rome, je ne dis pas non; mais non pour la distribution des récompenses ou des encouragemens donnés aux arts. Le gouvernement et la critique ne peuvent être absolus, intolérans; ils doivent aimer tout ce qui est bien, c’est-à-dire tout ce qui a une somme quelconque de qualités, dans un temps où la réunion complète de toutes n’existe nulle part. Ainsi, ce serait une faute au pouvoir de consulter M. Ingres seul, et à M. Ingres de chercher à avoir cette espèce d’influence qui ne pourrait être complétement dégagée d’une prévention louable peut-être chez l’artiste, fâcheuse chez le juge officiel.
Le Barbu. — Je n’admets pas cela, et je pense que M. Ingres pourrait nous débarrasser de toute l’ancienne race classique selon M. David, de toute la coterie romantique, de tous les Romains communs qui pullulent depuis dix ans; il mériterait un arc de triomphe. Adieu, Monsieur, je vais rejoindre mes amis. Je vois par cette conversation que vous n’êtes pas né pour sentir les belles choses, et qu’au fond vous n’aimez pas les deux portraits de M. Ingres.
Moi. — Vous tirez de mes paroles les conséquences les moins vraies. J’admire M. Ingres artiste; je le crains, conseil du pouvoir. J’admire les œuvres de M. Ingres, mais je ne crois pas que dans le système de M. Ingres tout est irréprochable. Je pense que M. Ingres est le plus grand dessinateur des écoles françaises ancienne et contemporaine; je le regarde comme un merveilleux sculpteur sur toile; mais je nie qu’il soit suffisant pour le ton: ce que vous me contestez. Et, quant aux portraits de M. Bertin et de madame ***, je les regarde comme deux chefs-d’œuvre de forme et de dessin; j’y trouve élévation, finesse, pensée; j’aime à les voir, à les étudier; mais je ne m’étonne pas que le public ne les comprenne pas bien, parce qu’ils manquent de la qualité qui se fait comprendre tout de suite du public: l’aspect de la nature, la couleur et la saillie. Du reste, monsieur, la longueur de notre causerie vous dit plus encore quelle importance a un homme comme Ingres que tout ce que j’ai pu vous dire. On ne conteste pas ce qui n’est pas. M. Ingres est, et surtout il sera, s’il veut nous donner beaucoup de choses, comme le tu Marcellus eris, dont j’ai vu de l’autre côté la très-belle traduction gravée par M. L. Pradier. Là, aucune objection contre M. Ingres; cela doit plaire à tout ce qui a le goût élevé et le sentiment de la divine poésie de Virgile. C’est que là M. Ingres en est réduit à la pensée et à la forme de sa pensée; il est poète et dessinateur; il se produit noir sur blanc, et l’on n’a pas à surmonter sa palette..... Je vous salue.