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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL REYNIER SUR LES OPÉRATIONS DE L'ARMÉE D'ORIENT, OU DE L'ÉGYPTE APRÈS LA BATAILLE D'HÉLIOPOLIS
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
DES ARABES

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L'Arabe Bédouin, errant dans les déserts, y faisant paître ses troupeaux et se nourrissant de leur lait, retrace encore actuellement les anciens patriarches: mêmes mœurs, mêmes usages, même genre de vie; le pays qu'il habite n'en permettant pas d'autre, il n'a pu changer. Si certains auteurs avaient vécu avec ce peuple; s'ils avaient étudié les hommes formés par cette vie pastorale, ils se seraient épargné beaucoup de déclamations.

L'Arabe respecte surtout les vieillards; l'autorité paternelle est très étendue chez lui, et tous les enfans restent unis sous le pouvoir du chef de la famille; lorsqu'elle devient considérable, après plusieurs générations, elle forme une tribu dont les descendans du premier patriarche sont les chefs héréditaires chargés du gouvernement, ils attirent à eux l'influence et les richesses; ils finissent par dominer et par former une classe supérieure; alors ils usurpent une espèce d'autorité féodale sur le reste de la tribu.

Les cheiks représentent le père de la famille, et jugent les différends de leurs enfans; mais plus la famille ou la tribu est considérable, moins leurs jugemens sont respectés: de là naissent des querelles, et l'homme de la nature qui se croit lésé a recours à sa force personnelle. Les jalousies entre les frères, fruit d'un défaut d'équilibre entre l'affection qu'ils inspirent ou les biens qui leur sont dévolus, sont très fréquentes, notamment après la mort du père; et quoique le droit d'aînesse soit reconnu, il n'est pas rare de voir des frères guerroyer lorsqu'ils sont assez puissans pour que leurs querelles portent ce nom. Les rixes entre familles et tribus voisines sont assez fréquentes; des empiètemens sur les pâturages, des enlèvemens de bestiaux, etc., en sont la cause ou le prétexte. Aucune autorité supérieure n'existe pour les juger, ou pour les contraindre à un accommodement: et cette vie pastorale primitive, qu'on croyait si paisible, n'offre que le tableau d'un état de guerre presque continuel.

Rien ne lie les Arabes à une société générale: leur religion, qui devait être un moyen d'union, ne les a réunis que lors de l'impulsion fanatique donnée par Mahomet, et continuée sous ses successeurs, par une suite nombreuse de conquêtes étonnantes qui changèrent les mœurs de ces générations. Chaque tribu a son chef de religion, qui, dans les affaires intérieures trop importantes pour être décidées par le cheik, juge d'après les principes du Koran; mais ces ministres du culte ont peu d'influence pour étouffer les dissensions entre les tribus.

Les querelles sont interminables, des haines héréditaires font naître des combats, des pillages, des assassinats sans cesse renaissans; le sang doit être vengé par le sang. Les localités, des intérêts communs et des haines semblables, unissent quelquefois, pour un temps, des familles et des tribus sous un même chef; mais la fin de la guerre, le partage du butin, brisent ces liens d'un moment, dès que les mêmes dangers ne les forcent plus de rester alliées.

Quoique dominés par des passions haineuses et les jalousies qui naissent de cet état habituel de guerre, les Arabes ont de belles qualités morales. Ils exercent, même envers leurs ennemis, l'hospitalité, plus commune chez l'homme de la nature, malgré ses besoins, que chez l'homme civilisé au sein de ses trésors. Cette vertu commence à perdre chez eux de sa pureté, par l'ostentation qu'ils y mettent, et parce qu'elle tient au besoin qu'ils ont de trouver des asiles dans les orages fréquens auxquels ils sont exposés.

Passionnés pour leur indépendance, ils méprisent le cultivateur et l'homme des villes; ils ont de la fierté dans le caractère et quelques sentimens élevés. C'est même une question à résoudre, si la fausseté, la dissimulation qu'on leur reproche, notamment dans leurs relations politiques et particulières avec les classes plus civilisées, sont le résultat de leurs mœurs, ou de l'expérience de la mauvaise foi de ces dernières? La flatterie adroite qu'ils savent employer dans certaines occasions, tient-elle à leur caractère, où l'ont-ils apprise dans leurs relations étrangères?6

Les qualités que les Arabes estiment particulièrement, sont la franchise et la bravoure: chez eux, un des plus grands éloges est de dire d'un homme qu'il n'a qu'une seule parole. Ils étaient peu habitués, avant l'arrivée des Français, à rencontrer cette qualité chez les dominateurs de l'Égypte.

Aucun titre à leurs yeux n'est plus beau que celui de père; aussitôt qu'un Arabe a un fils, il change de nom et prend celui de père de ce fils. Ce que les Arabes désirent le plus, c'est la multiplication de leur race, parce que leur pouvoir et leur ascendant s'accroissent dans la même proportion; c'est comme leur donnant beaucoup d'enfans qu'ils honorent leurs femmes; réduites aux travaux du ménage et aux soins des troupeaux, elles n'ont ordinairement aucune influence publique. Cependant il est quelques exemples de femmes considérées pour leur aptitude aux affaires, qui ont succédé à leurs maris dans la place de cheik.7

Les guerres fréquentes ont déterminé les familles et tribus à convenir des limites de territoire, et des puits du désert qui appartiendraient à chacune d'elles; ce genre de propriété est général pour toute la tribu. Les propriétés personnelles sont les troupeaux, dont la vente leur produit des grains, des armes et du tabac; et leur industrie, qui se réduit à la location de leurs chameaux et à quelques branches très faibles de commerce, telles que le charbon, la gomme, le sel, le natron, l'alun, etc., etc., que les localités restreignent à certaines tribus.

Les Arabes ne connaissent pas l'usage des impôts pour subvenir aux dépenses générales. Le cheik est ordinairement le plus riche; il doit, avec ses biens, entretenir ses cavaliers, et subvenir aux dépenses qu'occasionnent l'hospitalité et les réunions des autres chefs: excepté dans ces circonstances, il vit aussi simplement que le reste de la tribu.

Piller est un besoin pour tous les Arabes. Les dépouilles sont partagées entre les familles, d'après des règles établies. Cet esprit de pillage est-il inhérent à leur degré de civilisation? Est-il le résultat des guerres qu'ils se font entre eux, ou naît-il de la jalousie qu'ils portent à l'aisance des classes plus civilisées qui habitent les terrains cultivés? Je ne déciderai pas ces questions. Les Arabes se justifient en disant que le pillage est un droit de conquête; ils regardent ce qu'ils prennent comme des trophées militaires, et se considèrent comme étant en guerre éternelle avec tout ce qui n'est pas eux.

L'Arabe étant habitué dès l'enfance à tout respecter dans les vieillards, forme ses opinions d'après la leur; rien n'excite en lui de nouvelles idées, et c'est ainsi que ses mœurs se sont perpétuées. Il ne trouve rien de plus beau, de plus noble que son existence. Occupé de ses chevaux, de ses chameaux, de courses et de pillages, tandis que ses femmes gardent les troupeaux et tissent ses grossiers vêtemens, il contemple avec mépris le reste des hommes, pense que c'est dégrader sa dignité que de s'adonner à la culture de la terre et habiter des maisons. Son mépris pour toutes les institutions étrangères s'oppose à leur influence.

C'est là ce qui conserve à tous les Arabes un caractère national, même à ceux qui ont eu le plus de relations avec les peuples civilisés, et qui ont adopté une partie de leurs usages. Mais quoique leur caractère ne soit pas sensiblement modifié par le contact des autres peuples, l'habitation des terres cultivées occasionne cependant quelques changemens dans leur état politique. Suivons-les, depuis l'Arabe isolé dans le désert, jusqu'à celui qui est établi en souverain dans certains cantons.

L'Arabe Bédouin, vivant dans le désert du produit de ses troupeaux et de ses pillages, est réputé le plus noble et le plus pur. Les plus riches, ceux qui vivent dans l'aisance, en font le plus grand éloge, et même regardent comme un grand honneur d'en descendre; mais ils ne sont pas tentés de l'imiter.

Il existe dans quelques tribus une classe composée de descendans de familles étrangères ou de fellâhs qui, fatigués de vexations, se sont sauvés dans le désert et ont embrassé la vie arabe. Cette classe n'est point admise à la noble oisiveté et à la vie militaire des Bédouins; elle est restreinte à la garde des troupeaux, à la conduite des chameaux et aux travaux de la terre, lorsque ces tribus ont quelques cultures: tels sont les Hattemëhs dans la Charkiëh. Quelques cheiks de tribus voisines des terres cultivées, ayant augmenté leur puissance et leurs richesses, ont réduit le reste de la tribu à cet état secondaire; leur famille, considérée comme d'origine noble et purement arabe, est seule exempte des travaux.

Les Arabes ne font pas d'esclaves dans leurs guerres8. N'ayant pas de travaux pénibles pour les occuper, ils leur seraient inutiles, et personne ne voulant les acheter, ils ne pourraient en faire un objet de commerce. Lorsque les ennemis tombent entre leurs mains, ils les tuent ou se bornent à les dépouiller; suivant l'importance qu'ils leur supposent chez leurs ennemis, quelquefois ils les gardent en otage. Ils connaissent cependant l'esclavage et achètent même des nègres de l'intérieur de l'Afrique; mais il n'est chez eux, comme dans presque tout l'Orient, qu'une espèce d'adoption. L'esclave acheté entre dans la famille; il n'est chargé d'abord que du service domestique, mais dès que son âge et ses forces le permettent, il accompagne son maître à la guerre; tout lui devient commun avec les enfans. Souvent le maître joint au don de la liberté celui des troupeaux nécessaires pour son établissement, et le marie. On voit des descendans de ces esclaves noirs partager l'autorité et la considération avec les autres Arabes; plusieurs sont même parvenus à la place de cheiks. Les tribus du désert achètent moins d'esclaves que celles qui sont voisines de terrains cultivés: celles-ci ont besoin d'une force armée considérable pour se maintenir et accroître leur puissance.

Plusieurs tribus se sont successivement établies sur la lisière des terres cultivées et du désert, d'autres dans des plaines sablonneuses qui forment des espèces d'îles au milieu des terres cultivées. Elles y vivent encore sous la tente et dans des cabanes de roseaux, et y conservent leurs mœurs. Elles ont aussi leur arrondissement dans le désert, où elles envoient paître leurs chameaux et peuvent se sauver avec leurs troupeaux dès qu'elles ont quelque attaque à redouter. Cette proximité des terres cultivées leur fait prendre des habitudes et des besoins dont les purs Bédouins sont exempts. Ces Arabes se nourrissent mieux et font cultiver quelques terres par les classes inférieures ou par les fellâhs. D'autres Arabes ont quitté les tentes pour habiter les villages; ils y sont distingués des fellâhs par leur oisiveté, par la vie militaire de tous ceux qui tiennent aux familles des cheiks, et par une espèce d'indépendance. Devenus propriétaires et cultivateurs, ils sont davantage sous la main du gouvernement; cependant plusieurs sont assez puissans pour lui résister ou pour s'en faire craindre; quelques uns ont des cantons où ils commandent en souverains. Le cheik Hamman était le véritable prince de la Haute-Égypte, lorsque Ali-Bey anéantit son pouvoir. Depuis, aucun ne s'est élevé à ce degré de puissance; mais il en est beaucoup qui possèdent des villages, soit comme propriétaires ou seigneurs, soit comme propriétaires de terrains francs. Ils maintiennent leur dignité par une nombreuse cavalerie, et sont craints et respectés par un gouvernement faible et divisé.

Les Arabes se considèrent comme établis en Égypte par droit de conquête; les différentes tribus s'en sont partagé toute l'étendue par arrondissemens ou juridictions9, où chacune domine et a ses terres particulières. Ils regardent les fellâhs comme des vassaux qui doivent cultiver les terres nécessaires à leur subsistance, et payer un tribut pour celles qu'ils cultivent pour leur propre compte, pendant que, toujours à cheval et armés, ils les protégent contre les tribus ennemies. Ces tribus conservent dans cet état tout l'orgueil arabe, traitent avec les gouvernans de l'Égypte comme de souverain à souverain, trouvent indigne d'elles de payer des contributions fixes, mais se procurent la tranquillité par des présens que l'usage a conservés, et qui consistent en chevaux, en chameaux, très rarement en argent. Ils fuient dans le désert plutôt que de se soumettre entièrement. Redoutés des cultivateurs, et bravant le gouvernement dans leurs fuites et leurs retours faciles, ils forcent toujours les fellâhs d'acheter leur protection.

Le titre de cheik arabe est très vénéré en Égypte. Aussitôt que les cheiks de village sont assez riches pour entretenir une maison et un certain nombre de cavaliers, ils se procurent une généalogie qui les fait descendre de quelque ancienne famille arabe, et prennent le titre de cheik-el-arab.

Si les querelles et les haines invétérées des tribus arabes ne s'opposaient pas à leur réunion, elles pourraient rassembler quarante mille cavaliers, et seraient maîtresses de l'Égypte; mais l'esprit de division qui les domine en préserve le pays.

Les familles arabes qui habitent les villages, notamment les Aouarahs, dans la Haute-Égypte, paraissent descendre de ceux qui en firent la conquête sous les successeurs de Mahomet; mais l'établissement des autres tribus est plus moderne; je n'ai pu en découvrir l'époque, non plus que celle de la distinction de leurs arrondissemens. Les vieillards et les tribus établies près des terres cultivées, font remonter leur émigration au onzième ou douzième siècle. Dans tous les temps, le Nil a attiré sur ses rives les habitans du désert: du côté de la Charkiëh sont les tribus venues de l'Arabie; celles de la Barbarie s'arrêtent dans le Bahirëh, à l'ouest du Nil: elles sont plus belliqueuses et mieux armées que les autres. Il en arrive fréquemment de nouvelles des parties occidentales.

Outre les alliances entre les tribus, il existe encore chez les Arabes de grands partis ou ligues, dont les cheiks puissans sont les chefs: chaque famille ou chaque tribu tient à l'une de ces ligues, celles qui sont du même parti se soutiennent réciproquement dans leurs guerres. Lorsqu'il s'élève une rixe entre deux tribus du même parti, celle qui n'est pas soutenue par le reste de la ligue passe momentanément dans le parti opposé. Je n'ai pu découvrir l'origine de ces ligues; elles sont très anciennes, et se retrouvent chez tous les Arabes. Dans la Basse-Égypte, l'un des partis est nommé Sath, l'autre Haran; en Syrie, Kiech et Yemani; les familles de fellâhs et les villages sont attachés à l'une ou à l'autre de ces ligues. Les beys, dans leurs dissensions, s'en appuyaient lorsqu'il y avait deux partis principaux dans le gouvernement. À l'arrivée de l'armée française, Ibrahim-Bey, était Sath, et Mourâd-Bey, Haran. En général le parti sath était attaché au gouverneur du Kaire.

Les Arabes paraissent en quelque sorte former un cadre dans lequel la population de l'Égypte est enchâssée; ils constituent un gouvernement hors du gouvernement. Je me suis un peu étendu sur leur état politique, parce qu'on en trouve des traces dans toutes les autres classes.

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J'ai souvent été surpris d'entendre des Arabes, élevés dans le désert, d'un aspect sauvage et couvert de haillons, sachant à peine lire quelques passages du Koran, employer, dans certaines discussions, une adresse de raisonnement et des détours dignes des négociateurs les plus subtils, des flatteries qu'avouerait le courtisan le plus exercé, et parsemer leurs discours de grandes et belles images. En général, l'imagination vive et les sentimens élevés des Arabes contrastent avec le sol brûlant et stérile qu'ils habitent, avec la simplicité et même la misère de leur vie. Dans leurs poésies, ils chantent l'amour, tandis que leurs institutions, la polygamie et l'état d'abjection où leurs femmes sont réduites, devraient détruire presque entièrement cette passion.

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La tribu de Békir en Syrie, qui est fort puissante, depuis la mort d'Akmet-Békir, cheik très considéré, obéit à sa mère. Il en est aussi dans la Haute-Égypte, mais ces exemples sont très rares.

Dans une visite à la tribu de Néfahat, j'interrogeais un vieillard qu'on me présenta comme l'historien de sa tribu: Il me dit, en parlant de leur établissement en Égypte, que la femme de Néfoa, lorsqu'il y vint, avait les yeux aussi vifs et aussi perçans que la balle qui sort du fusil; elle avait un grand caractère et beaucoup d'esprit; aussi ses enfans ont prospéré, et les Néfahat ont actuellement cinq cents cavaliers, tandis que les Lomelat n'en ont pas cent; ils descendent cependant d'un frère de Néfoa, qui vint en même temps que lui; mais dont la femme avait des yeux de gazelle, était douce et timide.

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Quelques tribus puissantes de la Haute-Égypte paraissent devoir faire exception; encore les esclaves faits n'appartiennent-ils pas à des Arabes, mais à des Barabas. Pendant notre séjour, le cheik de la tribu de Tarfé, Mahmoud-Ebn-Ouafi, envoya un parti de quelques cents cavaliers à cent vingt journées dans le désert, contre une tribu dont il prétendait avoir à se plaindre. Ces cavaliers ayant eu le dessous, passèrent, en revenant, sur les terres de Dongola, où ils firent des prisonniers, et notamment prirent la famille du chef. L'héritier présomptif vint à Siout porter plainte aux Français, et le général Donzelot lui fit rendre ses frères et sœurs, ainsi que ses sujets, qui étaient déjà disséminés dans les divers camps de la tribu.

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J'emploie le mot juridiction, parce qu'on trouve encore des traces des institutions des Arabes successeurs de Mahomet, qui avaient établi des espèces de juges de paix nommés sanager. Ces arbitres terminaient les querelles qui avaient lieu dans leur juridiction. Ces places étaient héréditaires pour les chefs de certaines familles: les Arabes les consultent encore quelquefois; mais cette institution a été presque annulée depuis que les mameloucks ont envahi tous les pouvoirs.

Mémoires du comte Reynier … Campagne d'Égypte, deuxième partie

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