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DES HABITANS DES VILLES, DES MAMELOUCKS ET DE LEUR GOUVERNEMENT.
ОглавлениеLa population des villes est un mélange de plusieurs races, d'origine, de mœurs et de religions très différentes. On y distingue particulièrement les artisans, les commerçans, tous diversifiés par leur pays et leur croyance; les propriétaires qui vivent de leur revenu; les chefs de la religion, et les militaires chefs du gouvernement.
Les habitans des grandes villes n'appartiennent pas, comme les fellâhs, à des seigneurs; ils possèdent leurs maisons, leurs jardins, etc., et ont la faculté de les vendre. Ces villes, peu nombreuses, sont le Caire, Damiette, Rosette et Alexandrie; Tenta est bien à peu près dans ce cas, mais c'est parce que son territoire appartient à une mosquée. D'autres villes n'ont pas de propriétaires, mais leurs revenus sont affectés aux gouverneurs des provinces.[12]
La distinction par famille se retrouve encore dans les villes; l'exercice des arts et métiers est héréditaire, le fils imite les procédés de son père et ne les perfectionne pas. Si plusieurs familles d'une même religion exercent un même métier, elles forment une corporation qui choisit pour chef le plus riche et le plus considéré entre les anciens; elles habitent un même quartier.
Les commerçans forment aussi des corporations, selon leur pays, leur genre de commerce et leur culte: chacune, au Caire, a ses chefs, ses magasins et ses quartiers particuliers. Tout est corporation dans les villes d'Égypte, depuis celle des orfèvres jusqu'à celle des porteurs d'eau, des âniers, et presque celle des voleurs[13]; le chef de la corporation est chargé de la surveillance de tous les individus, et répond d'eux aux chefs de la police. La seule classe qui ne forme pas corporation est celle des domestiques, qui est très nombreuse; ils dépendent des maîtres qu'ils servent. Les mameloucks et les mukhtesims choisissent surtout pour domestiques des fellâhs de leur village. Plusieurs, après avoir fait une espèce de fortune, non par l'économie de leurs gages, car ils sont peu payés, mais par les rétributions qu'ils exigent de tous ceux qui ont besoin de parler à leurs maîtres, obtiennent la permission de s'établir au Caire, et leur famille entre dans la classe des artisans ou des marchands. Quelquefois même ils se fixent dans les villages lorsqu'ils ont assez bien profité de la faveur de leurs maîtres, pour en obtenir le don de quelques portions de terre.
Chaque religion ou secte a son quartier séparé et son chef; elle en a plusieurs lorsqu'elle est suivie par plusieurs familles qui exercent divers métiers. Les Cophtes sont la classe la plus nombreuse de chrétiens établis en Égypte; la plus grande partie habitent les villes, où ils sont principalement chargés de la perception des contributions, et de gérer les biens particuliers des chefs du pays; seuls lettrés, et habitués à ce genre de travail, ils se sont rendus nécessaires. Plusieurs exercent dans les villes des métiers, tels que celui de maçon, menuisier, etc. D'autres habitent les villages, notamment dans la Haute-Égypte, et y cultivent les terres. Ils y sont peu distingués des autres fellâhs. Les chrétiens de Syrie établis en Égypte, font le commerce avec leur pays, et se chargent de quelques entreprises de finances. Les Grecs, dont la plupart commercent avec leur pays, exercent aussi quelques arts et fournissent des matelots. Les Juifs sont particulièrement serafs ou compteurs et changeurs de monnaies. Quelques uns sont orfèvres, fripiers ou serruriers; les préjugés qu'on a contre cette nation produisent les mêmes effets dans tous les pays. Les négocians européens établis en Égypte sont tous compris sous la dénomination de Francs; ils ont leur quartier particulier au Caire, et jouissent de quelques priviléges, quoique exposés à une foule de vexations.
Les commerçans et artisans de tous les cultes ne sont pas beaucoup plus heureux que les fellâhs: un gouvernement destructif et tyrannique pèse sur eux. Les droits multipliés sous diverses formes leur enlèvent une partie de leurs gains, et des avanies les font retomber dans la misère aussitôt que leur aisance est reconnue.
Les ministres de la religion musulmane et de la justice, forment une classe intermédiaire, composée d'individus des classes inférieures, mais qui participent au gouvernement, parce qu'ils sont chargés du dépôt des lois et qu'ils ont de l'influence sur l'opinion.
L'expression vague des préceptes du Koran, seules lois écrites dans les pays musulmans, laisse aux docteurs une grande latitude pour les interprétations, et bien des moyens d'augmenter leur autorité. Quoique cette religion ait peu de dogmes, le fanatisme qu'elle inspire est un instrument que les prêtres savent employer avec succès.
Toutes les classes d'habitans sont admises à embrasser cette carrière[14]; la première éducation se borne à apprendre et à réciter quelques passages du Koran, ensuite à lire et à écrire. Ceux dont les vues s'étendent plus loin, se perfectionnent dans la lecture et l'écriture, et étudient les commentaires du Koran, qui ont été faits par la secte qu'ils embrassent. Voilà toute la science nécessaire pour être admis; la plupart des imans et des servans des mosquées n'en savent pas davantage. La soumission aux chefs de la religion, des pratiques religieuses, l'art d'en imposer par des formes extérieures et l'affectation d'un langage plein de maximes, leur frayent la route aux premiers emplois. On remarque chez les principaux chefs de la religion, nommés cheiks de la loi, l'astuce commune à tous les prêtres, qui, pour mieux dominer, cherchent à s'emparer de l'esprit des hommes. Leur conversation est remplie de belles sentences morales, et de grandes images poétiques qu'ils pillent dans les livres arabes; c'est tout leur savoir: on ne doit pas chercher en eux d'autres connaissances sur la politique, les sciences, etc.; ils n'en soupçonnent pas plus l'existence que l'utilité.
Sous l'humble titre de fakir (pauvre) et de distributeurs des aumônes, ils jouissent de revenus considérables, affectés à l'entretien des mosquées et aux fondations pieuses. Ces revenus sont ceux de villages et de terres qui ont été successivement donnés aux fondations religieuses, par les souverains de l'Égypte et les particuliers; ils proviennent aussi de certains droits sur les consommations, etc., etc. Une autre cause a contribué à augmenter ces revenus. Les propriétaires craignant qu'après leur mort le gouvernement ne s'emparât de leurs possessions, et voulant les assurer à leurs enfans, en font hommage à des mosquées, sous la réserve de rentes qui doivent être payées à leur postérité: on nomme ces fondations risaks.
Les cheiks ont une grande influence morale sur le peuple. Les gouvernans les plus despotiques se sont toujours crus obligés de les respecter. Mahomet imprima dans l'esprit de ses disciples l'opinion que le Koran contenait tous les préceptes religieux et sociaux; les interprètes et les commentateurs de ce livre, devenus chefs de secte, l'ont transmise à leurs successeurs, et les mêmes études portent simultanément aux places de jurisprudence et religieuses; les mêmes individus passent de l'une à l'autre sans difficulté, quelquefois même les exercent ensemble; elles donnent toutes deux le titre d'uléma.
Lorsque les Turcs firent la conquête de l'Égypte et en organisèrent le gouvernement, ils ne voulurent pas laisser aux Égyptiens les emplois de judicature; la Porte nommait chaque année au Caire un grand-kadi, et des kadis secondaires qui en dépendaient dans chaque province: ces emplois s'achetaient à Constantinople. Bonaparte rendit aux Égyptiens le droit de se juger; les grands cheiks lui proposèrent des candidats; pour supprimer la vénalité de la justice, il défendit les présens et fixa les émolumens des juges.
Il existe au Caire deux familles qui jouissent de la considération attachée aux descendans directs du Prophète, dont les chefs occupent des places héréditaires, auxquels sont alloués de grands revenus. Le cheik El-Bekry, descendant d'Aboubekr, est cheik des cheiks de la religion; et le cheik Saadat, qui compte dans ses ancêtres Ali, gendre, et Fathmah, fille de Mahomet, ainsi que les califes Fathmites, est chef de la mosquée d'Hassan, fils d'Ali.
Beaucoup de familles de chérifs, ou descendans éloignés de Mahomet, qui sont originaires des villes de l'Hedjas et de l'Yemen, et qui y conservent des relations, forment aussi une classe un peu distinguée du reste des habitans; elles s'adonnent au commerce ou à la culture. Plusieurs villages sont entièrement habités par quelques unes d'elles, principalement ceux dont les revenus sont affectés à des fondations pieuses; elles jouissent d'une certaine considération, et sont moins dégradées que les autres fellâhs. On ne doit pas confondre ces chérifs avec ceux qui, par des alliances plus ou moins anciennes, ont acquis le droit d'en prendre le titre et de porter le turban vert.
La classe des propriétaires vivant dans les villes du produit de leurs villages, est composée particulièrement des descendans[15] des officiers turcs qui conquirent l'Égypte sous Sélim II, et des mameloucks qui partagèrent avec eux le gouvernement. Ces officiers avaient obtenu la concession d'une grande partie des villages; ils recevaient la plus forte portion de leurs revenus, comme appointemens, et pour l'entretien des soldats qu'ils devaient toujours être prêts à conduire à la défense de l'État. Ils tenaient ces villages sous des conditions analogues aux Tuiariots du reste de la Turquie et à la suzeraineté des temps féodaux; ils étaient aussi chargés de la perception des droits réservés par le grand-seigneur, qu'on regardait comme seul propriétaire des terres, et qui pouvait en disposer après la mort de celui qui en avait la jouissance. Ses héritiers demandaient ou plutôt achetaient du pacha de nouveaux titres de propriété. La corruption du gouvernement rendit les héritages plus faciles; les femmes obtinrent des villages de leurs maris, et purent les transmettre à leurs enfans et à leurs esclaves.
Ces propriétaires composaient les différens corps de milice, les Ingcharichs ou janissaires, les Odjaklis, les Assabs, etc., chargés de la défense de l'Égypte. Nous ne rappellerons pas que les chefs de ces milices, divisés par l'ambition, se sont entourés d'esclaves dont ils ne suspectaient pas la fidélité. Nous n'examinerons pas l'influence que les usages sur l'adoption des esclaves ont eue dans toutes les affaires politiques; comment la race turque a diminué, tandis que les mameloucks croissaient en nombre et en puissance: comment les mameloucks, surtout depuis Ali-Bey, se sont successivement emparés, par la terreur et par des alliances, de la plus grande partie des villages: ces considérations sont du ressort de l'histoire. À l'arrivée des Français, la classe des anciens propriétaires était réduite à un petit nombre d'hommes écrasés par les mameloucks, au point d'être obligés de recourir à la protection de quelques beys et même des cheiks arabes, pour obtenir de leurs fellâhs le paiement des revenus qui leur restaient sur des portions de village. S'estimant d'une classe supérieure à celle des artisans et des commerçans, ils végétaient dans les villes, et les mameloucks leur confiaient rarement des emplois subalternes.
Les mameloucks, dont l'organisation et la composition diffèrent totalement des institutions de l'Europe, ont été parfaitement peints par Volney, ainsi qu'une partie de leurs révolutions; je n'en donnerai qu'une idée générale.
C'est un phénomène très singulier que de voir à côté des Arabes, très attachés à la distinction des rangs transmise par leurs ancêtres, une classe nombreuse qui n'estime que l'homme acheté, dont les parens sont inconnus, et qui, de l'esclavage, s'est élevée aux premières dignités[16]. Cette opinion est aussi générale dans toute la Turquie, même à Constantinople, au centre du gouvernement qui a pour principe de conserver la race d'Osman, et où il existe des familles très anciennes et considérées. Cette opinion est-elle un hommage aux talens que l'homme parti du point le plus bas, a dû montrer pour parvenir? Tient-elle à ce caractère belliqueux qui fait préférer un jeune homme élevé pour la guerre loin de ses parens? Dans un gouvernement tout militaire, les chefs ont-ils pensé que des esclaves qui tiennent tout d'eux, qui n'ont aucune famille, et qui les regardent comme leur père, doivent être plus attachés à leurs personnes et moins dangereux dans les emplois de confiance, que ceux qui, ayant la facilité d'appuyer leur autorité de celle de leur famille, pourraient se former des partis et se rendre indépendans?
Dans un gouvernement militaire et féodal, cet usage de former des esclaves que l'on destine aux premiers emplois, pouvait seul parer aux dangers de l'agrandissement des familles principales. Lorsque l'Europe gémissait sous le régime féodal, les possesseurs de grands fiefs disputaient l'autorité entre eux, ainsi qu'aux rois et empereurs; l'anarchie des États était complète. C'est peut-être cette politique qui a prolongé l'existence des descendans d'Osman; quelques esclaves élevés à des pachalics ont visé à l'indépendance, mais ils ont eu rarement une postérité qui pût suivre leur exemple, et après leur mort tout rentrait dans le devoir. Aucune grande famille n'a pu s'élever assez pour disputer le gouvernement à la famille régnante, ni faire une scission dans l'empire: l'Égypte est la seule province que l'éloignement et l'organisation de son gouvernement aient disposée à former une exception. Le gouvernement ottoman a été plus sage à Constantinople que les chefs de l'Égypte: les janissaires ont souvent déposé des sultans, mais aucun de leurs chefs n'a pu se rendre indépendant; et, par principe, on a toujours écrasé ou appauvri les grandes familles qui auraient pu profiter de leur influence. Le gouvernement a sans cesse évité le danger d'avoir auprès de lui un corps armé toujours avide de pouvoir, disposé à s'en emparer, et qui pouvait servir d'instrument a des ambitieux.
Des mameloucks, que les califes fathmites avaient achetés pour former leur garde, finirent par s'emparer du gouvernement: les chefs transmirent leur puissance à leurs descendans, mais ceux de Salah-ed-din s'amollirent, augmentèrent, comme les califes, le nombre et la puissance de leurs mameloucks, et furent également supplantés. Les mameloucks n'eurent plus alors de chefs héréditaires: la force ou le choix décida de celui qui prendrait le commandement; sa mort amenait de nouvelles querelles, et les partis s'accordaient pour un même choix, ou se partageaient l'Égypte.
Sélim II saisit, pour les attaquer, le moment de ces dissensions, et admit l'un des partis à partager le gouvernement: ces mameloucks conservèrent une existence politique, et firent partie des corps de milice: des beys, choisis entre eux par les chefs de ces corps et le pacha, étaient chargés de la police des provinces, et admis aux délibérations du divan, qui servait de contre-poids à l'autorité du pacha. Les grands officiers du gouvernement, voulant augmenter leur puissance, achetèrent des mameloucks. Ibrahim-Kiaya, qui en possédait le plus grand nombre, et qui sut s'attacher les propriétaires des autres, s'en servit pour s'élever, se fit craindre et gouverna l'Égypte. Après sa mort, les beys, qu'il avait accoutumés à l'exercice de l'autorité, voulurent en jouir; Ali-Bey, supérieur en talens et en caractère à tous les autres, devint chef, et se rendit indépendant. La Porte rétablit bien un pacha, mais les mameloucks, habitués à régner sur l'Égypte, ne lui laissèrent que l'apparence de l'autorité.
Tous les mameloucks achetés par un chef, ou même par un de ses affranchis, sont regardés comme de sa famille et lui donnent le nom de père; c'est ce qui forme les grandes distinctions du corps des mameloucks. Ceux qui parviennent à jouer un rôle à leur tête, et qui y restent assez long-temps pour acheter beaucoup d'esclaves et pour les avancer, deviennent chefs de maison.[17]
Les affranchis et les esclaves d'un même maître se regardent comme frères; mais, à la mort de leur maître, les principaux sont souvent divisés d'intérêts, la faveur qu'ils ont eue de son vivant déterminant leur richesse et leur pouvoir. Celui qui en a le plus acquiert la plus grande influence, et ceux de ses frères qui ne peuvent pas lui disputer l'autorité le reconnaissent pour chef. Si plusieurs sont égaux en force, ils se font la guerre jusqu'à ce que l'un des deux succombe, ou qu'ils s'accordent par le partage de l'autorité.
Tous les mameloucks actuels sont de la maison d'Ibrahim-Kiaya; Ali-Bey, et Mohamed-Bey Aboudahab se disputèrent l'autorité, et l'exercèrent successivement. La maison d'Ali-Bey existe encore dans les mameloucks d'Hassan-Bey et d'Osman-Bey Hassan, qui, à l'arrivée des Français, étaient réfugiés dans le Saïd. Ibrahim-Bey et Mourâd-Bey, principaux esclaves de Mohamed-Bey Aboudahab, avaient fini leur longue querelle par gouverner ensemble l'Égypte; ils ont formé depuis deux maisons.
Des marchands turcs amènent des esclaves de Constantinople en Égypte: on les choisit depuis six jusqu'à seize et dix-sept ans[18]. Achetés par les beys, par les kiachefs et les mukhtesims, ils sont, pendant leur enfance, employés au service personnel; leur éducation est toute militaire, c'est elle qui leur donne l'adresse, la force et la souplesse qui les distinguent dans les exercices du corps, l'équitation et le maniement des armes: devenus assez forts et assez exercés, ils montent à cheval; c'est alors qu'ils sont employés dans les expéditions, et que, suivant le degré d'affection qu'ils inspirent, on les attache à la garde plus particulière de leur maître.
Lorsque, pour récompenser leurs services, leur maître les affranchit, ils quittent sa maison, reçoivent de lui des propriétés, souvent même il les marie à l'une de ses esclaves; ils ont alors le droit d'acheter des mameloucks, et cessent d'être employés au service intérieur; mais ils sont toujours prêts à obéir à leur maître, et le suivent à la guerre. La permission de laisser croître leur barbe est le signe extérieur de leur liberté. Quoique le nombre des kiachefs fût fixé, et que le corps des beys dût les choisir sous la confirmation du pacha, ceux qui avaient de l'influence nommaient leurs créatures, et les faisaient reconnaître par les autres. Les vingt-quatre beys étaient choisis parmi les kiachefs; lorsqu'une de ces places était vacante, ils en proposaient un au pacha, qui le confirmait; dans les derniers temps c'était une simple formalité, et le chef de maison le plus puissant nommait des beys de sa famille. Mourâd et Ibrahim, lorsqu'ils partagèrent le gouvernement, s'accordèrent pour avoir un nombre à peu près égal de beys.
Une grande carrière est donc toujours ouverte à l'ambition des mameloucks: d'esclaves ils peuvent devenir beys, chefs de maison, et même souverains de l'Égypte. Leurs moyens de parvenir sont l'attachement, le zèle et l'obéissance; la force et l'adresse dans les exercices militaires, la bravoure dans les combats; ils obtiennent ainsi la faveur de leur maître: des richesses et la liberté. Devenus kiachefs, ils peuvent obtenir des commandemens de provinces ou des expéditions, dans lesquelles ils pressurent les fellâhs et les Arabes: ils accumulent alors l'argent nécessaire pour acheter et entretenir un grand nombre d'esclaves. La considération qu'ils ont acquise, la crainte qu'inspire une force militaire imposante, et les richesses, les conduisent ensuite aux premiers emplois.
Les guerres entre les mameloucks des différentes maisons, dont les chefs se disputaient le gouvernement, entraînaient la chute d'un parti, qui se retirait dans la Haute-Égypte. Les vaincus étaient proscrits, leurs biens confisqués[19], et leurs beys étaient remplacés au divan par des kiachefs du parti victorieux, qu'on nommait beys à leur place. Le chef de la maison dominante, outre ce qu'il possédait par lui-même, devenait de cette manière possesseur d'une grande partie des villages de ses adversaires; il en obtenait encore par des concessions qu'il forçait les mukhtesims à lui faire, et par la succession des gens de sa maison qui mouraient sans héritiers. Il se servait de toutes ses propriétés pour augmenter ses propres revenus, pour enrichir ses créatures, et pour rendre sa maison plus puissante.
Les beys et les kiachefs recevaient chaque année le gouvernement de quelque province ou arrondissement. Ils y allaient faire une tournée pour forcer le paiement des impositions dues au gouvernement et aux mukhtesims, soumettre les Arabes et maintenir la police; mais leur intérêt propre les occupait bien davantage que les affaires publiques; ils s'appliquaient à percevoir les droits qui leur étaient alloués, saisissaient toutes les occasions de faire des avanies ou d'ordonner des amendes, forçaient les Arabes à leur offrir des présens, et nourrissaient leurs troupes aux dépens des villages.
Outre les mameloucks, tous à cheval, les beys et le gouvernement entretenaient quelques gardes à pied, etc. Fidèle à la politique turque de donner rarement une autorité militaire aux hommes du pays, cette infanterie, peu nombreuse, n'était pas composée d'Égyptiens, mais d'hommes de la partie occidentale de la Barbarie et d'Albanais. Ils étaient chargés en sous-ordre des mameloucks, de la garde des villes et de la police des villages des beys qui les avaient à leur solde.
Le pacha, envoyé de Constantinople, était bien censé le chef du gouvernement de l'Égypte; mais les beys, maîtres de toute l'autorité, ne lui laissaient que les marques honorables de sa place[20]. Je me dispenserai donc d'en parler, ainsi que des autres officiers et des effendis, envoyés par la Porte pour régler des comptes, que les beys faisaient toujours arranger de manière qu'on n'eût rien à envoyer à Constantinople.
Les revenus des mameloucks se composaient de ceux qui leur étaient particuliers et de ceux du gouvernement.
Les revenus particuliers étaient ceux des villages qui appartenaient aux beys, kiachefs et mameloucks comme mukhtesims; les différens droits qu'ils percevaient dans leur commandement, les avanies, les amendes, les présens qu'ils exigeaient. Les Cophtes ont toujours eu l'adresse de se rendre nécessaires; chaque bey, chaque mukhtesim en employait un par village, qui tenait les rôles de contributions et les percevait en son nom. Le bey propriétaire de plusieurs villages, avait un Cophte supérieur aux autres, qui était à la fois son intendant et son secrétaire. Ce dernier se dédommageait sur les subalternes et sur les fellâhs des humiliations qu'il devait supporter.
Les revenus publics se composaient du miry ou impôt territorial, que les mukhtesims percevaient et versaient entre les mains d'effendis envoyés de Constantinople, mais obligés d'obéir aux beys; des douanes; des droits sur le commerce intérieur; de la ferme de certaines exploitations; de la capitation des chrétiens, etc. Ces divers droits, à l'arrivée des Français, étaient affermés, les douanes à des chrétiens de Syrie, les droits intérieurs à des négocians musulmans, les exploitations et le commerce du natron et du séné à des Francs, etc., etc. Ces revenus publics étaient affectés aux dépenses du gouvernement. L'excédant devait être envoyé à Constantinople; mais les beys principaux en disposaient.
Après la conquête de l'Égypte, le gouvernement français devint propriétaire des villages qui appartenaient aux mameloucks et à des mukhtesims émigrés; il en perçut les revenus, ainsi que ceux des oussiehs, et se fit payer le miry. On ordonna un enregistrement des propriétaires de villages, pour constater les droits des mukhtesims qui étaient encore en Égypte. Les Cophtes étaient seuls instruits du mode de perception et du produit des contributions territoriales; on dut continuer à les employer. Les douanes et les autres contributions indirectes furent organisées. L'histoire générale de l'expédition fera connaître plus en détail ce que les Français ont fait pour une organisation des finances, également conforme au bien du peuple et aux intérêts du gouvernement.
L'évaluation des revenus que les mameloucks tiraient de l'Égypte, entraînerait à des détails que ne comportent pas ces considérations générales. On croit assez communément qu'elle leur produisait, de revenus publics et particuliers, trente-cinq à quarante millions. Ils ont varié chaque année sous les Français, selon les circonstances de la guerre; mais on peut les évaluer à vingt ou vingt-cinq millions. La raison de cette différence de produit est que, pendant la guerre, la douane et les contributions indirectes rapportaient fort peu; que les mameloucks qui surveillaient directement l'exploitation de leurs villages, et particulièrement celle de leurs oussiehs, en retiraient plus que les Français ne le pouvaient alors; enfin, qu'on avait supprimé les avanies, amendes et autres vexations qui rapportaient beaucoup aux beys.
Les Français n'ont pu recueillir aucun renseignement certain sur la population. Les Musulmans ont pris des Juifs une répugnance superstitieuse pour les dénombremens: à cet obstacle se joignait encore l'inquiétude des habitans pour le motif de pareilles recherches. N'imaginant pas qu'on pût avoir d'autre but que d'obtenir de l'argent, ils pensaient que les Français cherchaient à savoir leur nombre, pour leur imposer une capitation. Ils ne tiennent aucun registre des naissances et des morts; c'est avec beaucoup de peine que, dans quelques villes, on a obtenu la déclaration du nombre de ces derniers, et long-temps après celle des naissances; mais elles n'ont jamais été bien exactes. Les états recueillis par le citoyen Desgenettes sont les seules bases qu'on ait pu se procurer.
Si les mameloucks laissent peu de postérité, il n'en est pas de même des autres habitans, principalement des fellâhs. Quoique un petit nombre soient assez riches pour profiter de la loi qui autorise la polygamie, et que les femmes y passent très vite, ils ont tous beaucoup d'enfans; sans cette fécondité, les grandes pestes affaibliraient beaucoup l'Égypte. N'ayant aucun renseignement sur celle des campagnes, on ne peut l'estimer; cependant il paraît qu'on peut porter celle de toute l'Égypte à environ deux millions cinq cent mille habitans, ou à plus de trois millions, compris la ville du Caire, qui en a deux cent cinquante à trois cent mille.