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IV

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Table des matières

Il était six heures du soir. Les abords du théâtre de Clermont-Ferrand, d’ordinaire plongés dans un calme religieux, sans doute à cause du voisinage de la cathédrale, présentaient le spectacle d’une animation tout à fait insolite. Pour s’expliquer cette anomalie, il suffisait de jeter les yeux sur les affiches apposées aux angles de l’édifice.

Ce soir-là, en effet, la troupe d’Herbelot devait effectuer ses débuts. C’était un dimanche, quelques jours après les événements que nous venons de raconter.

La représentation annoncée se composait de la Closerie des Genêts, précédée d’un à-propos en vers dû à l’inspiration d’un poète du cru et suivie d’une comédie-vaudeville en trois actes: Les Amours de Cléopâtre. Un spectacle à coucher dehors, comme on dit, mais en province le public en veut pour son argent. A défaut de la qualité, il se rabat sur la quantité. Si la soirée ne comporte pas au moins une dizaine d’entr’actes, le directeur s’expose à être traité de vulgaire filou, et, chose plus grave, à perdre l’estime et la confiance du propriétaire du café de la Comédie.

La queue commençait à se former. Une trentaine de pioupious et d’artilleurs amalgamés d’autant d’ouvriers et de gamins, dont les blouses blanches et bleues se mariaient patriotiquement au rouge garance des uniformes de l’armée française, formaient un groupe compacte qui semblait soudé aux deux battants de la porte centrale. Il se mit à pleuvoir.

–Bon temps de théâtre, pensait Herbelot, qui rôdait sûr le trottoir d’en face, le nez au vent, l’œil perdu dans la nue. Le nombre des gens qui attendaient l’ouverture des bureaux, s’augmentait d’instant en instant. Des rues voisines, on voyait converger des hommes, des femmes, bras dessus, bras dessous, des jeunes gens, les mains dans leurs poches et le chapeau sur l’oreille, des petites ouvrières dont quelques-unes ramenaient sans façon leur robe sur leur tête, puis d’honnêtes familles abritées sous de graves parapluies et encore des soldats chantant et gouaillant, avec l’évidente préoccupation d’épater le bourgeois. Certes, cette queue n’avait ni la gaieté, ni l’entrain des foules qui font le siège des théàtres de Paris.–Gavroche, l’immortel titi, ne voyage pas;–mais, à défaut de bonne humeur, elle avait la résignation.

La pluie tombait maintenant drue et serrée; cependant, pas un de ces braves ne bronchait, pas un ne désertait. L’élément militaire se distinguait particulièrement par sa solidité sous l’averse.

Herbelot, fiché sur le seuil du café de la Comédie, interrogeait toujours le firmament.

–Diable! dit-il, si la pluie continue, ils sont capables de décamper. Faisons ouvrir les portes.

Il traversa la rue et pénétra dans le théâtre par l’entrée des artistes.

Cinq minutes après, les portes s’ouvrirent.

La foule se précipita dans un vestibule aux murs blanchis à la chaux au fond duquel, abritées derrière une vitrine, se tenaient deux femmes, la contrôleuse et l’exubérante madame Herbelot. Un étroit vasistas leur permettait de communiquer avec le public et d’échanger les cartons. On se pressait, on se bousculait pour entrer. La force publique, représentée par deux agents de police, avait toutes les peines du monde à contenir le flot qui menaçait de submerger madame Herbelot et son employée.

–Ça promet, disait celle-ci à la directrice. Nous aurons chambrée complète ce soir, et puis, avez-vous remarqué, madame? c’est une drôle qui nous a étrennées. Ça porte bonheur.

Le gazier et ses aides allaient et venaient dans les couloirs, allumant à la hâte les becs de gaz.

Les escaliers étaient déjà envahis. Les petites places, c’est-à-dire le paradis, cet enfer des salles de spectacles, s’emplissaient rapidement. Le public escaladait les banquettes, prenant les stalles d’assaut. Une demi-obscurité régnait partout aussi bien au parquet qu’au poulailler. Par une mesure de sage économie, les becs de gaz étaient à bleu, donnant tout juste assez de lumière pour permettre aux spectateurs de ne pas. s’asseoir sur les genoux de leurs voisins. Le rideau d’avant-scène, noyé dans l’ombre épaisse du cintre, ne montrait à la lueur trouble de la rampe que la partie inférieure de ses plis grossièrement peints. Le fracas des portes qui s’ouvraient et se fermaient de tous côtés ne cessait de retentir, au milieu du bruit des petits bancs renversés et du brouhaha qui allait grandissant au fur et à mesure que la salle se garnissait.

Herbelot jugea nécessaire de faire donner un tour de clef au compteur.

Une clarté subite, suivie d’une immense acclamation, jaillit du lustre. Le parterre regorgeait déjà de gens qui tapageaient des pieds; aux étages supérieurs, le ventre rebondi des galeries semblait sur le point d’éclater sous la pression du public qui s’y trouvait entassé. Une indescriptible cacophonie se dégageait de cette foule grouillante qui riait, chantait à tue-tête et s’apostrophait d’un bout de la salle à l’autre, en attendant le lever du rideau. Seules les grandes places, c’est-à-dire les fauteuils d’orchestre et les loges étaient encore à peu près vides.

Pendant ce temps, la plus grande animation régnait sur le théâtre.

Haletant et s’essuyant à tout moment le front avec son mouchoir, Herbelot se multipliait, courant du gazier au garçon d’accessoires, du chef machiniste au costumier, de la loge où s’habillaient les figurants aux loges d’artistes, jurant, sacrant, stimulant les uns, malmenant les autres et n’interrompant ses imprécations que pour mettre l’œil au trou du rideau.

Dans les loges d’artistes, c’était un vacarme d’enfer.

–Coiffeur, ma perruque! criait l’un.

–Costumier, mon gilet breton1clamait un autre.

–Garçon d’accessoires, ma cravache!

Puis c’étaient des voix de femmes:

–Habilleuse, ma mantille!

–Coiffeur, mes frisures!

–Costumier, reprenait une voix furieuse, voilà quatorze cents fois que je demande mon gilet breton! Me le donnerez-vous à la fin?

–Mille tonnerres! aurez-vous bientôt fini de gueuler? hurlait à son tour Herbelot qui accourait écumant. On vous entend dans la salle!

Cependant le public des grandes places commençait à arriver. Herbelot, qui venait d’apercevoir le général dans une avant-scène, fit donner un nouveau tour de clef au compteur.

Cette fois, la salle se trouva en pleine lumière et chacun put se rendre compte de la munificence du conseil municipal qui avait mis à profit les vacances pour faire restaurer les loges et les fauteuils. Les tons rouge-brique de la toile cirée éclataient partout, s’harmonisant on ne peut plus heureusement avec le vermillon du papier de tenture qui revêtait les murs et l’intérieur des loges. Les parements des trois galeries elles-mêmes avaient été gratifiés d’une belle couche de blanc à la colle et ornés d’Amours joufflus en pàtisserie peinte à l’ocre jaune. Seul, le plafond, plus noir et plus enfumé que jamais, n’avait pas eu sa part des bienfaits du badigeon, mais les gens bien informés prétendaient qu’on ne perdrait rien pour attendre et que ce serait pour l’année prochaine.

Les spectateurs ne purent se défendre d’un certain mouvement admiratif.

A ce moment, quatre personnages entrèrent dans une loge du rez-de-chaussée.

–Tiens, dit le photographe Boussac qui se trouvait avec Bardin aux fauteuils d’orchestre, voilà Cornu, l’imprimeur, et ses amis. C’est lui qui a loué, cette année la loge infernale.

–La troupe n’a qu’à se bien tenir, répondit Bardin. Depuis qu’il est à la tête d’un journal dont le tirage atteint presque trois cents exemplaires, Cornu est une puissance. Malheur aux actrices qui l’oublieront dans leurs sourires!

Boussac se leva en tournant le dos à la scène et jeta un coup d’œil circulaire dans la salle.

–Vois donc, dit-il, en poussant le coude à Bardin, cette grande femme blonde qui vient de s’asseoir à la première galerie à côté d’un petit homme à lunettes bleues et à cravate blanche.

–Son mari.

–Tu le connais?

–Cette blague! C’est moi qui lui ai monté sa cave. M. Groslambert, le nouveau professeur de botanique de la Faculté des sciences, auteur d’ouvrages considérables sur la flore du Puy-de-Dôme, vise l’Institut. Son front n’attend plus que les lauriers, il a de quoi les accrocher.

–Ah bah! est-ce que sa femme?...

–Parbleu! elle est au mieux avec le secrétaire général de la préfecture.

–Comment le sais-tu?

–C’est la fable de toute la ville. L’autre soir, chez le président du tribunal de commerce, on ne parlait que de ça.

–Le docteur Ancelin! fit tout à coup Boussac, en apercevant un jeune homme qui entrait dans une loge.

–Et son ami, de Vandannes, ajouta Bardin.

–Qui est-ce que ce de Vandannes?

–Tu ne le reconnais pas? C’est le cavalier qui, il y a huit jours, a salué la Florval, au moment où elle arrivait au théâtre.

–Parfaitement. J’y suis. Un ancien amant, sans doute?

–Possible. On ne sait pas. J’ai appris qu’il l’avait connue, cet été, à Arcachon où il se trouvait avec sa femme.

–Il est marié?

–Très marié. Il a épousé la fille du père Pasdieu, d’Issoire, il y a deux ans, après avoir donné sa démission de lieutenant au7me dragons.

–Comment se fait-il qu’il ne soit pas avec sa femme? Est-ce qu’il la délaisse?

–Tu m’en demandes trop long. On prétend que le docteur Ancelin, en fidèle ami du mari, prodigue des consolations à sa femme; mais je n’ai pas vérifié.

–Allons donc! Ancelin? Il passe pour être l’amant de la petite Miette, depuis trois jours.

–Ça ne serait pas une raison. Mais comment sais-tu qu’Ancelin.?

–Dame! on les a vus ensemble au restaurant de la mère Fournier à Royat.

–Il va bien, le docteur. Si jamais il se fait une clientèle sérieuse dans la ville, celui-là.

–Comment vraiment, cette petite sainte-nitouche de Miette. Fiez-vous donc aux ingénuités!

–Des ingénuités comme ça. Tiens, le fils de Desroches.

–Où ça le fils de Desroches?

–Là, aux premières à droite, ce beau brun, avec des moustaches.

,–Comment, Desroches a un fils comme ça?. Il paraît très bien, ce gaillard-là.

–Il est peintre. On dit même qu’il a du talent. Il vient faire des études de paysage en Auvergne.

Tandis que Boussac et Bardin poursuivaient leur dialogue au milieu du tintamarre de la salle, le public continuait d’affluer. Les loges semblaient être autant d’écrins radieux où, sous les feux du lustre, s’allumaient les velours, les soies, les dentelles et les strass des luxueuses bourgeoises de Clermont-Ferrand. Dans ce tournoi de la coquetterie provinciale, dans ce chatoiement de lumières et de toilettes multicolores, les yeux des femmes brillaient comme des chrysoprases, la neige des épaules nues tranchait éblouissante sur le noir brutal des habits masculins.

Des parfums lourds descendaient des loges dans l’atmosphère surchauffée de la salle, tandis que de vagues odeurs d’ail montaient du parterre.

En province, tout le monde se connaît ou à peu près; le théâtre est un terrain neutre où chacun se retrouve à certains jours de la semaine. De toutes parts on échangeait des saluts et des sourires. Les éventails ondulaient aux mains des femmes, tandis que, détournant légèrement la tête, elles souriaient aux hommes qui, debout derrière elles, dans de gauches attitudes, chuchotaient à leurs oreilles de fades madrigaux ou de banales épigrammes.

Cependant le public des petites places commençait à se fâcher. L’heure du lever du rideau était passée depuis dix minutes. Les cannes et les pieds protestaient unanimement, exécutant en cadence des roulements fébriles sur le parquet.

Herbelot comprit le danger, aussi ordonna-t-il aux musiciens de se rendre à leurs pupitres.

L’apparition des musiciens à l’orchestre coïncidant avec l’éclat soudain des flammes de la rampe qui jetait des lueurs d’incendie sur le rideau, souleva une tempête d’applaudissements. En même temps, la cloche de l’avertisseur tinta ses notes assourdies dans l’éloignement des coulissees. On entendit, à travers la cacophonie des instruments que les musiciens accordaient, la voix d’Herbelot, criant sur le théâtre:

–Tout le monde en scène! on commence.

Les acteurs étaient à leur poste, anxieux, agités, en proie à cette émotion qui prend au ventre et qu’en argot de comédiens, on appelle le trac. Ils allaient, venaient de la scène au foyer, silencieux, inquiets, ruminant leurs tirades à effet, se disputant les glaces pour effacer un pli de leur costume, rajuster leur perruque ou donner le dernier coup de patte à leur maquillage.

Les femmes surtout se montraient nerveuses, surexcitées: un ruban mal attaché, une épingle de travers, une malencontreuse draperie leur arrachaient des cris désespérés.

Effarées, hors d’haleine, les habilleuses ne savaient où donner de la tête.

–Place au théâtre! cria Herbelot. Jacquin, y êtes-vous pour le prologue? Je frappe. Au rideau!

Les trois coups retentirent sourdement sur le plancher, derrière le manteau d’Arlequin.

Un grand mouvement se produisit aussitôt dans la salle: chacun reprit sa place, s’installa, se casa comme il put, celui-ci ajustant sa lorgnette, celui-là rengainant son journal ou tirant son mouchoir; un concert de chut! se répercuta en une seconde du parterre au poulailler; quelques cris: «Assis! A bas le chapeau!» piquèrent leurs notes brutales dans le decrescendo des susurrements, puis les derniers frissons de houle s’éteignirent dans un silence recueilli, profond. La salle, tout à l’heure déchaînée et pleine de remous, semblait s’être figée dans une immobilité attentive et muette.

Soudain la fanfare des cuivres éclata, l’orchestre attaquait l’ouverture. Le chef, battant la mesure avec son pied, s’escrimait sur le clavier d’un piano placé devant lui. Cela faisait beaucoup de bruit: il faut croire que c’était l’essentiel.

Le rideau se leva sur un décor représentant de majestueux nuages et l’on vit apparaître, grave et solennel, Jacquin, en habit noir, un papier à la main. Le contraste de ce tableau éthéré avec le costume fort peu olympien de Jacquin provoqua quelques sourires aussitôt réprimés. Celui-ci s’avança jusqu’à la rampe et d’une voix ampoulée, lut une pièce de vers qui débutait par cette mirifique strophe:

Le soleil avait fui, la Nuit, belle à l’œil noir,

Jetait un doux regard sur Clermont-Ferrand triste;

Déjà, dans le ciel gris, on commençait à voir

Les célestes flambeaux brûlant le divin schiste.

La fin de la pièce fut accueillie par les bravos de la salle entière. On demanda l’auteur. C’était un excellent employé de la mairie, qui passait son temps à faire des vers dans son bureau et de la comptabilité chez lui. Ce doux poète qui, à l’encontre de nombre de ses confrères d’aujourd’hui, était totalement dépourvu de cheveux, se laissa trainer sans trop de résistance sur le théâtre et vint saluer avec une modestie émue les spectateurs dont les applaudissements redoublèrent.

Trois coups frappés immédiatement après que la toile fut retombée annoncèrent au public que la grande pièce allait commencer de. suite.

En effet, trois minutes s’étaient à peine écoulées que le rideau se relevait sur le décor du premier acte de la Closerie des Genêts.

Ce décor était dû à la brosse de Casimir Delplantados, qui cumulait les fonctions de concierge avec celles de machiniste et de peintre décorateur. A dire vrai, ces peinturlurades ne rappelaient que de fort loin les toiles célèbres des Ciceri et des Cheret. Le fond ressemblait vaguement à une forêt, à moins qu’il ne représentât les flots de la mer en courroux. L’espèce de pavillon qui s’élevait à droite de la scène simulait tant bien que mal une auberge, grâce à cette enseigne: Hôtel du Chariot d’or. Avant de porter cette inscription, ledit pavillon avait dû, cela se voyait de reste, jouer, selon les circonstances, le rôle de chapelle, de chaumière ou de château. C’était une maison à tout faire. Ce décor-omnibus, tout en laissant un large champ à l’imagination du public, n’en était pas moins à l’honneur de Casimir qui avait su tirer parti de tout, c’est-à-dire de rien.

La première scène, à peine écoutée, se joua au milieu de l’indifférence générale. Soudain, un frisson suivi d’un long chuchotement parcourut le parterre et les galeries. La Florval venait de faire son entrée. Un tonnerre d’applaudissements éclata dans toute la salle. La débutante n’avait eu qu’à paraître pour vaincre. Il lui avait suffi d’un regard pour conquérir le public et d’un geste pour le subjuguer. Les spectateurs subissaient, presque hypnotisés, le charme fascinateur et la grâce souveraine de cette magicienne.

Quel âge avait-elle? L’âge qu’elle paraissait: c’est-à-dire vingt-cinq ans au plus, bien que les bonnes petites camarades prétendissent qu’elle en avait trente-cinq bien comptés. Sa beauté, revue et corrigée dans ses légères imperfections par un crayon savant en retouches, empruntait au rayonnement des lumières un éclat irrésistible. Ses chairs émergeaient splendides des soies et des dentelles de son corsage; son front d’une courbe hardie étincelait sous l’ébène fluide de sa chevelure; les fauves lueurs qui s’échappaient de ses yeux sombres donnaient à son pâle visage une intensité de vie et un flamboiement si extraordinaires que ses paupières étroites aux longs cils soyeux ne semblaient s’abaisser que pour atténuer sous un nuage de langueur et de lassitude la lumière aveuglante de son regard. Son nez droit, aux ailes roses frémissantes de passion, sa bouche sensuelle, qu’estompait un léger duvet brun, son menton, sous lequel venait mourir, comme un flot léger sur la grève, un voluptueux pli de chair, formaient un ensemble de lignes d’une harmonie étrange. Assez grande, la Florval avait dans chacun de ses mouvements des ondulations serpentines qui faisaient valoir les souplesses exquises de sa taille et de son torse. Il se dégageait de tout son être quelque chose d’indéfinissable et de troublant qui portait à la tête et donnait le vertige. C’était bien la créature, pétrie d’idéal et d’argile, la vestale de l’amour et la terrestre pécheresse, l’ange du désir et le démon de la volupté.

Aux premiers mots qu’elle prononça, les bravos retentirent de nouveau. Au dire des connaisseurs qui se penchaient à l’oreille de leurs voisins, jamais on n’avait entendu au théâtre de Clermont-Ferrand une voix aussi mélodieuse, aussi pure.

Bientôt Desroches entra en scène. A partir de ce moment, le succès de l’acte fut définitivement assuré. Le jeu sobre et en même temps plein de rondeur du comédien changea en triomphe la victoire qu’avait décidée la beauté de la Florval.

Le baisser du rideau fut salué d’unanimes acclamations. Ensuite le public, au milieu d’un inexprimable tohu-bohu, se répandit dans les couloirs, proclamant Herbelot un grand directeur, et la Florval ainsi que Desroches deux artistes incomparables.

Les maîtres de la critique locale et la foule des gens altérés se portèrent au café de la Comédie, qui ne tarda pas à présenter un spectacle des plus pittoresques. On se tassait sur les banquettes, on se bousculait autour des tables, on s’empilait partout; on buvait sur le comptoir, sur le billard, sur le pouce, dans le tumulte des conversations et des cris des consommateurs appelant les garçons. Dans tous les groupes on gesticulait, on discutait, on s’animait, on s’échauffait.

Le nom de la Florval courait de bouche en bouche.

«Quel galbe! quels yeux! quelle taille! quel chien! quelle femme épatante!» telles étaient les formules admiratives qui frappaient le plus les oreilles. Quant à son talent, personne n’en soufflait mot.

–Mon cher, disait l’aristarque de la Gazette du Puy-de Dôme à l’un de ses confrères, cette femme-là a trop de chic. Elle ne restera pas à Clermont-Ferrand.

–Vous croyez?

–J’en suis sûr. Avant-hier, je suis allé la voir; elle ne m’a pas caché qu’elle craignait fort de s’ennuyer ici.

–Déjà? Ce ne sont pourtant pas les visites qui lui ont manqué. Le président du tribunal s’est fait présenter chez elle hier.

–Par qui?

–Par Fouret, l’avoué.

–Ah bah! Fouret la connaît donc?

–Pas du tout, mais il lui avait été présenté par le commissaire central.

–Que me dites-vous là? Le commissaire central.

–Sans doute. C’est à Grenoble, où il se trouvait il y a trois ans, que cet estimable fonctionnaire a fait la connaissance de la Florval qui, à cette époque, faisait partie de la troupe de la ville.

–Vous êtes joliment renseigné. Comment savez-vous tout cela?

–Par la Florval elle-même, à qui j’ai rendu visite hier soir.

–Ah çà! mais elle reçoit donc tout le monde, cette femme-là?

–Ne soyez pas jaloux, mon cher. J’ai voulu lui faire la cour. Elle m’a fermé la bouche par un: «Taisez-vous, si vous voulez que nous restions bons amis» qui ne souffrait pas de réplique.

Le bruit redoublait dans le café.

–Ohé! pingouin! criait un consommateur avisant un client qui venait d’entrer, par ici, le coin des amis! Qu’est-ce que tu prends?

–Emile! clamait un autre, passe-moi mon bock!

On s’apostrophait de tous côtés:

–Adrien! et ta sœur!

–Va donc! eh! cireux!

–Ernest, viens-tu souper ce soir?

–Où ça?

–Au Mulet.

–Y aura-t-il des femmes?

–Je te crois. Toute la troupe de l’Alcazar.

Pendant ce temps-là, le patron et ses aides ahuris, éperdus, se multipliaient, au milieu des bourrades, fendant la foule des clients, ne sachant auquel entendre, servant, desservant, renversant les chaises, jurant, sacrant et riant tout à la fois.

A ce moment, les deux spectateurs que Bardin avait désignés à Boussac sous les noms de de Vandannes et d’Ancelin parurent à la porte du café.

–Sacrebleu! dit le premier, impossible d’entrer là-dedans. C’est une cohue folle.

–Achevons notre cigare sur le trottoir, repartit le second, c’est plus simple. Tu disais donc, ajouta-t-il, en prenant le bras de de Vandannes, que tu as connu cette femme à Arcachon?

–Oui, je la voyais souvent au Casino où elle était engagée. De plus, ma villa touchait à la sienne. Un soir, je la rencontrai. Elle venait de jouer une pièce en lever de rideau et rentrait chez elle. Je lui offris mon bras et l’accompagnai. Arrivée à la porte de sa demeure, elle me tendit la main, en me jetant un «bonsoir, voisin», d’une espièglerie charmante. Ma foi, je l’avoue, j’aurais peut-être insisté sans l’arrivée de sa femme de chambre.

–Y songeais-tu? Si ta femme.

–Ma femme était chez elle, il est vrai, et sans doute, je ne me serais jamais pardonné cet oubli des convenances les plus élémentaires; mais à ce moment, je ne te le cache pas, j’étais bien loin de penser à ma femme.

–Tu as au moins le mérite de la franchise. Et tu l’as revue?.

–Je l’ai revue, mais rassure-toi, implacable sermonneur, la morale a été sauvée. Cette femme est vraiment une énigme pour moi. Je ne lui connais pas d’amant, et, cependant, je n’ai pu réussir à me faire écouter d’elle. Le plus bizarre, c’est qu’elle ne prend point de ces airs de prude effarée, qui dissimulent peu l’hypocrisie des sentiments; c’est en souriant, et comme en se jouant qu’elle se plaît à décourager ma passion.

–Ta passion?.

–J’ai dit le mot, je ne le retire pas. Oui, j’ai pour cette femme une passion que je voudrais me cacher à moi-même, que je maudis chaque jour et que pourtant je ne puis vaincre. Est-ce là ce qu’on est convenu d’appeler l’amour? Je n’en sais rien; je n’ai jamais aimé;–toujours est-il que cette femme exerce sur moi un pouvoir absolu et que je sens, en dépit de mes efforts pour lui échapper, que je la suivrais partout où il lui plairait de m’entraîner, résigné comme un valet, soumis comme un chien.

–J’espère, fit Ancelin en lâchant le bras de son ami, qu’il en sera de cette belle passion comme de celle que tu as eue pour la luxuriante madame Herbelot, dont tu lis le bonheur pendant trois semaines. Tout cela n’est pas sérieux.

De Vandannes s’arrêta.

–Mon cher, dit-il en jetant son cigare, cela est sérieux, et sérieux à ce point, ajouta-t-il avec une sorte de gravité froide, que si je savais un homme qui fût son amant, cet homme, entends-tu, fût-il mon meilleur ami, je crois que je l’étranglerais.

–Tu es fou. Ne m’a-t-on pas dit que cette femme est mariée?

–Elle est mariée, je le sais, mais elle n’aime pas son mari, qui, du reste, la délaisse.

–Tu sais cela?. Diable! il paraît qu’elle t’a fait des confidences.

–Je l’ai deviné.

–Elle ne t’a rien dit? En ce cas, elle est encore plus forte que je ne le craignais.

–Tu ne la connais pas. abstiens-toi de la juger.

–C’est bien, je me tais. Un seul mot encore. Quand tu as quitté Arcachon, avait-elle signé son engagement pour Clermont-Ferrand?

–Non.

–Savait-elle que tu habites Clermont-Ferrand?

–Sans doute. Pourquoi cette question?

–Pour rien.

La cloche de l’entr’acte sonnant à toute volée interrompit la conversation des deux promeneurs.

La foule rentrait confuse et pressée dans le théâtre.

De Vandannes et Ancelin laissèrent passer le flot avant d’entrer. Quand ils arrivèrent au couloir des premières qui, en l’absence de foyer pour le public servait de promenoir aux spectateurs des loges et leur permettait de profiter de l’entr’acte pour s’entretenir des nouvelles de la ville ou pour causer affaires, les groupes se dispersaient; on échangeait des poignées de mains et des saluts à quarante-cinq degrés. Les hommes s’effaçaient pour laisser le chemin libre aux femmes qui, raides et guindées dans leurs toilettes à ramages, réintégraient leurs loges en se rengorgeant avec des airs d’autruches. Chacun regagnait sa place en pressant le pas; aussi de Vandannes et Ancelin passèrent-ils inaperçus. Quelques minutes plus tôt il n’en eût pas été ainsi, car le nom de de Vandannes avait été plusieurs fois prononcé, et l’arrivée inopinée de ce dernier dans le couloir eût certainement produit, au milieu de ce monde bourgeois, une émotion dont l’effet n’aurait pu lui échapper.

La médisance, ce chardon qui pousse dans tous les terrains, mais qui fleurit surtout en province, s’était accrochée à ce mari viveur dont la présence au théâtre, alors que sa femme dépérissait dans l’isolement, constituait aux yeux de tous les gens bien élevés un abominable scandale.

–C’est un homme sans principes, n’avait pas craint d’affirmer maître Bargoton, le doyen des notaires de la localité.

–Pauvre petite femme! avait soupiré madame Lampezat, dont le mari, s’il fallait en croire les mauvaises langues, devait être heureux au jeu.

–Et dire, avait repris le digne officier ministériel, que c’est moi qui ai fait ce mariage-là. Je ne m’en consolerai jamais.

Cependant l’orchestre venait d’éternuer ses dernières notes. Le rideau se leva lent et solennel sur le second acte du drame.

La pièce reprit son cours. Tout à coup un incident pénible vint interrompre la représentation.

Léona-Florval, dont on attendait avec impatience l’entrée à l’avant-dernière scène, allait paraître, quand le rideau se baissa brusquement pour se relever presque aussitôt. Les artistes étaient rentrés dans les coulisses, laissant le théâtre vide.

Jacquin, en habit noir, ganté et cravaté de blanc, surgit du fond de la scène et s’avança gravement jusqu’à la rampe, au milieu d’un silence plein d’anxiété.

Jacquin, premier régisseur parlant au public, fit les trois saluts réglementaires:

–Mesdames et messieurs, dit-il, une indisposition subite de madame Florval, indisposition qui, nous l’espérons, sera sans gravité, nous oblige à interrompre momentanément la représentation.

Un murmure atterré se produisit dans la salle.

Le rideau retomba, tandis que Jacquin reculait jusqu’à la toile du fond, en saluant à se rompre l’échine.

De nombreux spectateurs quittèrent leur place pour aller aux informations.

De Vandannes entraîna Ancelin.

–Tu es médecin, dit-il, accompagne-moi.

Ils arrivèrent sur la scène au milieu d’un affolement général. Les employés couraient dans tous les sens, comme si le feu était au théâtre. Herbelot s’arrachait les cheveux, tandis que sa femme survenant, essoufflée, demandait ce qu’il y avait.

–Est-ce que je sais? criait Herbelot. On lui a apporté une dépêche de Paris, elle l’a lue et, patratras! une attaque de nerfs!. Le diable emporte le télégraphe et les femmes qui ont des nerfs!. Une représentation qui marchait si bien!

De Vandannes et Ancelin étaient déjà dans la loge de la Florval où vingt personnes se pressaient, inutiles, autour de la malade.

Pâle sous son fard, les paupières mi-closes et les lèvres entr’ouvertes, la comédienne reposait étendue sur un canapé emprunté au magasin des accessoires. De légers spasmes soulevaient par intermittences son corsage dégrafé qui laissait entrevoir sous les dentelles la splendeur de ses seins. Ses cheveux dénoués roulaient en flots de jais sur le marbre de ses épaules. Vue ainsi dans le désarroi de la souffrance, elle paraissait plus belle encore qu’au milieu des rayonnements de son orgueilleux triomphe.

Un jeune homme lui soutenait la tête, tandis que Desroches humectait ses tempes.

Le médecin de service lui frappait dans les mains de petits coups secs.

Ancelin s’approcha.

–Est-ce grave? demanda-t-il.

–Non, mon cher confrère, répondit le médecin en reconnaissant Ancelin. Elle est calme maintenant. Voyez vous-même. C’est une simple attaque de nerfs, à la suite d’une mauvaise nouvelle, sans doute.

Et, du doigt, il désignait un télégramme froissé sur la tablette de la loge.

Ancelin prit une des mains de la comédienne qui tressaillit et rouvrit les yeux. Elle regarda autour d’elle, comme si elle sortait d’un pénible sommeil et fit un effort pour dresser la tête.

Le jeune homme, qui ne l’avait pas quittée, la souleva légèrement par la taille et l’aida à s’asseoir. Elle lui tendit la main, et, muette, d’un sourire éteint, sembla le remercier.

A ce moment, elle aperçut de Vandannes qui se trouvait devant elle.

–Souffrez-vous encore? lui demanda celui-ci d’une voix émue.

–Non, répondit-elle faiblement. Ce n’est rien. C’est passé.

Ses yeux se portèrent alors sur son corsage. Une pudique rougeur lui monta au front et, faisant un signe à l’habilleuse qui se tenait près d’elle, elle demanda qu’on la laissât seule.

De Vandannes lui prit main en s’inclinant:

–Me permettrez-vous d’aller prendre de vos nouvelles demain matin? lui dit-il à mi-voix.

Elle acquiesça d’un petit signe de tête, tandis que le docteur lui remettait une potion qu’on venait d’apporter.

Tout le monde se retira, sauf Herbelot qui attendait à la porte.

–Eh bien, voyons, ma chère amie, fit-il d’un ton fébrile, êtes-vous remise, pourrez-vous continuer?

–Oui, mon cher Herbelot, répondit-elle en se levant tout à fait. Je me sens forte maintenant. Soyez sans crainte. Dans dix minutes, vous pourrez frapper.

–Et vous irez jusqu’au bout?

–J’irai jusqu’au bout.

–Bravo!. je vais sonner pour faire rentrer le public.

Herbelot radieux s’éclipsa.

Quand la Florval reparut en scène, la salle entière éclata en applaudissements. Ce n’était plus de l’enthousiasme, c’était du délire. Les trépignements du parterre et des galeries supérieures se mirent de la partie et, pendant plus d’une minute, la comédienne, pâle et tremblante d’émotion, fut l’objet d’un triomphe tel que les annales du théâtre de Clermont-Ferrand n’en eurent jamais de semblable à enregistrer. Une pluie de bouquets tomba aux pieds de l’idole, avec un redoublement de bravos. Enfin le calme se rétablit peu à peu et la représentation put continuer.

Pendant ce temps-là, les artistes qui «n’étaient pas de l’acte» se répandaient, au foyer, en invectives contre l’imbécillité du public.

–Mince de succès! disait Christiany. Pas besoin de talent, dans ce pays-ci. Il suffit de se trouver mal pour qu’on vous trouve bien.

La soirée s’acheva, comme elle avait commencé, par des ovations répétées.

–Quel veinard, cet Herbelot! disait-on dans les groupes à la sortie. Jusqu’aux attaques de nerfs qui se mettent dans son jeu!

De Vandannes et Ancelin descendaient l’escalier des premières, lorsque le jeune homme qu’ils avaient remarqué dans la loge de la Florval passa à côté d’eux.

–Connais-tu ce quidam? demanda de Vandannes à Ancelin.

–Je l’ai vu hier soir au cercle avec Chenest le peintre, répondit Ancelin. Il paraît que c’est le fils de Desroches.

–Ah!

–Est-ce qu’il te porterait ombrage, par hasard?

–Quelle plaisanterie!

–Tu iras demain chez la Florval?

–Sans doute.

–Grand bien te fasse. Bonsoir.

–Tu ne viens pas souper?

–Impossible, la petite Miette m’attend.

Ils se serrèrent la main et de Vandannes s’éloigna, tandis qu’Ancelin se dirigeait vers la porte des artistes.

Les coquines

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