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II

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Table des matières

La nouvelle de l’arrivée des acteurs s’était promptement répandue dans la ville. Des groupes commençaient à se former dans la rue Royale, non loin de l’entrée des artistes. Au café de la Comédie, situé en face du théâtre, l’émotion était grande.

Les amateurs de beaux arts, hôtes assidus de cet établissement, se pressaient sur le trottoir et se prodiguaient en commentaires sur les nouveaux venus.

Aussitôt qu’on vit messieurs les comédiens se diriger vers le café, on se rangea en toute hâte de chaque côté de la porte pour leur ouvrir un chemin. C’était à qui montrerait le plus d’empressement; pour un peu, chacun se fût découvert. Les pensionnaires de M. Herbelot, en gens habitués à ces sortes de manifestations, défilèrent insensibles et superbes.

A peine entrés, ils se précipitèrent autour des tables, et apostrophèrent le garçon qui était en train d’astiquer les vases en plaqué du comptoir.

–Une absinthe!

–Un bitter!

–Un vermouth!

–Un mêlé-cass1

–Un pompier!

–Et les billes, garçon!

Le patron, attiré par ce bruit, accourut du fond de son office.

–Messieurs, fit-il d’un ton doucereux, si vous voulez passer dans le salon rouge. on vous attend.

–Suivez-moi, s’écria le concierge, je vais vous présenter.

Le salon rouge du limonadier était une salle quelconque tapissée de papier couleur sang de bœuf et située à l’une des extrémités du café. Deux baies pratiquées dans la muraille de chaque côté du comptoir et garnies de rideaux en étoffe algérienne y donnaient accès. Ce «retiro» discret et demi intime était réservé aux habitués qui ne voulaient pas être vus ou qui aimaient à se trouver entre eux.

En entrant, les comédiens aperçurent une demi-douzaine de consommateurs installés autour d’une table de marbre.

–Messieurs, fit Casimir en s’adressant à ces derniers, je vous présente la plus laide moitié de la troupe, mais non la moins altérée. Inutile d’insister, n’est-ce pas? Qu’est-ce qu’on boit?

–Garçon! dit un des consommateurs, servez ces messieurs.

Les comédiens s’assirent sans plus de cérémonie.

–Mes enfants, reprit Casimir en s’adressant cette fois aux artistes, permettez-moi de vous présenter nos honorables amphitryons. Ces messieurs se sont donné depuis longtemps la noble mission de protéger les arts en général, et les artistes en particulier. Ils ont droit, en conséquence, à tous nos égards.

Les comédiens sourirent avec ensemble.

–A tout seigneur, tout honneur! continua le facétieux concierge en se tournant vers un petit vieux qui lissait sa moustache teinte et cirée au cosmétique. Je vous présente M. Désiré Vertbois, doyen d’âge. Pas de perruque, pas de corset, pas de râtelier, jouit de toutes ses facultés, paye le Champagne et chante la romance au dessert.

Le petit vieux toussota un rire aigrelet.

–M. Ernest Bardin, poursuivit Casimir, en désignant un gros homme barbu qui allumait un cigare; négociant, quarante étés, trente-deux dents, vingt-sept cheveux et demi et des illusions. Une âme de poète dans une enveloppe de marchand de vins de Bordeaux.

–Est-il bête! fit le gros homme en riant à gorge déployée.

–M. Justin Marjavel, reprit l’imperturbable concierge, un cœur d’or avec des cheveux et des favoris de la même couleur. A fait ses études à Paris, mais n’a jamais passé d’examens de peur d’être reçu avocat. A de grandes dispositions pour hériter de son oncle. Bon garçon, mais finira mal, sera député un jour ou l’autre; M. Honoré Boussac, photographe.

–Tu nous ennuies, interrompit celui-ci d’un ton bourru, fiche-nous la paix avec tes portraits.

–Tu crains la concurrence, fort bien, répliqua Casimir, j’allais faire l’éloge de ton collodion, tu m’en dispenses, je me tais. Ces messieurs sauront que tu es photographe et que tu as peur de la lumière.

Un éclat de rire unanime accueillit ce mauvais jeu de mots.

–MM. Pailloux et Desplanchettes, reprit le concierge, en désignant les deux autres Clermontois, heureux jeunes gens qui n’ont pas d’histoire. Quant à moi, messieurs, ajouta-t-il, pas besoin de faire ma biographie, n’est-ce pas? vous me connaissez.

–Certes, répondit Boussac, on voit de reste à ton nez que tu cultives peu le protoxyde d’hydrogène.

–Tu as raison, ma trogne, c’est mon histoire. Elevé au biberon de la bohème, j’ai fini par comprendre que la gloire n’était que de l’eau claire. J’ai noyé mes rêves artistiques dans le bleu des chopines, je me suis abreuvé à la coupe des mastroquets et de petits verres en grands verres j’en suis arrivé à l’état florissant où vous me voyez. Saluez en moi, messieurs, un philosophe des temps modernes.

–Tais-toi donc, phénomène, dit Boussac.

–Bravo! s’écria Michal, bravo! la tirade. Tous! tous!

–Vous n’êtes pas difficile, repartit le photographe.

–Bast! dit Mardoche, le matin, à jeun.

–Et quand on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent, insinua Michal.

–On ne peut pas se montrer exigeant, reprit le second comique. Ah! si nous avions déjeuné.

–Oui, insista l’amoureux, si nous avions déjeuné.

–Mais voilà, reprirent en chœur les comédiens, nous n’avons pas déjeuné.

–Qu’à cela ne tienne, messieurs, dit le marchand de vins de Bordeaux, nous allons déjeuner ensemble, si vous le voulez bien. Mes amis et moi, nous nous faisons un plaisir de vous inviter.

–Trop bons, en vérité, fit Michal, mais je ne sais si nous devons.

–Vous ne pouvez nous refuser cela, articula le petil vieux en voix de fausset. On n’apprend à se bien connaître qu’à table, et puisque nous devons passer l’hiver ensemble.

–C’est juste, conclut Christiany, en vidant son verre d’absinthe, monsieur a parfaitement raison. On n’apprend à se bien connaître qu’à table, et puisque nous devons passer l’hiver ensemble.

–Vous acceptez! s’écria le marchand de vins, en se levant. Bravo! Je vais commander.

A ce moment, un nouveau personnage apparut dans l’entrebâillement des rideaux

–Messieurs, dit Casimir, en s’adressant aux artistes, le garçon de théâtre!

–Qu’est-ce qu’il veut? demandèrent les comédiens.

–Il vient se mettre à votre disposition pour les logements.

–Les logements! fit Launay. Revenez dans l’après-midi, mon brave. On ne dérange pas des gens qui vont déjeuner.

Le garçon de théâtre pivota sur ses talons.

Le négociant en vins qui était allé à l’office revint avec le patron.

–Combien sommes-nous? dit-il en comptant les convives. Onze, douze, treize. Vous entendez, Monod, vous mettrez treize couverts.

–Treize! grogna le petit vieux. Diable! voilà un mauvais nombre.

–Ne me comptez pas, fit le concierge. J’ai du monde à la maison et je file.

Le petit vieux poussa un soupir de satisfaction.

–Sapristi! et ma femme que j’oubliais! s’écria Michal en se frappant le front.

–Allons, bon! gémit de nouveau le superstitieux vieillard, nous voilà revenus à treize.

–Invitons une autre de ces dames, proposa M. Justin Marjavel, qui jusque-là n’avait rien dit.

–C’est vrai, mais laquelle? demanda le photographe.

–La jeune première, par exemple, hasarda l’amoureux.

–Ou la première soubrette, ajouta Christiany.

–Ou l’amoureuse, fit à son tour Launay.

–Invitons-les toutes, c’est bien simple, conclut le marchand de vins.

–Parfait! s’écria M. Marjavel, mais ces dames voudront-elles accepter?

–J’en réponds, affirma Launay.

–Vous vous chargez de les inviter?

–J’y vais de ce pas.

–Alors, combien de couverts? demanda le patron.

–Vingt couverts! Allez-y! commanda Launay en sortant.

–En attendant ces dames, dit le photographe, si nous reprenions une tournée?.

Cinq minutes après, Launay était de retour.

–Eh bien! lui cria-t-on.

–Eh bien! c’est fait. A midi, ces dames seront ici. Il leur faut le temps de prendre possession de leurs logements et de changer de toilette.

–Accordé!

–Ah! j’oubliais...

–Quoi donc?:

–Je n’ai pu me dispenser d’inviter le père Jacob avec sa fille et sa femme...

–Hagne! la famille! fit le petit vieux avec une grimace.

–Nous les mettrons à la petite table. Ça ne fait, d’ailleurs, qu’un couvert de plus, la duègne et l’ingénue ayant refusé de venir, sous prétexte qu’elles ont déjà déjeuné.

–C’est invraisemblable, opina M. Marjavel.

–Cette vieille coquine de Salomon aura monté le coup à la petite, dit Christiany en échangeant un regard d’intelligence avec Launay.

–Ah! vraiment? interrogea le petit vieux, est-ce que?...

–Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit Christiany, mais vous y êtes.

Avec une ponctualité qui les honorait, ces dames arrivèrent à midi sonnant.

Leur entrée provoqua dans le café une vive sensation.

Les consommateurs, surpris par cette invasion inattendue de toilettes tapageuses, semblèrent se réveiller de leur léthargie.

Il y eut comme un brouhaha admiratif autour des tables.

De fait, ces dames étaient vraiment charmantes, comme on dit dans les opéras comiques. Ceux qui les avaient vues dans leurs costumes sales et poudreux, le matin même, auraient eu peine à les reconnaître. Elles s’étaient mises sur leur trente-et-un.

Ainsi rafistolées et requinquées elles avaient certainement fort bon œil. Sans doute la coupe des robes n’était pas d’une actualité palpitante et les tons criards des étoffes ainsi que l’arrangement des costumes décelaient plutôt la main de la marchande à la toilette que celle de la bonne faiseuse, mais tout est relatif et ces falbalas, pour démodés qu’ils eussent été à Paris, n’en parurent pas moins pourris de chic à messieurs les Auvergnats du café de la Comédie.

Le père Jacob, faisant le panier à deux anses entre sa femme et sa fille, fermait la marche.

Le limonadier, à la vue de ces dames, avait lâché net un de ses clients qui lui exposait le nouveau projet de distribution des eaux de la ville et s’était empressé d’introduire le gracieux essaim dans le «salon rouge.»

Après les compliments d’usage et les échanges de politesse que commandait la circonstance, tout le monde se mit à table.

Nous ne relaterons pas les diverses péripéties du déjeuner, qui fut fort gai.

Seul, le père Jacob, qu’on avait relégué à une table à part avec sa femme et sa fille, maugréait en famille et se plaignait sans cesse que le garçon oubliât de rapporter les plats.

On fit des mots, on rit, on chanta même quelques couplets d’opérette; entre temps, on cassa du sucre sur le dos des camarades absents.

Les comédiens, tout entiers aux délices de la table, s’occupaient assez peu de ces dames, laissant à la galanterie de leurs amphitryons le soin de les suppléer. Le petit vieux mangeait peu, mais dévorait des yeux sa voisine; M. Marjavel, un peu raide et pincé au début, s ’humanisait et fon dait à vue d’œil sous les regards Incandescents de la jeune première; le négociant en vins commettait des calembours et racontait des histoires de commis-voyageur qui divertissaient fort la soubrette; Boussac, le photographe, marivaudait avec l’amoureuse; les deux autres Clermontois, apprentis viveurs sans importance, s’évertuaient de leur mieux à donner la réplique à leurs partenaires, sans réussir toutefois à jouer avec brio leur rôle de don Juan d’estaminet.

Au dessert, il y eut un incident.

Le bruit d’une voiture s’arrêtant devant le théâtre venait de se faire entendre.

Tout le monde se précipita aux carreaux de la vitrine en bordure sur la rue.

Deux femmes descendaient à ce moment de la voiture.

L’une sèche, petite, vieillotte et ratatinée, couverte d’une sorte de waterproof usé et flasque; l’autre grande et belle, vêtue d’une superbe pelisse de voyage. De ces deux femmes, il suffisait d’entrevoir la seconde pour reconnaître en elle une de ces créatures inquiétantes qui n’ont qu’à se montrer pour vaincre, charmeresses pour qui l’amour est une guerre sans trêve ni merci, tacticiennes consommées, toujours prêtes à livrer bataille.

–C’est Esther Florval! s’écria la soubrette.

–Avec la souffleuse, ajouta l’amoureuse.

–Crebleu! la belle fille! dit Boussac.

–Qui ça? la souffleuse? fit le second comique.

–Mais non, l’autre.

–Si nous les invitions, proposa aussitôt l’homme aux vins de Bordeaux.

–Vous n’y pensez pas! se récrièrent en chœur toutes les dames.

–Pourquoi ça?

–Une poseuse comme il n’y en a pas! dit la soubrette avec dédain.

–Le fait est qu’elle a des airs de conquérante, ajouta Boussac.

–Et puis nous avons déjeuné, acheva le troisième rôle.

Au même moment, un cavalier dont la redingote correctement boutonnée jusqu’au col trahissait des habitudes d’uniforme, traversait la rue Royale au pas de son cheval.

Un mouvement de surprise parut échapper au cavalier à la vue des deux femmes qui venaient de descendre de voiture, puis on le vit porter la main à son chapeau et saluer celle que la soubrette avait appelée Esther Florval et dont les yeux venaient de se tourner vers lui.

Celle-ci répondit par un petit signe de tête au salut qui lui était adressé.

Le cavalier s’éloigna, suivi du regard par la voyageuse, tandis que le concierge du théâtre, accouru en toute hâte, aidait le cocher à descendre plusieurs malles qui se trouvaient sur la voiture.

Cette scène imprévue et aussi rapide que muette n’avait pas échappé aux comédiens embusqués derrière les vitres du café de la Comédie.

–Tiens, tiens, dit Launay, il paraît qu’elle se trouve en pays de connaissances.

–Aurait-elle déjà un amant dans la ville? demanda l’amoureuse.

–Ne dis donc pas de bêtises, fit Christiany.

–Avec ça qu’elle se gênerait?

–Vous la connaissez? interrogea M. Marjavel.

–Moi, pas du tout. Tiens, la voilà qui remonte en voiture avec la souffleuse.

–Qui vous dit que cette femme qui l’accompagne est la souffleuse?

–Parbleu! je la connais bien: elle était avec moi à Bourges l’année dernière.

–On dirait plutôt sa femme de chambre.

–Elle est peut-être l’une et l’autre.

–Où se sont-elles connues? fit la jeune première.

–Sans doute à Arcachon, puisqu’elles en arrivent, répondit Michal. Il est probable qu’elles sont été engagées toutes deux au Casino pour la saison d’été.

–Où diable vont-elles comme cela, en voiture? dit à son tour le second comique.

–Elles vont à l’hôtel, parbleu! ronchonna le père Jacob, qui, la serviette nouée derrière le cou, grignotait des biscuits, tandis que sa femme lui versait à boire.

–Jacob a raison, fit l’amoureux, en roulant une cigarette. Elle a dû se faire retenir une chambre en attendant qu’elle ait trouvé un appartement.

–Un appartement! s’exclamèrent la soubrette et l’amoureuse en chœur.

–Elle gagne donc dix mille francs par mois?

–Avec des feux?

–Sans compter des représentations à bénéfice?

–Elle gagne cinq cents francs par mois, dit la chanteuse d’opérette.

–Qu’en sais-tu? reprit le chœur.

Le garçon servait le café. Chacun regagna sa place à table.

–Ce que j’en sais? continua la chanteuse. J’ai vu son engagement à Paris.

–Elle te l’a montré?

–Pas du tout. Il traînait chez elle sur une table, j’y ai jeté les yeux par hasard et j’ai lu, voilà tout.

–Vous la connaissez donc? s’écria le photographe en humant un verre de fine.

–J’ai passé une saison avec elle.

–Où ça?

–Au Havre, il y a deux ans.

–Est-ce qu’elle fait la noce? demanda vivement la jeune première.

–Elle est mariée, répondit la chanteuse. Seulement son mari.

Elle compléta le sens de sa phrase par un geste significatif.

–Compris, fit le négociant en vins, il rendrait des points à Ménélas.

–Comment se fait-il qu’il ne soit pas avec elle? dit le petit vieux.

–Il viendra, rassurez-vous. Il vient toujours d’abord, seulement.

–Seulement, quoi?

–Seulement, acheva la soubrette en éclatant de rire, il a dû servir dans les carabiniers, cet homme-là. il arrive toujours trop tard.

Cette plaisanterie eut le don d’exciter une hilarité générale.

M. Désiré Vertbois surtout s’agitait d’une façon insolite pour son âge.

–Nom d’un chien! clama tout à coup Michal en jetant sur lui un furieux regard, faites donc attention! Vous m’écrasez un orteil.

Le petit vieux s’empressa de s’excuser tandis que madame Michal, qui se trouvait en face de lui, dissimulait son trouble en plongeant son nez dans sa demi-tasse.

Le déjeuner s’acheva au milieu d’une série de toasts portés aux succès futurs de la nouvelle troupe, après quoi les six Mécènes de restaurant voulurent compléter leur œuvre en offrant aux dames une partie de promenade à Royat. Cette proposition acceptée d’enthousiasme, on fit avancer des voitures de louage; les dames y montèrent avec leurs sigisbées improvisés, et le cortège disparut bientôt dans la direction de la place de Jaude.

Les comédiens et la famille Jacob étaient restés au café.

–A-t-on idée de ça! s’écria Launay, nous plaquer de cette façon-là!

–Bast! répliqua Cliristiany, le homard était exquis, les vins étaient excellents; au même prix, je leur permets de m’offrir à déjeuner tous les jours. Je te fais un frottin.

–Ce sont des mufles! grogna le père Jacob. On n’invite pas les gens pour les làcher comme ça. Suivez-moi, vous autres, ajouta-t-il, en entraînant sa femme et sa fille, je vous emmène à Royat. à pied.

–Attention, dit Mardoche, voici le moment de se faire ouvrir l’œil.

Puis, appelant le garçon:

–Garçon, des bocks pour tout le monde! c’est moi qui paie.

A onze heures du soir, messieurs les comédiens étaient encore au café. Ils ne l’avaient pas quitté de la journée, ayant trouvé force gens de bonne volonté pour leur «rincer la dalle et caler les joues à l’œil» comme disait Mardoche.

Le limonadier les avait présentés à plusieurs abonnés du théâtre et à messieurs les rédacteurs de la Gazette du Puy-de-Dôme et du Vendredi des familles. Ces diverses présentations avaient donné lieu à des libations répétées.

Cependant l’heure de la fermeture des cafés avait sonné. Le patron de l’établissement dépensait des trésors d’éloquence, s’efforçant de rappeler au respect des règlements de police les consommateurs tenaces, parmi lesquels brillaient au premier rang les comédiens. Inutiles efforts. Entre tous, Mardoche, qui jouait au piquet avec Pichon, se distinguait par une résistance opiniâtre aux objurgations du limonadier.

–Nous mettre à la porte! s’écriait-il, au moment où je suis en train de rattraper mes consommations!

–Vous les rattraperez demain.

–Vous êtes bon, vous. Je viens de m’apercevoir que j’ai perdu mon porte-monnaie, et il me reste huit bocks à régler.

–Vous les réglerez demain.

–Jamais. Je n’ai pas l’habitude de demander crédit.

–Puisque c’est moi qui vous l’offre.

–Possible, mais je ne veux rien devoir à personne.

–Allons donc!

–C’est comme ça.

–Je ne dis pas non, mais j’aime mieux vous faire crédit de quarante-huit sous que de payer seize francs d’amende.

–C’est autre chose, fit Mardoche en se levant vivement et en pressant la main du limonadier; je n’insiste plus. Je serais désolé de vous coûter seize francs. C’est plus que je ne vaux d’abord.

Il prit son chapeau, bourra sa pipe, et se disposa à sortir.

–Sacrebleu! s’écria tout à coup Launay, nous n’avons pas de logement. Où allons-nous coucher?

–Diable1fit l’amoureux dont les jambes flageolaient, c’est juste, nous avons négligé ce détail.

–Sont-ils bêtes1fit Christiany en haussant les épaules. Dirait-on pas que cette ville renommée pour sa garnison manque d’établissements hospitaliers? Eh! qui m’aime me suive.

Les pensionnaires de M. Herbelot se retrouvèrent dans la rue. Deux ou trois suivirent Christiany, tandis que les autres se dispersèrent à la recherche, qui, d’un hôtel, qui, d’une auberge.

Mardoche et Pichon, tanguant et roulant sous l’influence d’une tempête intérieure, firent route ensemble.

–Un ange, ce cafetier, disait Mardoche, en titubant. C’est plaisir de nouer des relations avec un homme comme celui-là. Il sera mon ami.

Quelques minutes après, ils se trouvèrent dans la rue Blatin, qui, vu l’heure avancée, était complètement déserte.

–Ah çà! dit Pichon, est-ce que nous allons à la campagne? Les becs de gaz sont sortis, il fait noir comme dans une trappe. Je ne vois rien du tout au bout de cette rue.

–Viens toujours, répliqua Mardoche. Nous finirons par trouver un Ecossais qui nous offrira l’hospitalité.

A ce moment, il trébucha sur un tas de pierres et s’étendit de son long sur le bord d’une tranchée creusée en travers de la rue.

–Tonnerre de Dieu! vociféra-t-il, en se relevant.

–Tu n’as donc pas vu la lanterne? dit Pichon qui riait à se tenir les côtes.

–La lanterne? où ça la lanterne? hurla Mardoche, en proie à une colère bleue. Ce lampion-là, une lanterne!

Et d’un coup de pied, il envoya rouler le lumignon municipal dans le trou béant ainsi que le léger garde-fou qui en défendait les approches.

–Tableau! fit Pichon, en riant de plus belle. Dis donc, Mardoche, il ne manque plus qu’Herbelot, à la petite fête, ’lui qui nous a recommandé de la tenue!

–Je me fiche d’Herbelot, clama l’irascible Mardoche, un animal qui me laisse sans le sou toute la journée et qui m’a fait venir dans une ville pavée avec des trous! Je lui revaudrai ça.

Il fut interrompu par un grand fracas de voitures qui retentissait au bout de la rue.

–Qu’est-ce que c’est que ça? s’écria Pichon, en apercevant le feu des lanternes traçant leur sillage rouge dans l’ombre de la nuit.

–Ça, dit Mardoche, avec un rire cynique, ce sont des carrioles qui vont faire une jolie culbute tout à l’heure. Restons-nous pour voir?

–Tu n’es pas canaille quand tu as bu, toi. Mes compliments1Bonsoir! Je file.

Et sans attendre la réponse de son acolyte, l’honnête Pichon se jeta dans une rue adjacente.

Le troisième rôle, avec l’obstination du pochard, était resté rivé au trottoir.

A cet instant, deux consommateurs, qui venaient de sortir d’un café voisin, s’apprêtaient à traverser la chaussée.

–Père, dit tout à coup l’un d’eux, prends garde, il y a là un trou devant toi.

Celui à qui s’adressait cet avertissement frotta une allumette sur une pierre et se pencha sur la tranchée.

–En effet, dit-il, un pas de plus et je me cassais les reins. On a enlevé le garde-fou et brisé la lanterne. Quelque farce d’ivrogne.

Le bruit des voitures qui roulaient à fond de train dans l’axe de la chaussée se rapprochait. On entendait des exclamations avinées, des voix de femmes chantant des refrains d’opérette et des éclats de rire coupés de claquements de fouet.

A la lueur des lanternes de la première voiture, les deux inconnus distinguèrent un homme monté en postillon sur un des chevaux de l’attelage.

–Ces gens-là sont ivres, fit le plus âgé des deux, ils vont se briser dans ce fosse.

–Crions-leur d’arrêter!

Ils firent quelques pas, mais leur voix se perdit dans le crépitement des rires mêlé au fracas des voitures qui brûlaient le pavé.

Encore quelques tours de roue et la culbute prédite par le cabotin devenait inévitable.

Les deux hommes s’élancèrent.

On entendit un bruit de chevaux qui se cabraient, des jurons de cochers et des cris de femmes affolées.

Les deux inconnus s’étaient jetés à la tête des chevaux qui vinrent s’abattre au bord de l’excavation.

–Mille tonnerres! cria l’homme qui était monté en postillon, qu’est-ce que c’est que ça? une agression nocturne!

–Eh non! répliqua en riant, celui des deux inconnus qui avait arrêté la première voiture, ne voyez-vous pas que vous alliez verser dans cette tranchée?

Tout le monde avait sauté à terre.

Du café qui se trouvait à quelques pas de là et à la devanture duquel les garçons accrochaient les derniers volets, ainsi que des maisons voisines dont on entendait les fenêtres et les portes s’ouvrir successivement, on voyait accourir nombre de gens attirés par le bruit de cette bagarre imprévue.

Mardoche s’était approché.

Il reconnut dans les femmes qui venaient de mettre pied à terre ses camarades de théâtre.

L’homme qui, tout à l’heure, était monté en postillon et qui n’était autre que Boussac le photographe, jurait comme un vrai charretier en rajustant les traits de l’attelage.

–Sacrebleu, grommelait-il, nous l’avons échappé belle tout de même, et sans ces deux passants. Ah çà, ajouta-t-il en regardant autour de lui, où sont-ils donc?

Les deux hommes avaient disparu dans les groupes.

Le troisième rôle ne jugea pas utile de se montrer et s’esquiva.

–En voilà un fait-divers! dit-il, en s’éloignant. Heureusement qu’il y a une Providence pour les grues. sans ça, quelle chute avant les débuts!

Et content de son mot, l’ivrogne que le grand air grisait de plus en plus se mit à entonner dans la nuit un refrain bachique.

Les coquines

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