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II

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Table des matières

Madame la comtesse Yermoloff. — M. le baron Gros. — Le Gros d’autrefois. — Clot-Bey. — Le cheval de Charles X. — L’Amour piqué par une abeille. — Anacréon, te voilà vieux! — Fragmens humains en portefeuille. — Mademoiselle Mars. — Martin le chanteur. — Potier. — Le bourreau de Charles Ier.

Une Dame. — Bon Dieu! quelle est cette femme rose et jaune, si mince, si singulièrement coiffée, qui a de si longs bras, de si longs doigts gesticulant sur un si petit piano, des yeux si grands, et une bouche si bien dessinée d’après la bosse?

Un Elégant. — Comment, belle dame! vous ne reconnaissez pas la comtesse Yermoloff, la fille du général Lasalle?

La Dame. — En vérité, non. Cependant c’est possible. C’est donc là ce portrait dont on m’avait tant parlé ? (Elle rit.)

Un Inconnu. — Ne riez pas, madame, il n’y a pas de quoi rire. Oui, c’est là un portrait de Gros! Oui, c’est le peintre de Lasalle qui a peint madame Yermoloff!

L’Élégant. — Comme monsieur dit cela d’un ton grave et triste!

L’Inconnu. — C’est qu’il est triste d’assister aux derniers momens d’un homme célèbre! C’est qu’il y a de quoi gémir de voir l’homme survivre au talent!

La Dame. — Je ne voudrais pas être habillée par M. Gros; cette robe a trop mauvaise grâce.

L’Inconnu. — Et que m’importe la robe? Voyez la tête, et les bras, ce sont ces choses-là qui font le peintre, et elles ont plus mauvaise grâce que la robe.

La Dame. — Le visage est pourtant bien frais!

L’Inconnu. — Que trop, madame! il est teint en rose, comme ne le fut jamais figure humaine; et puis est-il modelé ? Cela ressemble à une de ces têtes de cire qui servent aux ajustemens de vos coiffeurs. Déplorable décadence!....

L’Elégant. — Elle a des mains d’une bien belle forme, au moins!

L’Inconnu. — Oui, de cette forme de convention qui appartient à Gros depuis vingt ans, mais qui disparaissait autrefois sous un modelé large et savant. Aujourd’hui, que voyez-vous là ? une quasi nature, quelque chose de nacré, de jaspé rose et violet; la preuve d’un pinceau rompu à la pratique du métier; mais d’art, plus l’apparence.

La Dame. — Le jugement est sévère.

L’Inconnu. — Croyez-vous qu’il ne m’en coûte pas? Gros, mon ancienne admiration; Gros qui a peint Aboukir, Jaffa, Nazareth, et tant de beaux portraits sous l’empire et en 1814; Gros, descendre jusque-là ! Vous ne savez pas, vous ne devez pas savoir, madame, ce que c’est que d’être trompé dans son amour; vous n’avez pas dû passer, belle et charmante comme vous êtes, par cette cruelle épreuve, Eh bien! ce sentiment pénible, cet affreux désappointement ne doit pas tomber plus horriblement sur le cœur d’une Ariane ou d’un

La Châtre, que sur le mien cette trahison de l’altiste que j’aimais! Et voilà tantôt dix ans que je souffre! Chaque année j’espère que je retrouverai le Gros d’autrefois, le coloriste puissant et énergique, le peintre-poète des grandes réalités de la République et de l’Empire; chaque année son ombre même s’amincit, et aujourd’hui la voilà qui m’échappe! Et vous ne voudriez pas que je m’affligeasse!

L’Elégant. — Vous avez ici de quoi vous consoler. Après M. Gros un autre!

L’Inconnu. — Et où est-il cet autre, s’il vous plaît? Il y a du talent tout autour de nous sans doute; mais il est en petite monnaie; il était en lingot chez le vainqueur de Girodet, de Guérin, de Gérard, et même de David. Si ce sont là vos consolations, je puis pleurer encore.... Faire un portrait comme ça! s’il n’avait fait que celui-là, du moins! Mais vous avez vu cette grande image où le rouge se montre dans toutes ses nuances, orgueilleux et fier, appelant les regards comme une prostituée ivre; n’est-ce pas déplorable? Dans ce portrait de Clot-Bey, le directeur français de l’école de médecine d’Alexandrie, trouvez-vous quelque chose que vous puissiez louer? Montrez-le-moi, montrez-le-moi, de grâce; car j’ai besoin de ne pas sortir d’ici sans m’être raccommodé avec Gros!..... Vous cherchez!..... Moi aussi j’ai cherché, monsieur! Rien, nulle part, pas même dans les accessoires, où l’artiste était si grand jadis. Vous avez vu le cheval de Murat, les chevaux qui s’agitaient dans la plaine de Nazareth, les chevaux de MM. de Lariboissière; voyez celui qui se dresse sur ses pieds, derrière Clot-Bey!

L’Elégant. — Il est sûr qu’il a plutôt l’air d’un rat que d’un cheval; mais ce n’est qu’un lazzis, comme on dit, je crois, en terme de peinture.

L’Inconnu. — Un lazzis, à la bonne heure; mais voyez les lazzis de ce genre qui sont dans les anciennes esquisses de Gros! Ce cheval est le digne fœtus de celui sur lequel M. Gros monta Charles X en 1829.

La Dame. — Il me semble avoir vu vers le milieu de la galerie un portrait de femme assise, vêtue d’une robe brune, qui m’a paru bien.

L’Inconnu. — Où, madame? où donc? Soyez assez bonne pour me conduire devant cette toile, qui va peut-être me rendre mon peintre. Allons, tout de suite. Faites-moi l’honneur d’accepter mon bras.

Les trois interlocuteurs vont au bout de la seconde travée, à la colonne derrière laquelle est le buste de Jouvenet.

La Dame. — Venez, monsieur, voilà ce dont je voulais vous parler.

L’Inconnu. — Point de rose cette fois, mais nous n’y gagnons rien; ce n’est pas plus vrai, pour être moins éclatant: le coloriste est absent, si l’enlumineur n’y est pas.

L’Elégant qui s’est retourné, appelle: — Madame la baronne! voyez donc, je vous en prie. Voilà de quoi faire le bonheur de monsieur votre père, qui compare encore les femmes à Vénus, et sait toutes les petites histoires mythologiques qu’on fait courir sur le compte de Cupidon: «L’Amour piqué par une abeille et se plaignant à sa mère.» Le marquis ne peut pas manquer de trouver cela fort ingénieux: c’est à mourir de rire!

La Dame. — Il est vrai que c’est assez drôle.

L’Inconnu. — Drôle! risible! vous en parlez bien à votre aise! Ceci n’est ni risible, ni drôle, c’est déplorable. Je ne puis pas rire, moi, quand je vois cette femme, rosée des pieds à la tête, transparente à quelques endroits, à ce point que nous apercevons le ciel au travers de son cou, par exemple; faisant de la grâce avec ses bras, comme une danseuse de l’école ancienne; levant les doigts de la main droite comme une petite maîtresse du temps de Boucher; reproduction maniérée de ce type de femme que nous offre toujours M. Gros depuis une dizaine d’années. Vous imaginez que je trouverai drôles ces petits Amours d’un si mauvais dessin, d’une couleur roséabonde comme la Vénus! Quelle traduction d’Anacréon, sainte antiquité ! C’est à M. Gros qu’on peut dire: «Anacréon te voilà vieux!» Oh non! cela n’est pas gai, je vous assure. Un artiste qui vit autrefois la nature si grandement, et créa de si puissantes choses, être déchu jusque-là !...

L’Elégant. — Peut-être ce portrait d’homme.....

L’inconnu. — Je le voudrais; je donnerais bien des choses pour qu’il en fût ce que vous croyez. Mais dans ce jeune homme je retrouve les grands yeux de madame Yermoloff, de Clot-Bey et de la dame à la robe brune; je retrouve leurs mains, leur bouche, tout enfin, excepté le sentiment vrai de la nature. On dirait que M. Gros a en portefeuille des mains, une bouche en arc d’amour, un œil large et alongé, un bras et une gorge de femme, qu’il accommode invariablement à toutes les circonstances. Il y a long-temps que je connais ces fragmens humains, colligés par le peintre dans les trésors de la statuaire antique, ou inventés pour plaire aux femmes qui veulent toutes avoir de grands yeux; il y a long-temps que je les vois s’incruster dans les ouvrages de M. Gros. Mais au temps de la grandeur du maître, une belle et riche couleur recouvrait ou faisait oublier un peu cet amalgame uniforme de traits de convention. A présent le masque est tombé : au lieu de cette poésie de tons qui frappe et séduit dans les chefs-d’œuvre de Gros, du brun et du rose, la parodie de la force et de la grâce. Et vous croyez que je puis rire!... Finissons cette autopsie douloureuse d’un génie mort. M. le baron Gros peut peindre tant qu’il voudra; Gros a fini, Gros ne produira plus rien à moins d’un miracle. Et qu’importe à Gros! La gloire lui est acquise; sa vieillesse peut être oisive à lui! Il fut le premier peintre d’une époque qui eut Ingres et David! Il fut un vrai peintre, un grand peintre: il restera de lui d’admirables pages. Combien restera-t-il des autres qui ne furent ni Gros, ni David, ni Ingres?

L’inconnu leva son chapeau, salua de la tête la dame et son cavalier, et se retira, l’air affligé, comme un ami qui vient de rendre les derniers devoirs à son ami.

— Cet homme est fou, dit l’élégant à la baronne! il est bien bon de se faire du chagrin pour si peu de chose!

La Baronne. — C’est que ce n’est pas peu de chose que la fin d’un grand artiste.

L’Elégant. — A la bonne heure; mais il n’y a pas de quoi pleurer; et j’ai vu le moment où il allait nous donner la comédie d’un torrent de larmes, à propos de cette Vénus si amusante.

La Baronne. — Eh bien! je comprends parfaitement sa douleur.

L’Elégant. — Vous avez le cœur si tendre!

La Baronne. — Non, je ne me pique pas de sensiblerie; mais j’ai toujours éprouvé une peine réelle à voir le déclin d’une gloire. Mademoiselle Mars, tout admirable qu’elle soit encore, travaille à nous désillusioner. Je serais désolée qu’elle ne jouât plus, et cependant je suis obligée d’aller aux Français sans lorgnette. Martin est surnaturel; sa voix est encore délicieuse, saisissante: pourtant, quand il chante, je tremble qu’il ne faiblisse, et mon plaisir à l’entendre est mêlé d’angoisses. Voyez Potier, si bon comédien, si spirituel; le public lui a manqué tout d’un coup, et d’artiste il est devenu baladin. Un artiste est comme une jolie femme; il doit se retirer à temps par coq uetterie. Ninon et Voltaire furent des exceptions; encore n’avons-nous point les confidences du dernier amant de l’une, et n’avons-nous pas assisté à la représentation de la dernière tragédie de l’autre!.... Je partage complétement les regrets de notre inconnu au sujet de Gros. D’ailleurs, il en parle avec un respect qui convient à un grand malheur ou à un grand talent.

L’Elégant. — Oui, belle dame; ce monsieur y a mis des formes, et il m’a semblé voir le bourreau de Charles Ier se mettant à genoux devant le roi condamné, lui demander pardon de la liberté qu’il allait prendre de remplir son sanglant office, et le saluer encore du titre de majesté en lui tranchant la tête!

Les causeries du Louvre

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