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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL REYNIER SUR LES OPÉRATIONS DE L'ARMÉE D'ORIENT, OU DE L'ÉGYPTE APRÈS LA BATAILLE D'HÉLIOPOLIS
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
RÉSUMÉ DE L'ÉTAT SOCIAL DES PEUPLES DE L'ÉGYPTE

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Depuis l'Arabe Bédouin jusqu'aux chefs du gouvernement, la force et les richesses sont la seule route qui conduise au pouvoir, et dès-lors l'unique objet de l'ambition. Tous sont peu délicats sur les moyens d'acquérir des trésors; tous cherchent à s'attacher des hommes qui leur soient dévoués, et dont ils puissent employer utilement le courage et l'adresse. Les beys et les mukhtesims achètent des esclaves blancs et quelques noirs; les cheiks arabes achètent des Nègres. Chacun s'entoure d'une milice plus ou moins redoutable. Se croit-il assez fort, il lutte et fait la guerre avec ses concurrens ou ses oppresseurs. Lorsqu'il n'existe pas dans le gouvernement une puissance capable d'imposer à toutes ces forces divisées, l'anarchie est complète; l'esprit de faction et les haines héréditaires se joignent aux querelles qui naissent journellement. Le cultivateur est presque toujours entraîné dans ces querelles; il en a aussi de personnelles, mais de quelque manière qu'elles se terminent, le produit de ses récoltes sert toujours à nourrir les combattans; il doit payer les profusions des chefs pour augmenter leur pouvoir: il n'est que le misérable instrument de leurs jouissances. Régi plutôt par les caprices des hommes puissans que par des lois fixes, il ne sait à qui du gouvernement de Constantinople, des beys, des mukhtesims ou des cheiks arabes il doit obéir. Obligé de les satisfaire tous, il exécute d'abord les ordres de celui dont, pour le moment, il redoute la vengeance; de là l'usage de mettre chaque année des troupes en campagne pour percevoir les contributions.

Les qualités morales et l'instruction ne conduisent à aucun emploi; elles ne procurent qu'une très faible considération, et nulle richesse; rien n'invite donc à les cultiver. La seule étude est celle de la dissimulation, cette arme de la faiblesse ambitieuse; elle est autant le partage de toutes les classes du peuple que la base de la conduite du gouvernement.

Des lois vagues, la vénalité des juges, l'absence d'une force spécialement destinée à poursuivre et à punir les coupables, les refuges qui leur sont toujours ouverts par l'hospitalité, déterminent le gouvernement à punir une famille, une corporation, un village, pour la faute d'un seul homme, souvent fugitif, plus souvent inconnu; il adopte ainsi l'usage des Arabes, d'étendre les vengeances personnelles à des familles entières: il reconnaît le territoire de chaque tribu pour exiger d'elle la restitution ou le paiement des vols qui s'y commettent. Dans un gouvernement mal organisé, cette méthode de punir une classe entière des fautes d'un seul homme, a du moins l'avantage d'intéresser tous les individus à se surveiller réciproquement. Les asiles sont une ressource que tous les habitans se procurent mutuellement contre l'oppression. Ce n'est pas par esprit d'ordre et de justice que les gouvernans, peu susceptibles de ces sentimens moraux, poursuivent le coupable, et cherchent à terminer les querelles; mais c'est que la culture, les récoltes et le paiement des contributions en souffrent; et que les accommodemens leur procurent toujours des présens ou des amendes.

Le peuple égyptien a été soumis dans presque tous les temps, a des conquérans étrangers dont il a successivement détesté le joug. Toujours prompt à se livrer aux apparences du succès, mais en proie aux haines, aux jalousies, effets de sa division en classes distinctes, jamais un concours simultané d'efforts n'exista pour briser ses chaînes; les soulèvemens partiels furent toujours sévèrement réprimés: il conserve encore le même esprit d'inquiétude. Le gouvernement des Osmanlis est celui qu'il déteste le plus; cette aversion est continuellement excitée par les mameloucks et les Arabes, dont l'esprit domine en Égypte: elle a sans doute contribué, malgré le fanatisme religieux, à l'attacher aux Français.

Les élémens de la société s'opposent, en Égypte, à toute espèce d'améliorations; aucun changement utile ne peut être opéré que par des étrangers appelés au gouvernement. Les Français se sont trouvés dans cette position; mais outre les difficultés d'un établissement, et celles qui naissent de l'état de guerre, combien d'obstacles moraux n'avaient-ils pas à surmonter? L'attachement aux anciens usages, l'orgueil de la superstition, et l'ignorance qui repousse toute idée nouvelle, la différence de langage et de culte, les mœurs et l'état social des différentes classes, etc., etc. Il fallait organiser la justice, établir des autorités municipales, une police générale et une administration uniquement occupées du bien public; effacer les distinctions politiques et religieuses, habituer les hommes de cultes différens à obéir aux mêmes lois, changer la nature des propriétés territoriales et l'état des fellâhs; il fallait intéresser les cultivateurs à perfectionner leurs cultures, les artisans et les commerçans à étendre leurs spéculations, par la certitude de jouir du fruit de leurs travaux; il fallait détruire les Arabes errans, ou saper, par des institutions, leurs préjugés contre la vie sédentaire; il fallait enfin lier tous les intérêts particuliers à l'intérêt général, perfectionner le système des impositions, améliorer la distribution des eaux et l'irrigation, développer la culture des plantes coloniales, creuser des canaux de navigation, etc., etc. Alors l'Égypte se serait élevée au plus haut degré de prospérité. Mais il était nécessaire d'étudier parfaitement ce peuple, de détruire ses préjugés, d'attirer sur les législateurs l'amour, l'estime et la vénération qui seuls pouvaient leur donner une force morale suffisante pour établir et consolider de nouvelles institutions. Cela ne pouvait être effectué que successivement et avec beaucoup de lenteur. C'est au moment où les Français avaient acquis en partie ces connaissances et l'ascendant moral d'où dépendait le succès, qu'ils ont abandonné l'Égypte. La paix, qui procure la tranquillité à tous les autres peuples, n'est pas un bienfait pour les Égyptiens; elle les rejette au sein des troubles et des dissensions intestines; elle les replonge dans la barbarie.

L'orgueilleux musulman connaissait les peuples de l'Europe, seulement par l'horreur que des barbares fanatiques avaient inspirée à ses ancêtres; il ignorait ou se refusait à penser que ces mêmes peuples, affranchis de leurs préjugés, avaient fait des pas immenses dans la carrière de la civilisation; tandis que lui, dégradé par ses propres institutions, peut à peine se compter au nombre des peuples civilisés. Lors de l'expédition de Bonaparte en Égypte, on vit pour la première fois les sciences et les arts s'unir à la marche d'un conquérant. Les Égyptiens apprécièrent dès-lors la puissance des Européens, la douceur de leurs lois, et l'étendue de leurs lumières; leurs braves admirèrent les exploits des Français: tous reconnurent leur supériorité.

L'armée d'Orient laisse en Égypte de grands souvenirs et des regrets. Ces impressions sont un germe que l'avenir et les événemens feront éclore.

Mémoires du comte Reynier … Campagne d'Égypte, deuxième partie

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